revue droit international 1910a1910 -  Joseph de Maistre et Louis-Claude de Saint-Martin.

Ernest Nys (1851-1920)

Nys Ernest 21a

Revue de droit international et de législation comparée. Éditeur : Belinfante (La Haye). Deuxième série – Tome XII, 1910, p.215-235. - Les titres sont du webmestre.

Auteur entre autres, de Idées modernes. Droit international et Franc-Maçonnerie Bruxelles, 1908. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k95798h

Sur l’auteur, voir

- Jean Salmon, « Notice Ernest Nys », dans la Nouvelle biographie nationale,   tome 9, Académie royale de Belgique, 2007, pp. 283-285 et sa Bibliographie  (format pdf)

=> Source de l'image : Centre de droit international - Faculté libre de Belgique - Notice Ernest Nys


I. Joseph de Maistre et Lamennais

Maistre

Assez généralement on se contente de voir en Joseph de Maistre le partisan convaincu de la théocratie et du pouvoir absolu, le défenseur des antiques théories de la chute de l'homme et de sa rédemption au moyen du châtiment et du sacrifice ; on cite les phrases, belles sans doute par la forme mais déconcertantes sous la plume d'un chrétien, dans lesquelles il célèbre le caractère divin de la guerre et, constatant sa fréquence, semble se réjouir de ce que « la terre entière, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consommation des choses, jusqu'à la mort de la mort » (1).

On ne pénètre pas assez profondément dans la pensée du grand écrivain ; on ne recherche pas non plus comment Joseph de Maistre, qui apparaît essentiellement bon et dont la vie fut toute de dévouement et de générosité, se laissa entraîner à soutenir des thèses cruelles et sanguinaires. Comme Albert Blanc, l'éditeur de sa Correspondance diplomatique l'a signalé avec raison, il y eut en lui des tendances diamétralement opposées : en son âme agitée luttèrent l'absolutisme et l'esprit de novation ; il subit les influences de deux mondes, l'ancien et le nouveau. Pour employer les termes dont se sert Albert Blanc, « il n'est point tel en réalité que l'imagine une certaine École qui s'en est fait un petit fétiche sans l'avoir jamais compris » (2).

Joseph-Marie de Maistre naquit à Chambéry, le 1er avril 1753. Il fit ses humanités au collège des jésuites de cette ville et étudia le droit à l'université de Turin. En 1774, il fut nommé substitut surnuméraire de l'avocat fiscal général du Sénat de Savoie, dont son père, le comte François-Xavier, était président ; en 1780, il devint substitut effectif et, en 1788, il fut appelé à siéger comme sénateur, en d'autres mots comme conseiller de la même cour de justice. Quand, en 1792, l'armée française envahit la Savoie, il se décida à quitter son pays natal ; il y revint en 1793, mais ce fut pour se rendre bientôt à Lausanne, où il séjourna pendant quatre années. En 1797, il se fixa à Turin qu'il fut obligé d'abandonner, l'année suivante, à l'arrivée des Français. En décembre 1799, il fut envoyé par le gouvernement du roi Charles-Emmanuel à Cagliari, en qualité de régent de la grande chancellerie Après la paix d'Amiens, Charles-Emmanuel abdiqua en faveur de son frère Victor-Emmanuel. Ce dernier s'établit d'abord à Florence, puis à Rome et enfin, en 1806, dans l'île de Sardaigne, la seule possession qu'il avait pu conserver. Joseph de Maistre avait été nommé, en septembre 1802, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire du roi de Sardaigne à la cour de Russie ; en mai 1803, il arriva à Saint-Pétersbourg qu'il quitta, en mai 1817, pour rentrer dans sa patrie, où il fut élevé à la dignité de ministre d'État. Il mourut le 26 février 1821.lamennais1

En des pages brillantes publiées en 1851, Barbey d'Aurevilly plaçait Joseph de Maistre avant le vicomte de Bonald, Chateaubriand et Lamennais, dans la galerie des « Prophètes du Passé », comme il les désignait en faisant valoir que l'appellation insolente par laquelle on avait essayé de les couvrir de blâme, devait manquer son but puisque, seuls, ils avaient eu la vue de l'avenir. Joseph de Maistre dépasse Bonald de loin, mais on peut douter qu'il ait la grandeur de Chateaubriand ; quant à Lamennais, il a un droit incontestable à la primauté.

Il est intéressant de rapprocher l'auteur du livre Du Pape et des Soirées de Saint-Pétersbourg du puissant écrivain qui composa le réactionnaire Essai sur l'indifférence en matière religieuse et les révolutionnaires Paroles d'un croyant.

Durant un certain nombre d'années, Joseph de Maistre se montra un adepte des idées libérales; c'est vers le milieu de sa carrière qu'il se prononça pour les théories théocratiques et absolutistes, tout en émettant souvent des pensées que la sévère orthodoxie ne pouvait manquer de réprouver et de condamner. Catholique intransigeant aux premiers jours de son activité littéraire et philosophique, Lamennais finit par prêcher les doctrines les plus violentes. Elles sont de lui, ces phrases: «Vous n'avez qu'un père qui est Dieu, et qu'un maître qui est le Christ. Tous naissent égaux ; nul en venant au monde n'apporte avec lui le droit de commander. » Il maudit la papauté, mais il prône l'alliance du christianisme et de la liberté. S'il attaque avec véhémence tous les gouvernements existants, il ne désespère point de l'avenir. « L'Europe est morte », avait dit l'auteur du livre Du Pape. Lamennais affirme sa foi dans les destinées de l'humanité. « Tant s'en faut, écrit-il le 20 août 1834, que l'Europe soit menacée de l'extinction de toute lumière morale, que jamais, au contraire, l'instinct du juste ou de l'injuste, le sentiment du droit n'y fut plus vif et plus développé. Ce qui fait illusion à cet égard, c'est, d'une part, la profonde corruption des gouvernements, qui n'ont conservé du passé que ce qu'il avait de mauvais, et qui le rendent pire encore chaque jour, et, d'autre part, l'éloignement des peuples pour la religion telle qu'on la leur montre. »

Joseph de Maistre mourut en catholique fervent ; son corps repose dans l'église des jésuites à Turin. Prêtre, Lamennais refusa l'assistance des prêtres; conformément à sa volonté, il fut enterré au milieu des pauvres et comme le sont les pauvres; il défendit de rien mettre sur sa tombe, pas même une simple pierre.

