Maistre Russie1859 - Quatre chapitres inédits sur la Russie

par le comte Joseph de Maistre

Publiés par son fils le comte Rodolphe de Maistre. Paris. Librairie d’Aug. Vaton, éditeur, rue du Bas, n° 50 - 1859

Chapitre quatrième. De l’illuminisme, pages 91-128

Ce mot d’illuminé trompe nécessairement une foule d’hommes, parce qu’il signifie, dans les conversations ordinaires, des choses absolument différentes. Un franc-maçon ordinaire, un martiniste, un piétiste, etc., etc., et un disciple de Weishaupt se nomment communément, dans le monde des illuminés. Il serait cependant difficile d'abuser davantage des termes et de confondre des choses plus disparates. Mais comme il est possible de renfermer sous ces trois dénominations tous ceux qu’on appelle vulgairement illuminés, elles serviront de division à ce chapitre.

Quatre chapitres inédits sur la Russie

[92]

I. L’origine de la franc-maçonnerie simple est un sujet difficile, sur lequel il n’est pas aisé de dire des choses certaines, ni peut-être même plausibles. Mais, pour ne s’occuper que de ce qu’elle est, sans examiner d’où elle vient, on peut assurer que cette franc-maçonnerie pure et simple, telle qu’elle existe encore en Angleterre, où les institutions quelconques sont moins sujettes à se corrompre, n’a rien de mauvais en soi, et qu’elle ne saurait alarmer ni la religion ni l’État. L’auteur de cet écrit l’a suivie très exactement et longtemps, il a joint à son expérience celle de ses amis : jamais il n’a vu rien de mauvais dans cette association, et il est bien remarquable que l’abbé Barruel, dans son Histoire du jacobinisme, où certainement il n’a voulu épargner aucune secte dangereuse, a cependant manifesté la même opinion.

[93]

Mais il ne s’ensuit pas que, dans ce moment, cette sorte de franc-maçonnerie ne doive aucun soupçon, car, comme le disait très sagement, il y a une vingtaine d'années, un souverain qui n’existe plus : « Dans les temps de trouble et d’effervescence tout rassemblement est suspect, » ce qui est évident.

Les lois de la fermentation dans le monde moral sont les mêmes que dans le monde physique. Elle ne peut naître que du contact. Des grains de raisins, isolés, pourriront en silence, à millions ; mêlés, ils soulèveraient une montagne. Il en est de même des hommes : dans les moments de fermentation, il ne faut leur permettre de se réunir qu’au grand air. Qu’ils ne se renferment jamais ensemble, et sans inspecteur autorisé ! C’est une loi générale de sage politique.

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Une foule de sociétés plus que suspectes, ayant d’ailleurs adopté des formes maçonniques, et s’étant fait connaîtra de cette manière, nul gouvernement sage ne s’endormira complètement sur leur compte.

II. La seconde espèce d’illuminés, dans le sens vague qu’on attribue à ce mot, peut être comprise sous les deux noms de martinistes et de piétistes. On croit communément que les premiers tirent leur nom de M. de Saint-Martin, né à. Ambise [sic] en 1743, mort à Aunay le 13 octobre 1844, et qui a publié de nos jours plusieurs ouvrages de théosophie ; mais rien n’est plus faux. Les martinistes tirent leur nom d’un certain Martino Pasqualès [sic], qui vécut jadis assez longtemps en France, et qui mourut en Amérique il y a peut-être quarante ans. Il n’est pas du tout inutile que [95] les gouvernements connaissent les dogmes des martinistes. Ces hommes sont persuadés :

1° Que le christianisme, tel que nous le connaissons, est au véritable christianisme ou christianisme primitif, base de toutes leurs spéculations, ce qu’une loge bleue, autrement nommée loge d’apprentis et compagnons dans la franc-maçonnerie ordinaire, est à une loge de hauts grades.

2° Que ce christianisme réel, désigné chez les Allemands par le nom de christianisme transcendant, est une véritable initiation ; qu’il fut connu des chrétiens primitifs, et qu’il est accessible encore aux adeptes de bonne volonté.

3° Que ce christianisme révélait et peut révéler encore de grandes merveilles, et qu’il peut non seulement nous dévoiler les secrets de la nature, mais nous mettre même en communication avec les esprits.

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En général leur doctrine est un mélange de platonisme et de philosophie hermétique sur une base chrétienne.

