lettre a un ami

Précis d’une Conférence aux Écoles Normales

Précis d’une Conférence qui a eu lieu aux Écoles Normales le 9 ventôse [an III – 27 février 1795], entre un des Élèves et le professeur de l’entendement humain.

Extrait de

Louis-Claude de Saint-Martin,

Lettre à un ami sur la Révolution française ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française.

Suivies du précis d’une conférence publique entre un élève des Écoles Normales et le Professeur Garat.

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Précis d’une conférence publique entre un élève des Écoles Normales et le Professeur Garat (pages 80-83.)

I

L’épigraphe de votre programme tirée de Bacon : Etenim illuminationis puritas et arbitrii libertas simul inceperunt, simul corruerunt, neque datur in universit ate rerum, tam intima sympathia quam illa veri et boni, m’offre deux facultés distinctes dans l’illuminationis puritas, et dans l’arbitrii libertas ; et votre programme ne m’en offre qu’une, en ramenant tout au seul entendement ; cependant avec la plus légère attention on voit que les opérations qui se passent en nous relativement à ce qui est vrai et à ce qui est bon, ont deux sièges différents.

En outre, c’est ne faire qu’une seule et même chose de ce qui est vrai et de ce qui est bon, que de les placer ainsi sur une seule et même tige ; car une plante ne rend qu’une seule production : or si vous ne faites qu’une seule et même chose de ce qui est vrai et de ce qui est bon, comment accomplirez-vous cette loi de l’intima sympathia, dont Bacon fait tant de cas, puisqu’il serait impossible de concevoir une sympathie là où il n’y aurait qu’une seule chose et qu’une seule base de rapport ?

Pour nous conduire à la perfection de l’entendement, vous nous avez tellement jetés dans le sensitif comme source d’instruction, qu’on est étonné, d’après votre doctrine, que tant de peuples qui nous ont au moins égalés en sensualité, soient restés si loin de nous en fait d’entendement, et que la grande découverte en ce genre n’ait paru, selon vous, qu’au seizième siècle. [81]

Vous prétendez surtout qu’on a eu tort d’admettre un sens moral pour ce qui est moralement bon ; vous avez cru qu’on s’engageait par là à créer un second sens moral pour ce qui est moralement mauvais. Mais dans le physique, nous n’avons qu’un seul sens de la vue pour apercevoir les objets réguliers et les objets difformes ; qu’un seul sens du goût pour connaître ce qui est amer et ce qui est doux, etc. De même dans la métaphysique, nous n’avons qu’un seul sens intellectuel pour juger des propositions qui sont vraies ; et de celles qui ne le sont pas. Pourquoi aurions-nous donc besoin de deux sens moraux pour juger des affections morales, bonnes et mauvaises ? Dans les deux classes, soit physique, soit métaphysique, chacun de nos sens est comme un expert qui observe et fait son rapport, mais qui en même temps est privilégié dans sa partie ; ainsi le sens moral simple est à la fois indispensable et suffisant pour nous transmettre les impressions morales, bonnes ou mauvaises, comme nos autres sens simples sont indispensables et suffisants pour remplir chacun les fonctions de leurs différents ministères ; et le nom de sensibilité universelle que vous avez voulu introduire ici pour désigner le sens moral de l’homme, ne change rien au fond des choses ; ce nom n’exprime que le mode des instruments, et non pas les instruments même.

Profitons ici des leçons des sciences naturelles. S’il nous est permis et utile d’imiter quelquefois la chimie dans ses analyses, ce n’est, ce me semble, qu’après nous être munis du procès-verbal du Naturaliste circonspect qui se borne à constater et à peindre les objets tels que la nature les a formés, et qui craindrait, en y portant la main, de défigurer leur structure, sans cette précaution, nous courons le risque de donner pour une œuvre de la nature, ce qui pourrait n’être que le fruit informe de nos manipulations.

Ainsi je requiers pour premier amendement, le rétablissement du sens moral, comme étant une des sources de notre perfectionnement.

2.

Tome II des leçons, page 31. Vous avez reproché à Rousseau d’avoir dit que la parole a été une condition indispensable pour l’institution de la parole ; et dans la même page, vous dites que l’homme n’a pu créer une langue que sur le modèle d’une langue qu’il n’avait pas créée.