Les deux écrivains avaient échangé quelques lettres, en 1820. Une douzaine d'années plus tard, Lamennais mentionne l'auteur du livre Du Pape dans une lettre adressée à Sainte-Beuve qui venait de se décider à écrire l'histoire de Port-Royal. « Vous vengerez, était-il dit, des hommes de grande vertu et de grand talent des injustices de M. de Maistre qui les a sacrifiés aux jésuites si au-dessous d'eux à tous égards. Ceux-ci n'ont, que je sache, qu'un seul écrivain, et encore de second ordre, à citer, Bourdaloue. Le caractère de leurs auteurs, je dis des plus loués, c'est le vide et le bel esprit de collège. Sans parler de Pascal, qu'est-ce que ces gens-là près d'Arnauld, de Nicole et de tant d'autres moins connus et que vous ferez connaître (3). »
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Notes

1. Joseph de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg. Septième entretien.
2. Joseph de Maistre, Correspondance diplomatique, 4841-1817. Recueillie et publiée par Albert Blanc, 1860, 1.1. Introduction, p. VI.
3. Louis Séché, Études d'histoire romantique. Sainte-Beuve, t. I, p. 182.


II. Joseph de Maistre Franc-maçon

Au début de sa carrière, Joseph de Maistre se prononça en faveur des réformes que la politique royale essayait d'introduire en Savoie comme en Piémont. Sans doute, les mesures proposées n'étaient pas de nature à effaroucher même de timides esprits ; il s'agissait d'affranchissements successifs de droits féodaux et d'une répartition équitable des impôts; mais les partisans décidés de l'absolutisme les blâmaient. Le jeune magistrat les approuva. En des discours prononcés en des solennités, il critiqua le gouvernement des prêtres et il fit du moyen âge une peinture assez sombre, montrant la féroce indépendance des nobles, l'influence illimitée du clergé, l'ignorance des uns et des autres. Encore en 1797, il s'éleva contre l'emploi de la torture. « Les opinions du comte de Maistre, écrit au sujet de ces idées de jeunesse son fils Rodolphe, étaient pour ces libertés justes et honnêtes qui empêchent les peuples d'en convoiter de coupables.

Cette manière de voir, qu'il ne cachait nullement, ne lui fut pas favorable dans un temps où les esprits échauffés et portés aux extrêmes regardaient la modération comme un crime. M. de Maistre fut soupçonné de jacobinisme et représenté comme un esprit enclin aux nouveautés et dont il fallait se garder (4). » Le protagoniste des « libertés justes et honnêtes » appellera plus tard la charte octroyée par Louis XVIII à la France « un monstre d'impuissance, d'indécence et d'ignorance » ; il se prononcera avec force contre toute constitution piémontaise ; il demandera : qu'est-ce qu'une nation? et il répondra : c'est le souverain et l'aristocratie !

On s'explique aisément les opinions libérales que Joseph de Maistre professa de 1773 à 1789, quand on sait qu'il avait été initié aux mystères de la franc-maçonnerie et qu'il avait adopté la doctrine de Louis-Claude de Saint-Martin.lagedhomme

Ce fut le 24 juin 1717, fête de saint Jean le Précurseur, que des loges maçonniques de Londres se formèrent en grande loge et choisirent un grand maître. L'événement a été très favorable au développement des idées de liberté, de tolérance et de progrès.

La franc-maçonnerie se propagea avec une étonnante rapidité. En moins d'un quart de siècle, des loges étaient en pleine activité dans les principales villes d'Europe, sur plusieurs points de l'Amérique du Nord et dans les possessions africaines et asiatiques. Dans les ateliers pénétrèrent aussitôt les membres les plus zélés des multiples associations qui, sous le nom de sodalités et d'académies, se consacraient aux sciences, aux lettres et aux arts. Les forces réunies servirent à combattre le même combat. La franc-maçonnerie contestait la légitimité des titres de n'importe quel sacerdoce qui se prétendait investi d'une mission divine ; elle niait le principe d'autorité tel que le concevaient les prêtres de toutes les Églises ; elle invitait ses adeptes à scruter les problèmes philosophiques et religieux ; elle glorifiait le rôle de la science et vantait ses bienfaits.

Déjà en 1739, la grande loge d'Angleterre avait donné des lettres de constitution pour la Savoie et pour le Piémont, et des loges avaient été établies à Chambéry et à Turin. En 1773, Joseph de Maistre fut initié dans la loge Saint-Jean des Trois Mortiers de sa ville natale. En 1774, il était nommé orateur et, en cette qualité, il signa la lettre par laquelle la loge savoyarde sollicitait de la grande loge d'Angleterre la confirmation de son titre de maîtresse loge des États du royaume de Sardaigne, qui la plaçait au-dessus de la loge de Turin.

Encadré - Extrait de : Jean-Marc Vivenza, « Joseph de Maistre et le régime écossais rectifié », in Joseph de Maistre, L'âge d'homme, 2005, p.500-522.

[...] 1. Première approche du monde maçonnique par Joseph de Maistre

Entré tôt en maçonnerie puisque c'est à Turin, pendant ses études à l'âge de vingt et un ans, c'est-à-dire en 1773. qu'il est reçu dans cette société, Joseph de Maistre n'aura de cesse d'approfondir toujours plus avant les fondements doctrinaux qui la sous-tendent invisiblement tant dans ses rites que dans ses symboles. Accueilli dans un atelier issu de la maîtresse Loge Saint Jean des Trois Mortiers, qui avait été fondée plusieurs années auparavant, très exactement en 1749 à Chambéry, par François de Bellegarde, marquis des Marches, Joseph de Maistre va faire preuve d'un engagement vigoureux et d'une activité intense au sein de ce milieu original et particulier. […]
Même si le jeune Maistre fut nommé très rapidement « Grand Orateur . de sa Loge, et en sa qualité rédige un Mémoire à l'adresse de la Grande Loge de Londres, destiné à protester contre les « empiètements » de la Grande Loge anglaise de Turin, en réalité il s'ennuie profondément et son attente spirituelle est déçue. […]
Aussi, en 1778, s'éloignant de la maçonnerie anglaise, Joseph de Maistre ainsi que seize frères des Trois Mortiers, décident de se séparer de leur atelier afin de rejoindre la maçonnerie écossaise en fondant à Chambéry une Loge précisément de Rite écossais sous le nom de La Sincérité.
=> Source : http://books.google.fr/books?id=kiDaH4ll41oC