Les piétistes (qu’il faut bien se garder de confondre avec les quiétistes) tirent probablement leur nom d'une certaine piété tendre, qu’ils ont ou qu’ils professent. Ils rapportent tout à l’amour de Dieu, et quoique ce principe excellent soit mêlé chez eux à beaucoup d’alliage plus ou moins répréhensible, il suffit cependant pour leur rendre excessivement chers les écrivains mystiques de l’Église romaine. Ce sont leurs guides et leurs oracles (1). Ils pensent assez communément que les chrétiens de toutes les communions sont sur le point de se réunir sous un chef qui, [97] suivant l’opinion de plusieurs, doit résider à Jérusalem.

Qu’en attendant cette grande époque, le véritable christianisme réside dans l’intérieur de l’homme : ils le nomment le règne de l’intérieur, où l’amour seul nous conduit, sans égard à la diversité des dogmes.

A la vérité le martinisme et le piétisme se pénètrent mutuellement, en sorte qu’il serait bien difficile de trouver un sectateur de l’un de ces systèmes qui ne tienne aucunement à l’autre.

Mais on ne se trompera point en pensant que, sous l’une et l’autre de ces dénominations, sont compris tous ces hommes qui, peu satisfaits des dogmes nationaux et du culte reçu, se livrent à des idées extraordinaires et à des recherches plus ou moins hardies sur le christianisme, qu’ils nomment primitif.

[99]

Peu importe au reste que ces adeptes ne se reconnaissent point eux-mêmes sous l’une et l’autre de ces dénominations. Car les sociétés et même les nations sont très souvent conçues par les étrangers sous des noms qu’elles méconnaissent elles-mêmes ; mais, pourvu qu’on soit d’accord sur les idées, les mots sont indifférents : il suffit d’en convenir.

Dans un voyage fait à Lyon, il y a trente ans au moins, celui qui écrit ceci eut lieu de se convaincre que les martinistes avaient des grades supérieurs inconnus même des initiés admis à leurs assemblées ordinaires, qu’ils avaient un culte, et de hauts initiés ou espèce de prêtres, qu’ils appelaient du nom hébreu COHEN (2) et il a observé dès lors que tous ces [99] grands initiés ont donné dans la révolution (mais à la vérité jamais dans les excès).

Il leur a reconnu aussi, en général, une antipathie naturelle contre l’ordre sacerdotal et contre toute hiérarchie. A cet égard, il n’a jamais vu d’exceptions. Tous regardent les prêtres, sans distinction, comme des officiers au moins inutiles qui ont oublié le mot d’ordre.

Là-dessus tous les gouvernements peuvent faire leurs réflexions suivant l’importance qu’ils attachent aux croyances et aux formes nationales.

Mais il s’en faut de beaucoup que le danger soit le même dans les pays catholiques et dans les autres. Car, dans les premiers, il ébranle le principe de l’unité et de l’autorité, qui sont les bases de la croyance catholique ; mais, dans les autres, il produit deux grands biens. [100]

1° Il tend à étouffer les dissensions religieuses et à réunir les chrétiens par l’indifférence même des initiés sur plusieurs points qui échauffaient jadis les esprits.

2° Ce même système s’oppose à l’incrédulité générale qui menace tous ces pays ; car, enfin, il est chrétien dans toutes ses racines ; il accoutume les hommes aux dogmes et aux idées spirituelles ; il les préserve d’une sorte de matérialisme pratique très remarquable à l’époque où nous vivons, et de la glace protestante, qui ne tend à rien moins qu’à geler le cœur humain.

Quant aux martinistes mitigés et aux piétistes qui se bornent à attendre des merveilles, à spéculer sur l’amour divin et sur le règne de l’intérieur, il ne paraît pas que Sa Majesté Impériale ait rien à craindre politiquement de la part de ces hommes (qui four [101] millent, au reste, à Moscou et à Saint-Pétersbourg), du moins tant qu’ils ne formeront point d’associations proprement dites. Dans le cas contraire, ils pourraient donner de l’ombrage ; mais uniquement par la raison dite plus haut.

III Mais il y a une troisième classe d’illuminés, très mauvaise, très dangereuse, très active  et sur laquelle on ne saurait trop appeler l’attention des gouvernements.

Le véritable illuminisme est le philosophisme moderne greffé sur le protestantisme, c’est-à-dire sur le calvinisme ; car on peut dire que le calvinisme a dévoré et assimilé à lui toutes les autres sectes.