Sans me prévaloir de l’opposition manifeste de ces deux passages, et sans entrer dans la discussion de la langue des signes et de la [82] langue parlée, non plus que dans la question de savoir à laquelle de ces deux sortes de langues appartient la précession, ou s’il n’y a eu pour elles une descendance réciproque et alternative, voici un fait : Dans tout ce qui peut être connu de nous, soit par nos yeux physiques, soit par nos yeux intellectuels, il n’y a rien qui ne vienne par une semence ou par un germe. Nous n’en doutons point dans l’ordre physique, puisque telle est la loi de toutes les reproductions, ni dans l’ordre de toutes les choses imitatives que nous exécutons, et dont nous puisons le germe dans les modèles et les exemples qui nous électrisent assez pour nous féconder ? Nous n’en pouvons douter non plus dans les langues des signes, soit imitatifs soit naturels, puisque les uns ont leur germe dans l’exemple, et les autres dans la nature. Pourquoi donc les langues parlées seraient-elles seules exceptées de cette loi universelle ? pourquoi n’y aurait-il pas une semence pour elles, ainsi que pour tout ce qui est remis à notre usage et à notre réflexion ? et pourquoi le plus beau de tous nos privilèges, celui de la parole vive et active, serait-il le seul qui fût le fruit de notre puissance créatrice, tandis que pour tous les autres avantages qui lui sont inférieurs, nous serions subordonnés à un germe et condamnés à attendre la fécondation ?

Ainsi je conclus pour le second amendement, que la parole a été nécessaire pour l’institution de la parole.

3.

Programme page 45. En parlant du doute universel où fut conduite l’Ecole de Socrate, vous dites : C’était le point d’où il fallait partir, mais ce n’était pas le point où il fallait arriver et rester. Et dans une séance qui ne nous a point été livrée en entier, vous avez dit, qu’il était impossible de savoir et inutile de chercher si la matière pense ou ne pense point. Assurément si de ce doute universel où il ne fallait ni arriver, ni rester, il y avait une portion qu’il nous fût intéressant de dissiper, ce serait celle-ci. Mais oserai-je dire que votre propre doctrine me fournit deux moyens de sortir de l’incertitude sur cet important objet ?

Le premier consiste en ce que vous nous avez annoncé la culture comme étant le guide qui doit conduire les esprits à la vérité ; culture que vous réduisez toujours à soigner nos pensées et les opérations de notre entendement. Or, la matière n’ayant point de culture à elle, nous pourrions déjà fortement soupçonner qu’elle n’a point la pensée qui n’est que le sujet de cet instrument ; car la nature est trop sage [83] pour faire un don à un Être, et lui refuser en même temps le seul moyen avec lequel il puisse le mettre en œuvre.

Le second est tiré de vos propres expressions sur les langues qui, selon votre programme, page 48, ont été reconnues comme nécessaires, non seulement pour communiquer nos pensées, mais même pour en avoir. Car en prenant le mot langues dans son sens fondamental, c’est une chose assez évidente que la matière n’a point de langues, quoique les animaux aient des signes et des sons pour exprimer leurs affections. En effet, nos langues sont surtout l’expression de nos pensées et de nos jugements ; nos pensées et de nos jugements sont l’expression des diverses manières dont nous considérons les objets, et c’est parce que nous avons le pouvoir de considérer différemment une ou plusieurs faces des mêmes objets, que nous avons une si grande variété dans nos langues. Les langues des animaux, au contraire, n’ont qu’une uniformité absolue parmi chaque espèce ; et il n’y a pas plus de variété dans leurs langues, qu’il n’y en a dans tous leurs actes externes. Alors s’il n’y a point de variété dans leurs langues, il n’y a donc point non plus de variété dans les opérations internes que leurs langues devraient exprimer ; et s’il n’y a point de variété dans leurs opérations internes, ils n’ont donc besoin ni de pensée, ni de jugements, puisque le jugement et la pensée ne s’exercent que sur des choses diverses ou sur les différentes faces d’une même chose.

Ainsi l’uniformité de la langue des animaux dans chaque espèce est la preuve démonstrative qu’ils n’ont point de langues ; et leur défaut de langues, joint à leur défaut de culture, est la preuve démonstrative qu’ils n’ont point la pensée. Ainsi nous pouvons sortir de ce doute désespérant auquel vous nous aviez réduits, et prononcer hautement que la matière ne pense point ; et c’est là le troisième amendement que je sollicite.

On ne serait faire un plaisir de publier aussi les réponses du Professeur, si elles eussent été moins étrangères aux observations de l’Elève.

  • L'original du livre de Louis-Claude de Saint-Martin se trouve à la BNF au format pdf