 

Des biographes ont tenté d'amoindrir la portée de l'initiation maçonnique de Joseph de Maistre ; ils ont invoqué la circonstance atténuante qu'à l'époque où se place notre récit nombre de gentilshommes et de gens de marque entraient dans les sociétés secrètes; ils ont mis en relief la nature ardente du jeune magistrat savoyard, « affamé d'idéal, de progrès et d'améliorations sociales » (5). Mais quand celui-ci demandait son admission, pouvait-il ignorer qu'en 1738, le pape Clément XII avait frappé les francs-maçons de la peine de l'excommunication ; qu'en 1739, une déclaration du cardinal secrétaire d'État avait fait connaître que la bulle de l'année précédente devait être interprétée dans le sens, qu'il était interdit aux maçons de se réunir sous peine de mort ; qu'en 1751, le pape Benoît XIV avait solennellement renouvelé les injonctions de Clément XII ? Pouvait-il ignorer que les tribunaux ecclésiastiques poursuivaient avec rigueur les affiliés des loges et que, dans les pays où elle exerçait encore sa lugubre action, l'Inquisition les condamnait aux peines les plus sévères ? Les historiens les plus bienveillants pour Joseph de Maistre doivent convenir qu'il s'était placé dans une situation fort délicate. Comme catholique, il était obligé de respecter l'ordre édicté par le Saint-Siège et il ne lui appartenait pas de se soustraire à l'élémentaire devoir d'obéissance sous le prétexte que, dans les États du roi de Sardaigne, les bulles de Clément XII et de Benoît XIV n'avaient pas obtenu l'assentiment du pouvoir civil. « Chose singulière, écrit un biographe, malgré sa perspicacité, malgré sa faculté de divination, il ne semble pas avoir tout d'abord deviné le caractère dangereux et hétérodoxe de ces réunions. Franc-maçon aussi mystique qu'un Père de l'Église, il allait à la messe, il se constituait le défenseur ardent du pape et de Rome. Imaginerait-on, de nos jours, Louis Veuillot franc-maçon (6). »

Les lecteurs catholiques sont dans l'impossibilité de se rendre compte de l'action exercée sur Joseph de Maistre par la franc-maçonnerie et surtout par le martinisme. A chaque instant, dans ses ouvrages, apparaît l'influence des doctrines prêchées au sein des loges dans la dernière moitié du XVIIIe siècle et surtout des théories mystiques dont Martinez de Paschaly [sic] et Louis-Claude de Saint-Martin s'étaient faits les enthousiastes propagateurs. Il reconnaît avoir été un maçon pratiquant et agissant. Il raconte, d'ailleurs, que ses ennemis en avaient profité pour lui nuire dans les sphères officielles de Turin, où on l'appelait « le frère Joseph » et où l'on parvint à empêcher sa nomination en qualité de président du Sénat. Dans une dépêche adressée de Saint-Pétersbourg au gouvernement sarde, le 10 mai 1816, il complète des renseignements qu'il a donnés précédemment au sujet des illuminés, « Je prie Votre Excellence, écrit-il au comte de Vallaise, ministre des affaires étrangères, et je prie aussi Sa Majesté de vouloir bien se rappeler que dans tout ce que j'ai dit je n'ai point parlé en l'air ; que je dis ce que je sais à fond, ce que j'ai vu, ce que j'ai lu ; que j'ai copié de ma main les papiers secrets. Conjointement avec un ami précieux, que je ne cesserai de regretter (le feu comte Salteur), j'ai fait les recherches les plus laborieuses pour savoir à quoi m'en tenir sur ce grand chapitre, et j'y ai gagné au moins de savoir de quoi je parle (7). » « Je consacrai jadis beaucoup de temps à connaître les illuminés, ainsi s'exprime-t-il vers la même époque ; je fréquentais leurs assemblées; j'allais à Lyon pour les voir de plus près; je conservais une certaine correspondance avec quelques-uns de leurs principaux personnages. Mais j'en suis demeuré à l'Église catholique et romaine, non cependant sans avoir acquis une foule d'idées dont j'ai fait mon profit. » Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, où la théosophie martiniste est apparente, l'auteur se complaît à montrer qu'il fit partie de la grande association secrète. On sait que trois personnages prennent part aux entretiens qui sont reproduits dans le livre : le comte est Joseph de Maistre lui-même ; on suppose que le sénateur est un noble russe, Tamara, qui finit par se convertir au catholicisme, et que le chevalier est Bray, un émigré français devenu ministre de Bavière. L'illuminisme fait l'objet de la conversation. « Puisque vous m'interpellez formellement de vous dire ce que c'est qu'un illuminé, répond au sénateur russe le personnage qui représente l'auteur du livre, peu d'hommes peut-être sont, plus que moi, en état de vous satisfaire. En premier lieu, je ne dis pas que tout illuminé soit franc-maçon : je dis seulement que tous ceux que j'ai connus, en France surtout, l'étaient ; leur dogme fondamental est que le christianisme, tel que nous le concevons aujourd'hui, n'est qu'une véritable loge bleue faite pour le vulgaire, mais qu'il dépend de l'homme de désir de s'élever de grade en grade jusqu'aux connaissances sublimes telles que les possédaient les premiers chrétiens, qui étaient de véritables initiés. C'est ce que certains Allemands ont appelé le christianisme transcendantal. Cette doctrine est un mélange de platonisme, d'origénianisme et de philosophie hermétique sur une base chrétienne. Les connaissances surnaturelles sont le grand but de leurs travaux et de leurs espérances; ils ne doutent point qu'il ne soit possible à l'homme de se mettre en communication avec le monde spirituel, d'avoir un commerce avec les esprits et de découvrir ainsi les plus rares mystères. J'ai eu l'occasion de me convaincre, il y a plus de trente ans, dans une grande ville de France, qu'une certaine classe de ces illuminés avait des grades supérieurs aux initiés admis à leurs assemblées ordinaires; qu'ils avaient même un culte et des prêtres qu'ils nommaient du nom hébreu « cohen ».

