encyclosciences-religieuses

1881 - Encyclopédie des sciences religieuses

Publiée sous la direction de F. Lichtenberger,
doyen de la faculté de théologie protestante de Paris

Tome XI - Paris.

G. Fischbacher, Éditeur.
33, rue de Seine.
1881

Article SAINT-MARTIN - pages 414-416

SAINT-MARTIN (Louis-Claude de), né à Amboise en 1743, était encore si peu connu en 1803, lorsqu'il mourut, qu'on put annoncer par erreur non sa mort, mais celle du juif Portugais Martinez Pasqualis, chef d'une école de théosophes dont il avait fait partie. Ses écrits ont été lus avec attention et mieux compris en ce siècle. Il a cessé d'être le Philosophe inconnu ainsi qu'il semblait tenir à se désigner lui-même. On n'a plus voulu voir en lui tantôt, après trois cents ans, le successeur de Paracelse en magie et en charlatanisme, et tantôt l'un des derniers philosophes spiritualistes au temps de l'Encyclopédie et de la Révolution. Il est resté pour les contemporains, ce qu'il était réellement, un rêveur mystique, mais en même temps un écrivain honnête, fécond, une sorte d'illuminé doux et parfois raisonnable tout à fait curieux à connaître. — Il lisait les moralistes au collège, à l'armée, à Tours, où il fut d'abord avocat. Il avait étudié, dans sa jeunesse, avec la plus sérieuse attention, l'Art de se connaître soi-même, par Abbadie. Il ne quitta le service militaire en 1771, après s'être fait initier à la secte des théosophes de Martinez Pasqualis trop matérielle selon lui dans ses pratiques théurgiques, que pour devenir à son tour chef d'école. Mais avait-il pour cela les qualités nécessaires? Il ne fit que changer de maître ou plutôt, sans se séparer entièrement du premier, que s'attacher davantage aux doctrines de Swedenborg qui lui révélait un ordre sentimental, et s'élever peu à peu à ce qu'il appelle le spiritualisme. Son premier livre, Des Erreurs et de la Vérité, ou les hommes rappelés au principe universel de la science, 1 vol. in-8, imprimé à Edimbourg, parut en 1775. L'étrange système de Saint-Martin est déjà exposé dans cet ouvrage. Il combat avec force le matérialisme qui est, selon lui, une source perpétuelle d'erreurs. Il veut expliquer la nature par l'homme, et ramener la nature et l'homme à leur principe qui est Dieu. Dans la nature et dans l'homme la chute est partout visible ; mais tous deux conservent l'unité originelle, l'homme pouvant toujours contempler en lui-même son principe divin. Jusque-là, c'est une philosophie mystique ordinaire. Certains observateurs diront qu'il faut d'abord tenir compte de ce qu'on voit, et s'élever ensuite du monde à Dieu, comme de l'effet à la cause. Mais Saint-Martin répond que leur méthode est mauvaise, parce que s'étant ensevelis dans le sensible, ils ont perdu le tact de ce qui ne l'est pas. Il faut s'élever aussitôt à Dieu. Il faut chercher la raison des choses sensibles dans le principe et non le principe dans les choses sensibles ; car, comment trouver le réel dans l'apparence et l'immatériel dans un corps ? Tout à coup, ces raisonnements s'arrêtent, et le lecteur cesse de comprendre. L'auteur expose ce que ses amis de l'école de Pasqualis et lui appelaient les Lois des nombres. L'homme, par exemple, n'est pas susceptible de destruction, mais la matière sera [415] détruite. Pourquoi ? Parce que le principe générateur de l'homme, émanation de l'Unité, est l'unité même; tandis que la matière est seulement le produit d'un principe secondaire. C'est ainsi qu'il pense avoir démontré que la matière n'est pas éternelle. Ailleurs, l'influence du nombre trois est expliquée longuement. La nature indique qu'il n'y a en réalité que trois éléments, la terre, l'eau, le feu ; trois dimensions dans les corps ; trois