Voilà pourquoi l’illuminisme est beaucoup plus féroce en Allemagne qu’ailleurs, parce que le venin protestant a son principal foyer [102] dans ces contrées. C'est aussi dans ce pays que le nom de la grande secte a pris naissance. Les conjurés ont nommé dans leur langue, auffklarung, l’action de la nouvelle lumière qui venait dissiper les ténèbres des anciens préjugés ; et les Français ont traduit ce mot par celui d’illuminisme.

La première question qui se présente est de savoir, si cette secte ressemble à d’autres, qui ne sont unies que par la communauté d’opinions, ou si elle a des corporations formelles.

Il paraît certain qu’elle a commencé de la première manière; mais que du milieu d’une foule innombrable de scélérats, il s’en est élevé ensuite de plus coupables, et de plus habiles que les autres, qui ont érigé des sociétés formelles.

Sur celle de Bavière il n’y a pas le moindre [103] doute. Son chef est connu ; ses crimes, ses projets, ses complices et ses premiers succès le sont aussi ; les règlements de la secte ont été saisis, publiés par le gouvernement, traduits en français, et imprimés de nouveau par l’abbé Barruel dans son intéressante Histoire du jacobinisme. Ainsi, à cet égard, il n’y a plus rien à dire.

La société s’est encore fait connaître en Italie d’une manière assez frappante ; puisque ses règlements ont été saisis par le sénat de Venise et transmis en France de la manière la plus officielle. Ils sont aujourd'hui dans cette capitale, et, suivant les apparences, ils sont connus de Sa Majesté Impériale. Dans le cas contraire, ils sont toujours à ses ordres.

Il y a plusieurs années que, dans une ville habitée par l’auteur de ce mémoire, un scélérat étranger, attaqué à l’auberge d’une [104] maladie mortelle, éprouva d’heureux remords ; il fit appeler un prêtre, et, devant lui et d’autres personnes qui étaient dans sa chambre, il confessa à haute voix « qu’il était membre d'une société établie pour le renversement du christianisme et des monarchies. »

Enfin, dans une lettre excessivement curieuse du célèbre Métastase, écrite au prince Chigi le 17 juin 1768, on voit qu’alors déjà il pressentait à Vienne la grande catastrophe qui menaçait en Europe l’édifice civil et religieux, et qu’il se plaint surtout (ce qui est bien remarquable) « que l'objet de ceux qui auraient eu la puissance d’amener le repos, était précisément le trouble et la nouveauté. »

Il ne paraît pas que de si grands attentats aient pu être conçus et exécutés, sans l’action également forte et cachée de quelques socié [105] tés dont l’existence se trouve encore prouvée d’une autre manière triste et indirecte, c’est-à-dire par certains crimes commis depuis quelque temps ; car si on les examine bien, on trouvera qu’ils ne peuvent pas avoir été commis sans l’appui secret de quelque association.

Au fond, il importe peu qu’elle existe sous une forme ou sous une autre, en sociétés distinctes, organisées en corporations régulières, ou par une vaste et infernale communauté de systèmes, de vues et de moyens; il suffit qu’elle existe, et qu’elle ait déclaré une guerre à mort à tout ce que nous avons cru et respecté jusqu'à présent.

Toutes ses vues, toute sa puissance étaient tournées invariablement contre le siège de Rome et contre la maison de Bourbon, qu’elle regardait comme les deux clefs de la voûte [106] européenne, et encore une fois elle a réussi autant que l’homme peut réussir.

Elle a paru s’arrêter aux frontières de la Russie, et pourquoi ? Parce que le peuple, et pour parler plus clairement, la grande masse de la nation n’est pas encore préparée ; mais si le gouvernement laisse pénétrer et favorise l’enseignement protestant, il arrivera, ce qui est arrivé ailleurs. Non que tous les protestants soient mauvais, non qu’il n’y ait parmi eux une foule de gens de mérite (on aurait horreur de la moindre exagération dans ce genre). Mais lorsque l’esprit général d’une institution est mauvais, il faut se garder de cet esprit, en laissant de coté les exceptions honorables qui ne prouvent rien.

Or, l’esprit constitutionnel et fondamental du protestantisme a une affinité naturelle avec les systèmes modernes antichrétiens et [107] antimonarchiques, qui sont même une production directe et évidente du protestantisme.