Quand la Révolution française sembla menaçante pour la monarchie sarde, le gouvernement s'alarma de l'action des loges. Les membres de l'atelier de Chambéry décidèrent de ne plus tenir de réunions sans une autorisation spéciale et de faire connaître leur résolution au roi Victor Amédée III. « Le comte Frédéric de Bellegarde, alors colonel des grenadiers royaux, s'il m'en souvient, écrit plus tard Joseph de Maistre, fut député pour donner à Sa Majesté la parole d'honneur de tous les membres qu'ils ne s'assembleraient plus sans son congé ; mais la catastrophe générale suivit de près. Laissant de côté la foule, qui ne signifie rien, j'ai examiné attentivement la conduite des membres tant piémontais que savoyards qui étaient dans les hauts grades, et qui étaient tous parfaitement connus de moi (au nombre peut-être de vingt ou vingt-cinq). Tous ont été dans le parti du roi, ou nuls ; quelques-uns ont honorablement péri pour lui. Il n'en a pas été de même en France, où la même classe ne s'est pas conduite également bien (8). »

Jamais, on peut le dire, Joseph de Maistre ne perdit de vue la franc-maçonnerie. En de très rares passages de sa correspondance privée, il affecte de la traiter avec dédain; c'est quand il tente d'affaiblir la portée de son affiliation à une société secrète. « L'unique chose qui me fâche, écrit-il notamment à un ami en 1793, c'est de vous voir parler sérieusement de cette niaiserie de franc-maçonnerie, enfantillage universel en deçà des Alpes, dont vous auriez été si vous aviez vécu parmi nous. » Dans ses dépêches diplomatiques, il parle des loges comme d'institutions importantes et dont l'action lui paraît redoutable.

En décembre 1809, il signale au roi de Sardaigne la résurrection de la franc-maçonnerie dans toute la France et l'ouverture d'une loge à Rome au moment où l'on s'empare de la personne du pape ; il pense que les loges sont des instruments approuvés par Napoléon, et il ajoute ces mots : « Il est chef d'une grande société qui le mène (9). » En 1810 il montre deux loges se constituant à Saint-Pétersbourg et l'une d'elles procédant à l'initiation du gouverneur militaire de la ville. Il surveille le mouvement. « Si par hasard, écrit-il à son gouvernement, on m'invitait à quelques-unes de ces assemblées, je m'y rendrais sans difficulté, mais le lendemain je le ferais savoir à l'Empereur. » Il n'ignore pas, d'ailleurs, que ce dernier a autorisé les réunions maçonniques. Quand on l'engage à se rendre à une séance de la loge, il finit cependant par refuser, l'un des motifs étant que plusieurs personnes de mérite regardent l'association comme une machine révolutionnaire.

L'intérêt que le grand écrivain porte à la maçonnerie apparaît de curieuse façon. Une des nombreuses énigmes de la vie de sir Francis Bacon est sa participation aux travaux des sociétés secrètes. On sait que dans la Nouvelle Atlantide certaines indications relatives aux couleurs, bleue et rouge, du costume ont servi d'argument dans les polémiques ; Joseph de Maistre prend plaisir à citer les curieux passages de la Réfutation des systèmes philosophiques où Bacon fait parler un de ses amis venant de Paris et racontant comment il fut introduit dans une assemblée d'environ cinquante membres. « Dans le nombre, est-il dit, il en reconnut plusieurs revêtus de charges honorables, et quelques-uns même qui avaient leur siège au parlement ; il remarqua aussi des prélats qui appartenaient presque au premier rang; il s'y rencontrait, enfin, des savants étrangers de différentes nations. » « En réfléchissant, écrit Joseph de Maistre, sur ce passage remarquable, il est permis de croire que Bacon avait été initié à Paris, dans je ne sais quelle société secrète d'hommes dont nos illuminés modernes pourraient fort bien être les successeurs en ligne directe. A là vérité, il met l'histoire sur le compte d'un ami, mais pour moi, je suis très porté à croire qu'il parle de lui-même, sous le nom d'un autre La scène que décrit Bacon est à Paris et les membres de l'assemblée étaient à peu près au nombre de cinquante, tous d'un âge mûr et d'une société délicieuse. Tous les Frères étaient assis sur des chaises disposées de manière à montrer qu'on attendait un récipiendaire. Ils se félicitaient mutuellement d'avoir vu la lumière. Parmi eux une sorte de grand maître avait la parole. Bacon nous a transmis un de ses discours pour une cérémonie de réception (10). »

Au sujet de Gustave IV, qui fut obligé de signer son abdication en 1809, Joseph de Maistre aime à faire preuve d'érudition maçonnique. Dans une dépêche à son gouvernement, il raconte que le ministre de Suède à Saint-Pétersbourg lui a présenté une lettre de ce monarque en disant : « Je ne suis pas assez avancé pour connaître cela; voyez.» « Je regardai, écrit-il, et je reconnus à la suite de la signature le signe de haute maçonnerie fait en forme de croix. Je savais bien que les initiés accompagnaient de ce signe leur nom d'ordre lorsqu'ils s'écrivaient confidentiellement ; mais de ma vie je ne l'avais vu paraître au grand jour et dans la vie civile. J'appris à mon grand étonnement que jamais ce prince ne signait autrement dans aucune occasion ; c'est la signature d'un évêque renversée, — Gustave au lieu de Gustave. »

Notes (suite)

4. J. de Maistre, Lettres et opuscules inédits. Précédés d'une notice biographique par son fils le comte Rodolphe de Maistre. Deuxième édition, 1853. Tome Ier, p. 2.
5. François Descostes, Joseph de Maistre avant la Révolution. 1893. Tome Ier, p. 219. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6539018q.
6. F. Descostes, ouvrage cité, t. I, p. 223.
7. Le vicomte Jean-Baptiste Salteur, un des intimes amis de Joseph de Maistre, avait été deuxième surveillant dans la loge Saint- Jean des Trois Mortiers.
8. Albert Blanc, Mémoires politiques et correspondance diplomatique de Joseph de Maistre. Troisième édition, 1864, p. 18. http://books.google.fr/books?id=MM7ATBQ_-5oC
9. Joseph de Maistre, Lettres et opuscules inédits, tome I, p. 224. http://books.google.fr/books?id=3XcaAAAAYAAJ
10. Joseph de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, tome, I, 1852, p. 93. http://books.google.fr/books?id=QNgDAAAAQAAJ p.94-95.