figures dans la géométrie ; trois facultés innées dans l'être; trois degrés d'expiation pour l'homme, et que, en un mot, dans les choses créées, il n'y a rien au-dessus de trois. Et voilà précisément pourquoi le monde est fragile et périssable. La perfection, au lieu du ternaire, serait dans le quaternaire universel. Si les corps étaient formés de quatre éléments, ils seraient indestructibles et le monde serait éternel. Rien n'est plus étrange, dans un livre où d'importantes questions sont encore traitées : principe de la souveraineté, loi civile, administration criminelle, droit de punir, que cette succession de pages écrites pour les adeptes seuls, inintelligibles pour les lecteurs ordinaires, surtout si l'on ne manque pas de remarquer que l'auteur, suivant l'habitude des philosophes du temps, s'adresse toujours, de la manière la plus générale, « aux hommes » ou à « ses semblables. » — Il avait déjà lu Swedenborg. A Strasbourg, en 1788, il se mit à étudier la langue allemande pour comprendre Jacob Bœhme. Il venait de voyager pendant plusieurs années et de publier pour ses disciples (Mesdames de Lusignan, de Noailles, le prince Galitzin et d'autres membres de l'aristocratie), son Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers, Lyon, 1782. Il commença auprès de Mme Bœchlin [sic] pour laquelle il avait la tendresse mystique la plus exaltée, les traductions publiées plus tard (1800-1809) de plusieurs ouvrages de Bœhme. L'Homme de désir, 1 vol., parut encore à Lyon en 1790, et quelques années après, en 1795, le plus important des derniers livres de Saint-Martin : Lettre à un ami ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française, un vol. in-8°. Sans renoncer à ses rêveries et à son mysticisme, il revenait alors, exerçant son jugement sur des faits contemporains, à une plus exacte appréciation des choses. De Maistre, en ne sachant voir dans la Révolution qu'un châtiment infligé par Dieu à l'humanité, était certes plus mystique, plus systématiquement aveugle que le Philosophe inconnu. A l'une des conférences de l'école normale, dans une discussion publique, Saint-Martin obtint même un succès assez vif, comme philosophe spiriritualiste [sic], en demandant au professeur Garat de reconnaître que l'homme a le sens moral et de ne plus parler à ses auditeurs de matière pensante. Malgré tout, les derniers écrits, le Crocodile ou la guerre du bien et du mal sous Louis XV, poème, 1799, le Ministère de l'homme-esprit, 1802, Portrait historique et philosophique (manuscrit), les Œuvres posthumes, Tours, 1807, et la Correspondance, Paris, 2 vol. in-8,1862, sont encore tels qu'on pourrait les attendre du théosophe, du disciple de Martinez Pasqualis. C'est la méthode de ces mystiques qui est radicalement fausse. C'est la raison qui manque à leurs raisonnements. Ils peuvent être honnêtes, bienfaisants, sensibles comme on le disait alors. Mais à force de vouloir tout deviner, dans le passé, dans l'avenir, dans le ciel, en Dieu [416] et en l'homme, ils finissent par ne plus rien comprendre à ce qui se passe auprès d'eux et autour de nous. — Voyez Voltaire, Correspondance, lettre à d'Alembert ; Chateaubriand, Mémoires; Gence, Notice biographique sur Louis-Claude de Saint-Martin ou le Philosophe inconnu, Paris, 1824; L. Moreau, Réflexions sur les idées de L. C. de Saint-Martin le théosophe, suivies des fragments d'une correspondance inédite entre Saint-Martin et Kirchberger, Paris, 1850; Saint-Beuve [sic], Causeries du lundi, t. X; Caro, Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, Paris, 1852, in-8'); Schauer, Correspondance inédite de Saint-Martin, Paris, 1862 ; Matter, Saint-Martin, le Philosophe inconnu, Paris, 1862.

JULES ARBOUX.