L’illustre Leibnitz (3), le plus savant comme le plus modéré des protestants, n’est-il pas convenu en propres termes (4) « qu’il n’y avait pas moyen de nier que la plupart des auteurs de la religion réformée qui ont fait en Allemagne des systèmes de politique, ont suivi les principes de Buchanan, de Junius Brutus et de leurs semblables ? »

Un ministre évangélique de Genève n’a-t-il pas imprimé, en 1797, « que Luther et Calvin sont les véritables auteurs de tous les maux de l'Europe ? »

Ne s’est-il pas écrié : « Oui, ce sont les [108] réformateurs qui, en tournant les esprits des hommes vers la discussion des dogmes religieux, les ont préparés à discuter les principes de la souveraineté, et ont sapé de la même main et le trône et l’autel (5) ? »

Deux ans auparavant, ne prêchait-on pas en Angleterre, devant l’université de Cambridge, « que les écrivains protestants avaient bouleversé la religion et le gouvernement, et que la plus grande partie des livres immoraux et impies qui avaient enfin produit l’apostasie générale étaient partis de cette source (6) ? »

[109] Condorcet n’a-t-il pas dit « que les hommes, après avoir soumis les préjugés religieux à l’examen de la raison, devaient nécessairement l’étendre bientôt jusqu'aux préjugés politiques; qu’éclairés sur les usurpations des papes, ils finiraient par vouloir l’être sur les usurpations des rois.... Que les nouvelles sectes enfin ne pouvaient, sans une contradiction grossière, réduire le droit d’examiner dans des limites trop resserrées, puisqu’elles venaient d’établir sur ce même droit la légitimité de leur séparation (7) »

Et Voltaire n’a-t-il pas dit « que le calvinisme devait nécessairement ébranler le fondement des États (8) ? »

[110] Quand un système a de tels accusateurs, il ne doit pas se plaindre s’il est soupçonné.

On ne dit donc point que tous les protestants sont mauvais, rien ne serait plus faux et plus ridicule ; mais on dit que l’esprit de ce système est fondamentalement mauvais ; qu’il fera donc toujours plus ou moins de mal ; que dans ce moment il est particulièrement dangereux par son affinité avec le philosophisme destructeur qui nous ronge ; et que la Russie est particulièrement exposée à cause des immenses facilités offertes dans ce pays à l’enseignement protestant.

Mais quand on voit un professeur protestant, introduit, sous quelque prétexte que ce soit, dans un séminaire grec, on doit croire qu’on n’en est plus à de simples projets, que le mineur est déjà attaché, et que l’explosion se fera peu attendre.

[111] L’illuminisme s’est allié avec toutes les sectes parce qu’elles ont toutes quelque chose qui lui convient ; ainsi, il s’aide des jansénistes de France contre le pape, des jacobins contre les rois, et des juifs contre le christianisme en général.

C’est donc un monstre composé de tous les monstres, et si nous ne le tuons pas, il nous tuera.

C’est par cette multitude de relations et de points de contact qu’il est particulièrement dangereux, parce qu’il se fait servir ainsi par une multitude d’hommes qui ne le connaissent point.

Les juifs dont on vient de parler méritent une attention particulière de la part de tous les gouvernements, mais surtout encore de celui de Russie, qui en a beaucoup dans son sein ; il ne faut pas être étonné si le grand [112] ennemi de l’Europe les favorise d’une manière si visible, déjà ils disposent de propriétés immenses en Toscane et en Alsace ; déjà ils ont un chef-lieu à Paris, et un autre à Rome, d’où le chef de l’Église a été chassé. Tout porte à croire que leur argent, leur haine et leurs talents sont au service des grands conjurés.

Le plus grand et le plus funeste talent de cette secte maudite, qui se sert de tout pour arriver à ses fins, a été depuis son origine de se servir des princes mêmes pour les perdre.

Ceux qui ont lu les livres nécessaires dans ce genre (9) savent avec quel art elle savait placer auprès des princes les hommes qui con [113] venaient à ses vues. Voltaire écrivait, le 17 novembre 1760 :

« L'infant parmesan sera bien entouré; il aura un Condillac et un Deleire ; si avec cela il est bigot, il faudra que la grâce soit forte. » (Cité dans l’ouvrage de l'abbé Proyart, p. 92.)