III. Mysticisme

Au milieu du XVIIIe siècle, un puissant courant de mysticisme et de théosophie se produisit au sein de la franc-maçonnerie. Il se rattachait aux rose-croix, aux sectes du moyen âge, aux premiers siècles du christianisme et, par delà, aux vieilles croyances de la Grèce et au lointain Orient.

Les rose-croix sont un sujet d'étude fort curieux. L'appellation date, semble-t-il, des premières années du XVIIe siècle. Y eut-il une association unique dont les membres se transmettaient de mystérieuses connaissances ? Les rose-croix formèrent-ils différents groupes ? Agissaient-ils isolés ?

Les renseignements sont vagues; les récits sont contradictoires. Une curieuse version est reproduite, en 1624, par un journaliste parisien : les rose-croix, les invisibles, comme, on les appelle aussi, sont au nombre de trente-six ; ils ont renoncé au baptême et à la résurrection ; ils se sont départis pour aller dans les différents pays : ils parlent toutes les langues ; ils sont éloquents; ils peuvent dire les horoscopes et les pensées secrètes ; enfin, ils savent se rendre invisibles. D'autres indications sont fournies par le même journaliste: en certains pays, des membres de l'association ont été poursuivis comme magiciens et sorciers et condamnés à mort ou aux galères (11).mercure francois t3

Est-il besoin de dire que le problème a suscité un vif intérêt?

Vers 1623, René Descartes, alors officier dans l'armée de Maximilien de Bavière qui était le chef de la Sainte ligue, essaya de le résoudre durant son séjour en Bohème ; le résultat fut qu'à Paris ses ennemis prétendirent qu'il s'était fait admettre dans l'association secrète. Dans les dernières années du XVIIe siècle, Leibniz voulut également savoir à quoi s'en tenir sur les « frères de la croix de la rose», et il conclut à « la pure invention de quelque personne ingénieuse ».

Toutefois, si l'organisation collégiale peut être contestée et niée, il n'en est point ainsi des doctrines elles-mêmes. Sans parler de la médecine et de la chimie, auxquelles les rose-croix rendirent de réels services, on doit mentionner le rôle que ceux-ci remplirent dans la transmission de la théosophie. Cette doctrine prétend se baser sur les rapports éternels existant entre Dieu, l'homme et l'univers; elle proclame qu'à la pureté de l'Église primitive succédèrent des abus et des erreurs; elle se donne la mission de ramener les esprits égarés à la pratique des vertus et au véritable enseignement du Christ [I]. Sans doute, elle n'est point basée sur la réalité; elle procède de l'imagination et du rêve; mais elle a produit des effets bienfaisants ; elle a conduit à l'abnégation, à la tolérance, à la générosité.lcsm

Pasqually et Saint-Martin furent les principaux apôtres de la franc-maçonnerie mystique du XVIIIe siècle.

Martinez de Pasqually, Portugais d'origine juive mais converti au christianisme, s'était consacré, à partir de 1754, à la propagande d'un rit où le mysticisme et les sciences occultes se mêlaient aux antiques dogmes maçonniques. De la France, où elle fut d'abord prêchée, sa doctrine ne tarda pas à se répandre en plusieurs pays. En 1779, le novateur partit pour l'île de Saint-Domingue ; il y mourut la même année [II].

Né à Amboise, en 1743, Louis-Claude de Saint-Martin avait fait ses études de droit probablement à l'université d'Orléans [III]. Après avoir occupé pendant quelques mois des fonctions judiciaires, il entra, en 1766, dans la carrière des armes avec le brevet de lieutenant au régiment de Foix qui tenait alors garnison à Bordeaux. Les loges de cette ville avaient subi l'influence de Pasqually ; Saint-Martin se fit initier et bientôt il devint l'un des fidèles disciples du maître. Lui-même l'a reconnu à diverses reprises. Au collège, il avait lu avec bonheur l'Art de se connaître d'Abadie; à l'université, les Principes du droit naturel et politique de Jean-Jacques Burlamaqui avaient fait sur son esprit une vive impression. « C'est à l'ouvrage d'Abadie, écrivait-il plus tard, que je dois mon détachement des choses de ce monde... C'est à Burlamaqui que je dois mon goût pour les bases naturelles de la raison et de la justice de l'homme. C'est à Martinez de Pasqually que je dois mon entrée dans les vérités supérieures. C'est à Jacob Bœhme que je dois les pas les plus importants que j'aie faits dans ces vérités. » [IV]. Bœhme est le mystique allemand de la fin du XVIe siècle et du commencement du XVIIe siècle, dont il traduisit en français plusieurs écrits ; il avait été pâtre, puis cordonnier. Saint-Martin n'a point nié l'influence des livres d'Emmanuel Swedenborg. Il les connaissait fort bien et il comptait, du reste, parmi ses amis intimes, un neveu de l'illuminé Suédois, le pasteur Silverichm. A son jugement, Swedenborg avait plus de ce qu'il appelait la science des âmes que la science des esprits. « Sous ce rapport, disait-il, quoiqu'il ne soit pas digne d'être comparé à Bœhme pour les vraies connaissances, il est possible qu'il convienne à un plus grand nombre de gens, car Bœhme ne convient qu'à des hommes entièrement régénérés ou, au moins, ayant grande envie de l'être. » [V]

En 1771, Saint-Martin quitta le service militaire et, depuis cette année jusqu'à sa mort, survenue le 13 octobre 1803, il se consacra exclusivement à la diffusion de ses idées. Lyon fut un des centres de son activité. Il y séjourna pendant quatre années. C'était le siège de la loge Les chevaliers bienfaisants, qui était acquise au mysticisme et qui par ses relations avec les loges étrangères exerça une influence considérable; sous l'inspiration de cet atelier se tint à Lyon même, en 1780, le convent national des Gaules, précurseur d'assemblées maçonniques comme le convent de Wilhelmsbad de 1782 où toute l'Allemagne était représentée et les convents de Paris de 1785 et de 1787 qui furent des congrès universels. Joseph de Maistre, notons-le, assista fréquemment aux travaux de la loge lyonnaise [VI].

