soirees21821 – Joseph de Maistre - Les Soirées de Saint-Petersbourg - Tome second - Onzième entretien

Les soirées de Saint-Petersbourg ou entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence suivis d'un traité sur les sacrifices: suivis d'un traité sur les sacrifices.

Par M. le comte Joseph Marie de Maistre,

Ancien ministre de S. M. le roi de Sardaigne à la cour de Russie, Ministre d’État, régent de la grande Chancellerie, membre de l’Académie royale des sciences de Turin, Chevalier Grand-Croix de l’Ordre religieux et militaire de S. Maurice et de S. Lazare.
Imprimerie de Cosson - Paris. Librairie grecque latine et française, rue de Seine, n° 12 - M DCCCXXI

Les Soirées de Saint-Petersbourg, tome second

Nous ne reproduisons, ici, que la partie de l’entretien qui concerne notre sujet, savoir les illuminés
L'orthographe d'origine est respectée

Dixième entretien. Extrait, pages 247-248

Le sénateur

[247]

… Le plus original des mathématiciens du XVIIIe siècle, autant qu'il m'est permis d'en juger, le plus fécond, et celui surtout dont les travaux tournèrent le plus au profit de l'homme (ce point ne doit jamais être oublié) par l'application qu'il en fit à l'optique et à l'art nautique, fut Léonard Euler, dont la tendre piété [248] fut connue de tout le monde, de moi surtout qui ai pu si longtemps l'admirer de près.

Qu'on ne vienne donc point crier à l’illuminisme, à la mysticité. Des mots ne sont rien; et cependant c'est avec ce rien qu'on intimide le génie, et qu'on barre la route des découvertes. Certains philosophes se sont avisés dans ce siècle de parler de causes : mais quand voudra-t-on donc comprendre qu'il ne peut y avoir de causes dans l'ordre matériel et qu'elles doivent toutes être cherchées dans un autre cercle ?

Or, si cette règle a lieu même dans les sciences naturelles, pourquoi, dans les sciences d'un ordre surnaturel, ne nous livrerions-nous pas, sans le moindre scrupule, à des recherches que nous pourrions aussi nommer surnaturelles? Je suis étonné, M. le comte, de trouver en vous les préjugés auxquels l'indépendance de votre esprit auroit pu échapper aisément.

Dixième entretien. Extrait, pages 274-276

Le chevalier

La nuit, lorsque mes quatre rideaux m'eurent séparé, par un double contour, des hommes, de la lumière et des affaires, tout ce discours me revint dans l'esprit. Quel mal y a-t-il donc, me disois-je, que ce digne homme croie que l'état de sainteté et les élans d'une pitié ardente aient la puissance de suspendre à l'égard de l'homme les lois de la pesanteur, et qu'on peut en tirer des conclusions légitimes sur la nature de cette loi ? Certainement il n'y a rien de plus innocent.

Mais ensuite je me rappelois certains personnages de ma connoissance qui me paroissent être arrivés par le même chemin à un résultat bien différent. C'est pour eux qu'a été fait le mot d'illuminé qui est toujours pris en mauvaise part. Il y a bien quelque chose de vrai dans ce mouvement de la conscience universelle qui condamne ces hommes et leurs doctrines ; et en effet, j'en ai connu plusieurs d'un caractère très-équivoque, d'une probité assez problématique, et remarquables surtout par une haine plus ou moins visible pour l’ordre et la hiérarchie sacerdotales. Que faut-il donc penser ? Je m'endormis [275] avec ce doute, et je le retrouve aujourd'hui auprès de vous. Je balance entre les deux systèmes que vous m'avez exposés. L'un me paroît priver l'homme des plus grands avantages, mais au moins on peut dormir tranquille ; l'autre échauffe le cœur et dispose l'esprit aux plus nobles et aux plus heureux efforts ; mais aussi il y a de quoi trembler pour le bon sens et pour quelque chose de mieux encore. Ne pourroit-on pas trouver une règle qui pût me tranquilliser, et me permettre d' avoir un avis ?

Le comte

Mon très cher chevalier, vous ressemblez à un homme plongé dans l'eau qui demanderoit à boire. Cette règle que vous demandez existe : elle vous touche, elle vous environne, elle est universelle. Je vais vous prouver en peu de mots que sans elle il est impossible à l'homme de marcher ferme, à égale distance de l'illuminisme et du scepticisme ; et pour cela...