Le même insolent écrivait au roi de Prusse Frédéric II : « Pour l’impératrice de Russie, la reine de Suède votre sœur, le roi de Pologne, le prince Gustave fils de la reine de Suède, j’imagine que je sais ce qu’ils pensent (10). »

Et deux jours après il écrivait à son ami d’Alembert : « Nous avons pour nous l’im [114] pératrice de Russie, le roi de Prusse, le roi de Danemarck [sic], la reine de Suède et son fils (11). »

Mais Frédéric II qui, malgré ses préjugés funestes, avait cependant du sang royal dans les veines, connaissait si bien ces hommes, que, même en écrivant à Voltaire, il ne pouvait s’empêcher de lui dire : « Désormais ces messieurs (les philosophes) vont gouverner l’Europe, comme les papes l’assujettissaient autrefois (12). »

Ce monarque fut un homme véritablement [115] extraordinaire ; il y avait en lui un philosophe et un roi, et souvent le premier était réfuté par le second. Ainsi lorsque les Jésuites furent expulsés d’Espagne, il écrivait à Voltaire :

« Voilà un nouvel avantage que nous venons de remporter en Espagne (13), les Jésuites sont chassés de ce royaume... à quoi ne doit pas s’attendre le siècle qui suivra le nôtre ! L’édifice du fanatisme sapé par les fondements va s’écrouler, et les nations transcriront dans leurs annales que Voltaire fut le promoteur de cette révolution (14). »

Mais une autre fois il écrit au même :

« Souvenez-vous, je vous prie, du Père de Tournemine, votre nourrice (vous avez sucé [116] chez lui le doux lait des Muses),

et réconciliez-vous avec un ordre qui a porté des hommes du plus grand mérite (15). » Et il ajoutait une autre fois : « Je ne connais pas de meilleurs religieux. — Ganganelli me laisse mes chers Jésuites, j’en conserverai la précieuse graine pour en fournir à ceux qui voudront cultiver chez eux cette plante si rare (16). »

Une fois il se félicite de ce que les abus de la dissipation forcent les princes à s’emparer des biens des reclus, les suppôts et les trompettes du fanatisme(17).

[117] Mais quand il est question de détruire chez lui, il s’arrête, il écrit à d’Alembert : « L’empereur poursuit sans relâche son système de sécularisation ; chez moi je laisse les choses comme elles sont, le droit de propriété sur lequel repose la société est sacré pour moi (18). »

C’en est assez pour faire voir l’action des conjurés sur les souverains, et les tristes victoires qu’ils ont remportées sur le bon sens de l’un des plus grands et des plus célèbres qui, tout en les méprisant, les a servis de la manière la plus déplorable et la plus efficace.

Mais le talent des illuminés ne se bornait pas, et ne se borne point encore, à verser dans [118] l’esprit des princes les préjugés les plus funestes ; leur grand chef-d’œuvre est d’en obtenir les ordres dont ils ont besoin, tout en ayant l’air de leur demander des choses toutes différentes.

On peut affirmer que pendant tout le dix-huitième siècle les gouvernements de l’Europe n’ont presque rien fait d’un peu remarquable qui n’ait été dirigé par l’esprit secret, vers un but dont le souverain ne se doutait pas. La vérité de cette proposition peut se vérifier dans les grandes et dans les petites choses.

Ainsi, dans plusieurs pays on a déclamé contre les troupes privilégiées, particulièrement destinées à la garde des souverains. Le prétexte était la dépense, l’orgueil de ces hommes choisis, le danger des haines de corps, etc... Le motif était l’abaissement des [119] souverains, car le mélange de force et d’éclat, qui distingue ces sortes de corps, pourrait être nommé la cuirasse de la majesté. Et personne ne le sait mieux que ceux qui proposent de la détacher (19).

Que n’a-t-on pas écrit en Europe contre les mainmortes ? Le prétexte était le danger de l’accumulation des biens dans les mains qui n’aliènent jamais ; le but était d’empêcher les fondations pieuses et l’accroissement des biens ecclésiastiques.

Que n’a-t-on pas dit encore contre le célibat ecclésiastique ? Le prétexte était le bien de l’État et la population ; le but était l’avilissement infaillible des suppôts et des trompettes du fanatisme.

[120] Les livres ont été pleins de dissertations sur le danger des inhumations dans les églises. Le prétexte était la santé publique ; le but était le désir de civiliser les sépultures, d’établir de plus le pêle-mêle des cimetières, et de planter, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la démocratie en terre pour la faire germer ensuite au dehors, ce qui est arrivé (20).