nahonLe martinisme, doctrine de Saint-Martin, diffère du martinézisine, doctrine de Pasqually. Ce dernier affirme la chute de l'homme et le châtiment prononcé par Dieu ; il reconnaît la possibilité d'accomplir la « réintégration » des âmes, mais aux enseignements théurgiques il joint les initiations successives des adeptes et les pratiques empruntées aux occultistes et il crée une hiérarchie sacerdotale. Saint-Martin s'en tient à la théurgie, science des esprits, et à la théosophie. Selon lui, l'homme contracte par sa faute des dispositions vicieuses qu'il transmet à ses descendants; il tombe de l'ordre divin dans l'ordre naturel ; mais la souffrance et le châtiment peuvent le régénérer et le faire rentrer dans l'ordre divin. Il croit au gouvernement de la Providence qui dirige les individus et les peuples, qui les punit et les récompense. Il repousse le sacerdoce. « C'est bien, écrit-il, l'ignorance et l'hypocrisie des prêtres qui est une des causes principales des maux qui ont affligé l'Europe depuis plusieurs siècles jusqu'à ce jour. » Pour lui, la religion catholique a été déshonorée par le trafic et l'imposture. Il est chrétien, mais au lit de mort, il refuse les secours du prêtre. Il aime la liberté. C'est lui qui formule le « ternaire sacré » : Liberté, Égalité, Fraternité, qui devient la devise de la Révolution [VII]. Dans la Révolution qui se déroule sous ses yeux, il voit un fait providentiel. Il admet le droit des souverains; il est prêt à lui reconnaître une source surnaturelle; mais c'est quand il s'agit du passé et non point du présent. « La première origine des rois, écrit-il, est supérieure aux pouvoirs et à la volonté des hommes; leur source est au-dessus de celle que la politique lui a cherchée. » II parle des vertus innombrables que posséderaient les rois qui auraient recouvré leur ancienne lumière ; mais il demande s'il existe un pareil gouvernement et il ne veut pas répondre affirmativement. Il admet l'application des lois criminelles; toutefois il exige que la peine soit proportionnée à la faute. « Il n'y a pas deux crimes égaux, dit-il, et si la même peine est prononcée, il en résulte certainement une injustice. » Il se prononce contre la torture « usage barbare employé sur l'homme pour en exprimer la volonté ». Il déteste la guerre.

Dans ces opinions exprimées par le Philosophe inconnu (on sait que Saint-Martin aimait cette appellation et qu'il s'en servait sur le titre de ses livres), le lecteur a reconnu déjà plus d'une des théories prêchées avec tant de véhémence et tant de vigueur de style par Joseph de Maistre. En effet, l'illustre écrivain a subi à un haut degré l'influence du martinisme ; il ne songe pas à le nier ; il parle avec respect du novateur; il a lu ses ouvrages ; il lui emprunte à l'occasion des expressions typiques. On peut affirmer qu'il a été en rapport avec lui lors de ses voyages à Lyon, où, comme il le raconte, il a fréquenté les assemblées des illuminés. Nous avons vu que Saint-Martin habita Lyon durant quatre années et que la loge Les Chevaliers bienfaisants s'était prononcée en faveur de son enseignement. Des lignes de Joseph de Maistre sont décisives : « Il m'arriva jadis, écrivait-il en 1816 dans une dépêche adressée à son gouvernement, de passer une journée entière avec le fameux Saint-Martin, qui passait en Savoie pour se rendre en Italie. Quelqu'un lui ayant demandé depuis ce qu'il pensait de moi, il répondit : « C'est une excellente terre, mais qui n'a pas reçu le premier coup de bêche. » Je ne sache pas que dès lors personne m'ait labouré ; mais je ne suis pas moins, enchanté de savoir comment ces messieurs labourent. Au reste, quoique je ne sois qu'une friche, cependant le bon Saint-Martin a eu la bonté de se souvenir de moi et de m'envoyer des compliments de loin. » Le voyage que Saint-Martin fit en Italie, en compagnie du prince Alexis Galitzin, se place en 1787. Quand, dans ses ouvrages, Joseph de Maistre mentionne le nom du novateur, il ajoute de laudatives épithètes. Il l'appelle « le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes ». De même, en parlant des illuminés et de l'illuminisme, il se montre en général favorable à leurs tendances.maistre corresp diplo

Avec raison, il insiste sur deux points très importants, c'est qu'il ne faut pas confondre les illuminés ou théosophes, dont il s'occupe, avec les illuminés d'Allemagne, adeptes d'Adam Weishaupt, et c'est que les francs-maçons ne sont pas tous des théosophes.

Dans une dépêche du 2 février 1816, il écrit au ministre des affaires étrangères de Piémont : « Votre Excellence a beaucoup ouï parler d' « illuminés » ; mais qu'elle prenne bien garde qu'il n'y a pas de mot dont on abuse davantage ; on s'est accoutumé à ranger sous ce mot tous les gens qui professent des doctrines secrètes, de sorte qu'on était venu à donner le même nom aux disciples de Weishaupt, en Bavière, qui avaient pour but l'extinction générale du christianisme et de la monarchie, et aux disciples de Saint-Martin, qui sont des chrétiens exaltés (12). »

« Pour fixer ses idées, dit-il dans le même document, il suffit que Votre Excellence sache qu'il existe maintenant en Europe une innombrable quantité d'hommes qui ont imaginé que le christianisme recèle des mystères ineffables, nullement inaccessibles à l'homme, et c'est ce que les Allemands appellent le christianisme transcendantal. Ils croient que le christianisme était, dans son origine, une véritable initiation, mais que les prêtres laissèrent bientôt échapper ces divins secrets, de manière qu'il n'y a plus dans ce moment de véritable sacerdoce. La haine ou le mépris de toute hiérarchie est un caractère général de tous ces illuminés, au point que Saint-Martin, avec toute la piété dont ses livres sont remplis, est cependant mort sans appeler un prêtre. Ils croient à la préexistence des âmes et à la fin des peines de l'enfer, deux dogmes fameux d'Origène. Je n'en dirai pas davantage à Votre Excellence, ceci n'étant pas une dissertation : je me borne à dire que je me suis si fort pénétré des livres et des discours de ces hommes-là, qu'il ne leur est pas possible de placer dans un écrit quelconque une syllabe que je ne reconnaisse. »