[276]

Le Sénateur.

Nous vous entendrons un autre jour

11e entretien - Extrait, pages 303-306

e Chevalier.

Quoique vous n'aimiez pas trop les voyages dans les nues, mon cher comte, j'aurois envie cependant de vous y transporter de nouveau. Vous me coupâtes la parole l'autre jour en me comparant à un homme plongé dans l'eau qui demande à boire. C'est fort bien dit, je vous assure ; mais votre épigramme laisse subsister tous mes doutes. L homme semble de nos jours ne pouvoir plus respirer dans le cercle antique des facultés humaines. Il veut les franchir ; il s'agite comme un aigle indigné contre les barreaux de sa cage. Voyez ce qu'il tente dans les sciences naturelles ! Voyez encore cette nouvelle alliance qu'il a opérée et qu'il avance avec tant de succès entre les théories physiques et les arts, qu'il force d'enfanter des prodiges pour servir les sciences ! Comment voudriez-vous [304] que cet esprit général du siècle ne s'étendît pas jusqu'aux questions de l'ordre spirituel ; et pourquoi ne lui seroit-il pas permis de s'exercer sur l'objet le plus important pour l'homme, pourvu qu'il sache se tenir dans les bornes d'une sage et respectueuse modération ?

Le Comte.

Premièrement, M. le chevalier, je ne croirois point être trop exigeant si je demandois que l'esprit humain, libre sur tous les autres sujets, un seul excepté, se défendît sur celui-là toute recherche téméraire. En second lieu, cette modération dont vous me parlez, et qui est une si belle chose en spéculation, est réellement impossible dans la pratique : du moins elle est si rare qu'elle doit passer pour impossible. Or, vous m'avouerez que, lorsqu'une certaine recherche n'est pas nécessaire, et qu'elle est capable de produire des maux infinis, c'est un devoir de s'en abstenir. C'est ce qui m'a rendu toujours suspects et même odieux, je vous [305] l'avoue, tous les élans spirituels des illuminés, et j'aimerois mieux mille fois...

Le Sénateur.

illuminés, mon cher ami ! Mais je ne crois pas, à mon tour, être trop exigeant si je demande humblement que les mots soient définis, et qu'on ait enfin l'extrême bonté de nous dire ce que c'est qu'un illuminé, afin qu'on sache de qui et de quoi l'on parle, ce qui ne laisse pas que d'être utile dans une discussion. On donne ce nom d'illuminés à ces hommes coupables, qui osèrent de nos jours concevoir et même organiser en Allemagne, par la plus criminelle association, l'affreux projet d'éteindre en Europe le christianisme et la souveraineté. On donne ce même nom au disciple vertueux de Saint-Martin qui ne professe pas seulement le christianisme, mais qui ne travaille qu'à s'élever aux plus sublimes hauteurs de cette loi divine. Vous m'avouerez, messieurs, qu'il n'est jamais arrivé aux hommes de tomber dans une plus grande [306] confusion d'idées. Je vous confesse même que je ne puis entendre de sang-froid, dans le monde, des étourdis de l'un et de l'autre sexe crier à l'illuminisme, au moindre mot qui passe leur intelligence, avec une légèreté et une ignorance qui pousseraient à bout la patience la plus exercée…

Extrait, pages 323-324

Le Sénateur.

… Quel sera le résultat du tonnerre qui recommence à gronder dans ce moment ? Des millions de catholiques passeront peut-être sous des sceptres hétérodoxes pour vous et même pour nous. S'il en étoit ainsi, j'espère bien que vous êtes trop éclairés pour compter sur ce qu'on appelle tolérance ; car vous savez de reste que le catholicisme n'est jamais toléré dans la force du terme. Quand on vous permet d'entendre la messe et qu'on ne fusille pas vos prêtres, on appelle cela tolérance ; cependant ce n'est pas tout à fait votre compte. Examinez- vous d'ailleurs vous-mêmes dans le silence des préjugés, et vous sentirez que votre pouvoir vous échappe; vous n'avez plus cette conscience de la force qui reparoît souvent sous la plume d'Homère, lorsqu'il veut nous rendre sensibles les hauteurs du courage. Vous n'avez plus de héros. Vous n'osez plus rien, et l'on ose tout contre vous. Contemplez ce lugubre tableau ; joignez-y l'attente des hommes choisis, et vous verrez si les illuminés ont tort d'envisager comme [324] plus ou moins prochaine une troisième explosion de la toute-puissante bonté en faveur du genre humain. Je ne finirois pas si je voulois rassembler toutes les preuves qui se réunissent pour justifier cette grande attente. Encore une fois ne blâmez pas les gens qui s'en occupent, et qui voient dans la révélation même des raisons de prévoir une révélation de la révélation. Appelez, si vous voulez, ces hommes illuminés; je serai tout à fait d'accord avec vous, pourvu que vous prononciez le nom sérieusement.