Mille voix compatissantes se sont élevées en faveur des juifs. Le prétexte était l’humanité et même la politique; le but était uniquement de contredire les prophéties (21). Et [121] l’on ne saurait trop regretter qu’ils aient réussi, en partie, ici ou là ; car, pour le dire en passant, jamais prince chrétien ne sortira, à l’égard des juifs, de la protection universelle due à tout sujet, et ne tâchera de les avancer vers l’État et les fonctions civiles, sans que son règne ne soit marqué par de grandes disgrâces et d’éclatantes humiliations (22).

Avec quel art ces hommes ont su, pendant tout le dernier siècle, montrer aux souverains des périls imaginaires pour arriver à leurs fins ! Ils se sont donnés eux-mêmes pour d’excellents sujets réellement et sin [122] cèrement alarmés sur l’autorité royale menacée, disaient-ils, par les prêtres. Ils citaient des événements du onzième siècle ; très mal expliqués jusqu’à présent, et d’ailleurs aussi étrangers aux hommes de notre temps que la guerre du Péloponèse [sic]. Mais c’était le prétexte ; et le but était d’ôter l’enseignement public au clergé, qui enseignait l’origine divine de la souveraineté et le devoir illimité de l’obéissance, le crime excepté.

La manière dont ils ont travaillé dans ce sens est quelque chose d’infiniment curieux. Ils n’ont cessé de présenter aux rois le sacerdoce, et surtout les Jésuites, que les illuminés ont en horreur pour de fort bonnes raisons, comme les ennemis des souverains ; et, en même temps, ils les dénonçaient aux peuples comme les plus ardents fauteurs du despotisme. Il semble qu’une aussi grossière con [123] tradiction se réfutait d’elle-même ; mais point du tout. Par une de ces bizarreries, qui seraient très plaisantes, s’il y avait quelque chose de plaisant dans un sujet aussi triste, ils ont assez bien réussi, de part et d’autre, en se dormant eux-mêmes pour les défenseurs des rois contre les prêtres qu’ils haïssaient certainement beaucoup, mais peut-être moins que les rois.

Voltaire doit être cité ici comme un exemple de la plus coupable et de la plus révoltante hypocrisie.

En parlant d’un décret de la Sorbonne, qui avait décidé que Henri IV ne pouvait être considéré comme roi de France, tant qu’il était protestant (question cependant très problématique et qu’il vaut mieux passer sous silence), Voltaire s’écrie prophétiquement, comme le meilleur et le plus ardent [124] royaliste : « Et la Sorbonne existe encore (23) ! »

Mais, avec cette même plume qui lui servait à tracer cette belle exclamation, il écrivait, en confidence, à un ami :

« Les fidèles sujets qui combattent pour ces messieurs-là (les souverains) sont de terribles imbéciles. Gardez-moi ce secret avec les rois et avec les prêtres. »

Et dans un discours à prétention que tout le monde sait par cœur, il s'écrie :

O sagesse du ciel ! je te crois très profonde.
Mais à quel plat tyran as-tu livré le monde ?

Voilà les défenseurs des rois ! Voilà les hommes que les souverains ont appelés dans [125] les cours, et par qui ils se sont laissé conduire ! Il ne pouvait arriver que ce que nous avons vu.

Et l’on se tromperait beaucoup si l’on s’imaginait que Sa Majesté Impériale risque moins chez elle, par cette doctrine, que les puissances méridionales réunies sous l’influence spirituelle du siége de Rome. Elle risque, au contraire, beaucoup plus ; car, comme on l’a déjà observé plus haut, la science, parmi nous, avait, en quelque façon, épousé la religion, et du mélange antique de nos institutions civiles et religieuses, il s’était formé un édifice immense et en apparence inébranlable. Cependant il est tombé. Qu’arrivera-t-il en Russie si les doctrines modernes pénètrent jusqu’au peuple, et si la puissance temporelle ne s’appuie plus que sur elle-même ? Un instant avant la ca [126] tastrophe universelle, Voltaire disait, en France : Les livres ont tout fait ! Répétons, au sein de l’heureuse Russie encore debout : Les livres ont tout fait, et prenons garde aux livres !

Un grand coup de politique dans ce pays serait de retarder le règne de la science, et de ménager, en attendant, à l’autorité souveraine une alliée puissante dans l’autorité ecclésiastique, pour le temps où la science devra parcourir, comme ailleurs, tous les canaux de la société.