Le document qui fut signé à Paris, le 26 septembre 1815, et qui est connu sous le nom de Sainte-Alliance, fit l'objet d'observations et de remarques de Joseph de Maistre, sur lesquelles nous reviendrons. Il en parle dans la dépêche du 2 janvier 1816. « C'est l'illuminisme, dit-il, qui a dicté la convention de Paris et surtout les phrases extraordinaires de l'acte qui ont retenti dans toute l'Europe. »

maistre du pape« Les illuminés pullulent à Saint-Pétersbourg et à Moscou, dit-il aussi ; j'en connais un nombre infini, et il ne faut pas croire que tout ce qu'ils disent et écrivent soit mauvais ; ils ont, au contraire, des idées très saines. » Il fait observer que les mystiques ont beaucoup d'analogie avec les idées que les illuminés se forment du culte intérieur et qu'ainsi ces derniers lisent les écrits de sainte Thérèse, de saint François de Sales, de Fénelon et de Mme Guyon, et il voit dans le mouvement une tendance fatale vers le catholicisme.

« L'effet de l'illuminisme tel que je l'ai fait connaître sur la Russie, écrit-il le 10 mai 1816, n'est et ne peut être que celui que j'ai dit, c'est-à-dire de ronger de son côté la religion nationale, déjà limée puissamment de trois côtés, par le protestantisme, par le catholicisme et par le rascolnisme. » [VIII].

Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, il est fréquemment question des illuminés. « Ce n'est pas, dit l'auteur, qu'il n'y ait dans leurs ouvrages des choses vraies, raisonnables et touchantes, mais qui sont trop rachetées par ce qu'ils y ont mêlé de faux et de dangereux, surtout à cause de leur aversion pour toute autorité et toute hiérarchie sacerdotales. » Il rend hommage aux personnes. « J'ai beaucoup vu les illuminés, ainsi s'exprime-t-il, j'ai copié leurs écrits de ma propre main. Ces hommes, parmi lesquels j'ai eu des amis, m'ont souvent édifié; souvent ils m'ont amusé et souvent aussi..., mais je ne veux point me rappeler certaines choses. Je cherche, au contraire, à ne voir que les côtés favorables. Je vous ai dit plus d'une fois que cette secte peut être utile dans les pays séparés de l'Église, parce qu'elle maintient le sentiment religieux, accoutume l'esprit au dogme, le soustrait à l'action délétère de la réforme, qui n'a plus de bornes, et le prépare pour la réunion. »

Notes de l'auteur

11. Le Mercure français, 1624, t. XI, p. 371. http://books.google.fr/books?id=iClOAAAAcAAJ [p. 100 et 104].

12. Joseph de Maistre, Correspondance diplomatique, t. II, p. 167. http://books.google.fr/books?id=AbgPAAAAQAAJ

Notes personnelles

Nous avons rajouté ces notes pour préciser quelques points que l'auteur ne connaissait pas à l'époque où son article a été publié.

I. C’est le titre du second livre de Louis-Claude de Saint-Martin Tableau naturel des rapports entre Dieu, l’homme et l’univers.

II. Comme souvent à cette époque, l’auteur cite une date erronée : Martines de Pasqually part de Bordeaux en 1772 vers Saint-Domingue où il décède en 1774. Cf. Michelle Nahon, Martines de Pasqually, un énigmatique franc-maçon théurge du XVIIIe siècle, fondateur de l'ordre des Élus Coëns. Pascal Galodé Editions, 2011.

III. Saint-Martin a fait ses études de droit à la Faculté de droit de Paris où il obtint une licence (1759-1762).

IV. Mon Portrait historique et philosophique (1789-1803), publié par Robert Amadou. Julliard, 1961, n°418.

V. Mon Portrait historique et philosophique (1789-1803), publié par Robert Amadou. Julliard, 1961, n°789.

VI. Le convent national des Gaules se tint à Lyon du 25 novembre au 10 décembre 1778. Le titre, et non une Loge, « Chevalier bienfaisant de la Cité Sainte » remplaça celui de Chevalier  templier. Les convents de Paris de 1785 et de 1787 concernent les Philalèthes du Rit français avec Savalette de Langes qui fonda la loge des Philalèthes.

VII. « Louis Claude de Saint Martin (1743) n'a pas forgé la devise « Liberté, Egalité, Fraternité ».Ce n'est donc pas de lui que la franc-maçonnerie aurait pu la recevoir avant que de l'offrir, ou de l'imposer à la révolution. Le malheur veut qu'il n'en soit rien ; malheur du moins pour les iconolâtres de l'historiographie. La vérité, c'est que la devise « liberté, Egalité, Fraternité » n'est au siècle des lumières et de l'illuminisme, ni maçonnique ni révolutionnaire […]. En effet, aucune assemblée législative (dans l'acception la plus large du terme), aucun gouvernement n'a jamais décidé, avant 1848, (date de la proclamation de la deuxième république), que Liberté, Egalité, Fraternité serait la devise de l'Etat français ». Liberté, Égalité, Fraternité, La Devise républicaine et la Franc-Maçonnerie. Extrait et résumé de l’article de Robert Amadou in Renaissance Traditionnelle N°17/18 - Janvier/Avril 1974 - p 1 – Tome V, www.ledifice.net/7055-4.html