Extrait, pages 331-338 

Le comte

Je suis ravi, mon excellent ami, que vos brillantes explications me conduisent moi-même à m'expliquer à mon tour d'une manière à vous convaincre que je n'ai pas au moins le très grand malheur de parler de ce que je ne sais pas.

Vous voudriez donc qu'on eût d'abord [332] l'extrême bonté de vous expliquer ce que c'est qu'un illuminé. Je ne nie point qu'on n'abuse souvent de ce nom et qu'on ne lui fasse dire ce qu'on veut : mais si, d'un côté, on doit mépriser certaines décisions légères trop communes dans le monde, il ne faut pas non plus, d'autre part, compter pour rien je ne sais quelle désapprobation vague, mais générale, attachée à certains noms. Si celui d'illuminé ne tenoit à rien de condamnable, on ne conçoit pas aisément comment l'opinion, constamment trompée, ne pourroit l'entendre prononcer sans y joindre l'idée d'une exaltation ridicule ou de quelque chose de pire. Mais puisque vous m'interpellez formellement de vous dire ce que c'est qu'un illuminé, peu d'hommes peut-être sont plus que moi en état de vous satisfaire.

En premier lieu, je ne dis pas que tout illuminé soit franc-maçon : je dis seulement que tous ceux que j'ai connus, en France surtout, l'étoient ; leur dogme fondamental est que le christianisme, tel que nous le connoissons aujourd'hui, n'est qu'une véritable loge-bleue faite pour le vulgaire ; mais qu'il dépend de [332] l'homme de désir de s'élever de grade en grade jusqu'aux connaissances sublimes, telles que les possédoient les premiers chrétiens qui étoient de véritables initiés. C'est ce que certains Allemands ont appelé le christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d'origénianisme et de philosophie hermétique, sur une base chrétienne.

Les connoissances surnaturelles sont le grand but de leurs travaux et de leurs espérances ; ils ne doutent point qu'il ne soit possible à l'homme de se mettre en communication avec le monde spirituel, d'avoir un commerce avec les esprits et de découvrir ainsi les plus rares mystères.

Leur coutume invariable est de donner des noms extraordinaires aux choses les plus connues sous des noms consacrés : ainsi un homme pour eux est un mineur, et sa naissance, émancipation. Le péché originel s'appelle le crime primitif ; les actes de la puissance divine ou de ses agents dans l'univers s'appellent des bénédictions, et les peines infligées aux coupables, des pâtiments. Souvent je les ai tenus moi-même en pâtiment lorsqu'il m'arrivait de leur sou- [334] tenir que tout ce qu'ils disoient de vrai n'étoit que le catéchisme couvert de mots étranges.

J'ai eu l'occasion de me convaincre, il y a plus de trente ans, dans une grande ville de France, qu'une certaine classe de ces illuminés avait des grades supérieurs inconnus aux initiés admis à leurs assemblées ordinaires ; qu'ils avoient même un culte et des prêtres qu'ils nommaient du nom hébreu cohen.

Ce n'est pas au reste qu'il ne puisse y avoir et qu'il n'y ait réellement dans leurs ouvrages des choses vraies, raisonnables et touchantes, mais qui sont trop rachetées par ce qu'ils y ont mêlé de faux et de dangereux, surtout à cause de leur aversion pour toute autorité et hiérarchie sacerdotales. Ce caractère est général parmi eux : jamais je n'y ai rencontré d'exception parfaite parmi les nombreux adeptes que j'ai connus.