Le projet d’exalter le clergé russe serait certainement l’un des plus dignes d’occuper l’âme et l’esprit d’un grand souverain ; mais ce sujet est très délicat, surtout pour un étranger, et d’ailleurs il exigerait un ouvrage à part. On se bornera donc à l’indication du projet et aux vœux dont on l’accompagne.

[127] Le résultat général de ce chapitre est :

1° Que l’illuminisme pris dans les deux sens abusifs suffisamment expliqués ci-dessus n’est pas dangereux pour l’État, ou l’est peu.
2° Que dans la troisième acception il l’est infiniment.
3° Que dans le sens le plus général de cette troisième acception, l’illuminisme est plutôt un esprit qu’une secte circonscrite, puisqu’il est le résultat de tout ce qui a été pensé de mal depuis trois siècles.
4° Que dans un sens plus restreint l’illuminisme est l’amalgame du calvinisme et du philosophisme, et que c’est surtout par cette doctrine que la Russie est le plus attaquable et le plus attaquée.
5° Qu’il y a eu d’ailleurs très certainement, et qu’il y a même encore, suivant toutes les apparences, des sociétés propre [128] ment dites organisées pour la destruction de tous les corps de noblesse, de toutes les institutions nobles, de tous les trônes et de tous les autels de l’Europe.
6° Que la secte qui se sert de tout, parait dans ce moment tirer un grand parti des juifs, dont il faut beaucoup se délier.

Notes

1. Sainte Thérèse, saint François de Sales, Fénelon, madame Guyon, etc.
2. Ce mot, en effet, signifie prêtre dans la langue hébraïque.
3. On se permettra ici quelques répétitions, pour ne point affaiblir l’autorité des citations.
4. Pensées de Leibnitz, in-8°, t. II, p. 131.
5. De la nécessité d’un culte public, par M. Mallet, pasteur de Genève, in-8°, 1797, conclusion.
6. A sermon preached before the university of Cambridge on the 3th of March 1797, by John Mainwaraing sr. d. professor in divinity. (Critic Revew, août 1795, p. 460.)
7. Condorcet, Esquisse d’une histoire, etc., in-8°, p. 201, 206.
8. Voltaire, Siècle de Louis XIV, ch. XXXVII.
9. Comme l'histoire du jacobinisme, la correspondance de Voltaire avec Frédéric II, avec d’Alembert, etc.; livre de l’abbé Proyart, intitulé : Louis XVI détrôné avant d’être roi, etc... Der triumph der philosophie, in Achtzehnten.
10. Ibid., p. 86.
11. Voltaire à d’Alembert, 23 novembre 1770. Ibid., p. 85. Il faut avouer que le fils de la reine de Suède a eu peu à se louer de l’association.
12. Frédéric II à Voltaire ; Œuvres de ce dernier, t. LXXXVI, p. 56. La comparaison entre les papes et les philosophes est l’excès de l’aveuglement; mais ce n’est pas de quoi il est question ici.
13. Voilà le philosophe ! il se mêle à cette canaille et il ne dédaigne pas de dire nous.
14. Frédéric II à Voltaire ; œuvres de ce dernier, t. LXXXV1, p. 248.
15. Frédéric II à Voltaire, 18 novembre 1777, même volume, p. 286. Voilà le roi ! il est sorti de la fange. Ce n’est plus nous, c’est moi.
16. 18 novembre 1777, ibid., p. 286.
17. A l’endroit cité des Œuvres de Voltaire, t. LXXXIX, p. 248, c’est nous.
18. C’est moi. — V. livre allemand cité plus haut, der Triumph der Philosophie, t. II, p. 124.19. En effet, l’anéantissement de la maison du roi en France fut le prélude de la révolution.
20. Il faut se rappeler ici l’usage ancien d’inhumer dans les églises ou autour des églises, dans les pays catholiques, et l’importance que l’opinion générale attribuait à ces sortes d’inhumations. Il faut de plus avoir vu les cénotaphes modernes.
21. On l’a vu dans la fameuse lettre de d’Alembert imprimée parmi celles du roi de Prusse Frédéric II, qui, ne s’embarrassant de rien, lui a permis de voir le jour.
22. Joseph II enrôlait les juifs et les faisait assister à la messe avec leurs camarades. Les princes qui voudront hériter de ses succès et de sa réputation pourront l’imiter.
23. Essai sur l’histoire générale, t. IV, édit. in-8, chap. CLXXIV, p. 4.