Le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes, Saint-Martin, dont les ouvrages furent le code des hommes dont je parle, participoit cependant à ce caractère général. Il est mort sans avoir voulu [335] recevoir un prêtre ; et ses ouvrages présentent la preuve la plus claire qu'il ne croyoit point à la légitimité du sacerdoce chrétien (1).

En protestant qu'il n'avoit jamais douté de la sincérité de La Harpe dans sa conversion (et quel honnête homme pourroit en douter !), il ajoutait cependant que ce littérateur célèbre ne lui paraissait pas s'être dirigé par les véritables principes (2).

Mais il faut lire surtout la préface qu'il a placée à la tête de sa traduction du livre des Trois Principes, écrit en allemand par Jacob Bohme : c'est là qu'après avoir justifié jusqu'à un certain point les injures vomies par ce fa- [336] natique contre les prêtres catholiques, il accuse notre sacerdoce en corps d'avoir trompé sa destination (3), c'est-à-dire, en d'autres termes, que Dieu n'a pas su établir dans sa religion un sacerdoce tel qu'il auroit dû être pour remplir ses vues divines. Certes c'est grand dommage, car cet essai ayant manqué, il reste bien peu d'espérance. J'irai cependant mon train, messieurs, comme si le Tout-Puissant avoit réussi, et tandis que les pieux disciples de Saint-Martin, dirigés suivant la doctrine de leur maître, par les véritables principes, entreprennent de traverser les flots à la nage, je dormirai en paix dans cette barque qui cingle heureusement à [337] travers les écueils et les tempêtes depuis mille huit cent neuf ans.

J'espère, mon cher sénateur, que vous ne m'accuserez pas de parler des illuminés sans les connoître. Je les ai beaucoup vus ; j'ai copié leurs écrits de ma propre main. Ces hommes, parmi lesquels j'ai eu des amis, m'ont souvent édifié, souvent ils m'ont amusé, et souvent aussi… mais je ne veux point me rappeler certaines choses. Je cherche au contraire à ne voir que les côtés favorables. Je vous ai dit plus d'une fois que cette secte peut être utile dans les pays séparés de l'Eglise, parce qu'elle maintient le sentiment religieux, accoutume l'esprit au dogme, le soustrait à l'action délétère de la réforme, qui n'a plus de bornes, et le prépare pour la réunion. Je me rappelle même souvent avec la plus profonde satisfaction que, parmi les illuminés protestants que j'ai connus en assez grand nombre, je n'ai jamais rencontré une certaine aigreur qui devroit être exprimée par un nom particulier, parce qu'elle ne ressemble à aucun autre sentiment de cet ordre : au contraire, je n'ai trouvé chez eux que bonté, [338] douceur et piété même, j'entends à leur manière. Ce n'est pas en vain, je l'espère, qu'ils s'abreuvent de l'esprit de saint François de Sales, de Fénelon, de sainte Thérèse : madame Guyon même qu'ils savent par cœur ne leur sera pas inutile. Néanmoins, malgré ces avantages, ou pour mieux dire malgré ces compensations, l'illuminisme n'est pas moins mortel sous l'empire de notre Eglise et de la vôtre même, en ce qu'il anéantit fondamentalement l'autorité qui est cependant la base de notre système ».

Notes

(1) Saint-Martin mourut en effet le 13 octobre 1804, sans avoir voulu recevoir un prêtre. (Mercure de France, 18 mars 1809. N° 408, p. 499 et suiv.).

(2) Le journal que l'interlocuteur vient de citer ne s'explique pas tout à fait dans les mêmes termes. Il est moins laconique et rend mieux les idées de Saint-Martin. « En protestant, dit le journaliste, de la sincérité de la conversion de La Harpe, il ajoutait cependant qu'il ne la croyait point dirigée par les véritables voies lumineuses. » Ibid. (Note de l'Éditeur.) [Mon Portrait, n° 1098]

(3) Dans la préface de la traduction citée, Saint- Martin s'exprime de la manière suivante:
« C'est à ce sacerdoce qu'aurait dit appartenir la manifestation de toutes les merveilles et de toutes les lumières dont le cœur et l'esprit de l'homme auroient un si pressant besoin. » (Paris, 1802 , in-8° , préface, pag. 3.)

Ce passage, en effet, n'a pas besoin de commentaire. Il en résulte à l'évidence qu'il n'y a point de sacerdoce, et que l'Evangile ne suffit pas au cœur et à l'esprit de l'homme.