VIII. « On pourrait écrire un mémoire intéressant sur ces rascolnics. Renfermé dans les bornes étroites d'une note, je n'en dirai que ce qui est absolument indispensable pour me faire entendre. Le mot de rascolnic, dans la langue russe, signifie, au pied de la lettre, schismatique. La scission désignée par cette expression générique, a pris naissance dans une ancienne traduction de la Bible, à laquelle les rascolnics tiennent infiniment , et qui contient des textes, altérés suivant eux dans la version dont l'église russe fait usage. C'est sur ce fondement qu'ils se nomment eux-mêmes (et qui pourrait les en empêcher ?) hommes de l'antique foi, ou vieux croyants (staroversi ). Partout où le peuple, possédant pour son malheur l'Ecriture Sainte en langue vulgaire, s'avise de la lire et de l'interpréter, aucune aberration de l'esprit particulier ne doit étonner. Il serait trop long de détailler les nombreuses superstitions qui sont venues se joindre aux griefs primitifs de ces hommes égarés. Bientôt la secte originelle s'est divisée et subdivisée, comme il arrive toujours, au point que dans ce moment il y a peut-être en Russie quarante sectes de rascolnics. Toutes sont extravagantes, et quelques unes abominables. Au surplus, les rascolnics en masse protestent et les lois n'oseraient plus se compromettre avec lui. L''illuminisme, qui est le rascolnisme des salons, s'attache aux chairs délicates que la main grossière du rascolnic ne saurait atteindre. D'autres puissances encore plus dangereuses agissent de leur côté, et toutes se multiplient aux dépens de la masse qu'elles dévorent, etc. ». Joseph de Maistre, Du Pape, avec un Discours préliminaire, Lyon, 1836, Volume 2, p.245, note 1. http://books.google.fr/books?id=WykQAAAAIAAJ


IV. Maistre et la Révolution

Au troisième siècle de notre ère, Origène remit en honneur, dans le monde chrétien, le dogme de la déchéance. « Participant à leur naissance de la perfection du Créateur, disait-il, les créatures s'éloignèrent de Dieu et elles furent punies ; mais le châtiment même fut providentiel ; dans leur dégradation, les créatures possèdent les moyens de se rapprocher du bien ; il leur est possible de se rétablir dans la perfection première et Satan lui-même sera sauvé. »

Au XVIIIe siècle, martinézistes et martinistes insistèrent dans leur enseignement sur l'idée de chute et de peine et sur le triomphe final du bien sur le mal. Origène étendait aux peuples l'intervention divine ; selon lui, ceux-ci avaient comme les hommes, leur ange du mal et leur ange du bien ; sur ce point encore l'illuminisme suivait sa doctrine.

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Joseph de Maistre expose, de son côté, la théorie de la chute et du châtiment. Il insiste sur ce qu'il appelle l' « immense dégradation de l'homme » ; le Dieu qu'il se crée est le Dieu du châtiment ; il invoque une prétendue « grande loi de la destruction violente des êtres vivants » ; il montre la guerre divine en elle-même, divine dans la gloire mystérieuse qui l'environne, divine dans ses résultats qui échappent aux spéculations de la raison humaine ; il dépeint l'ange exterminateur, ministre d'une vengeance infaillible, s'acharnant sur les nations. Peu lui importe que les innocents soient frappés comme les coupables : la justification de sa thèse lui semble assurée par la simple constatation qu'en tout cela la Providence poursuit des plans mystérieux. Pour lui, la théocratie offre le seul remède : il veut la domination du pape. Il glorifie l'Inquisition. Il affirme que le pouvoir des rois est absolu, si ce n'est lorsque le pontife romain interpose son autorité entre les plaintes des peuples et la tyrannie des princes. Sans doute, il ne désespère point de l'avenir, mais la restauration qu'il attend et qu'il prédit, c'est la restauration de l'unité chrétienne, c'est la fin du schisme grec et l'anéantissement de la réforme protestante.

D'où vient cette dureté ? Pourquoi pareille exagération ? Joseph de Maistre, franc-maçon, n'a jamais quitté la franc-maçonnerie ; au début de la Révolution française la loge de Chambéry prit l'engagement de ne plus s'assembler sans l'autorisation du roi ; mais il ne fut point question pour ses membres de renier l'Ordre. En 1810, il constatait comme une chose toute naturelle et toute logique le fait d'être invité à assister aux tenues des loges de Saint-Pétersbourg. Il est resté en contact avec les illuminés. Il a repris quelques-unes de leurs idées et il s'en fait l'éloquent interprète. Comment a-t-il été amené à tirer de l'enseignement de Saint-Martin des conséquences diamétralement opposées à celles du maître ? D'où provient ce manque de stabilité et pourquoi a-t-il donné des gages à un système qu'il avait aidé à combattre ? Un de ses biographes nous le montre « luttant contre son instinct, son tempérament de novateur et reculant dans ces combats jusqu'à Grégoire VII pour échapper à l'attraction révolutionnaire ». Lui-même nous fournit le mot de l'énigme. Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, un des interlocuteurs, le sénateur russe, lui dit : « En votre qualité de Latin (c'est-à-dire de catholique), vous en revenez toujours à l'autorité. Je m'amuse souvent à vous voir dormir sur cet oreiller. » En un autre passage, l'auteur convient de sa soumission. Il reproche à l'illuminisme d'anéantir fondamentalement l'autorité. « Tandis que, dit-il, les pieux disciples de Saint-Martin, dirigés, suivant la doctrine de leur maître, par les véritables principes, entreprennent de traverser les flots à la nage, je dormirai en paix dans cette barque qui single heureusement à travers les écueils et les tempêtes depuis mille huit cent neuf ans. »

Au surplus, le théocrate, l'ultramontain se réservait le droit de morigéner et de blâmer. Quand, en 1804, le pape se décide à sacrer Napoléon, il écrit que « Pie VII est un bon homme dont on se moque assez joliment ». « C'est, dit-il, une calamité qu'un bon homme occupe une place qui exigerait un grand homme. » « Les forfaits d'un Borgia, ajoute-t-il, sont moins révoltants que cette hideuse apostasie de son faible successeur... Je n'ai point de termes pour vous peindre le chagrin que me cause la démarche que va faire le pape. S'il doit l'accomplir je lui souhaite tout simplement la mort... Je voudrais de tout mon cœur que le malheureux pontife s'en allât à Saint-Domingue pour sacrer Dessalines. Quand une fois, un homme de son rang et de son caractère oublie à ce point l'un ou l'autre, ce qu'on doit souhaiter, c'est qu'il achève de se dégrader jusqu'à n'être plus qu'un polichinelle sans conséquence. » Il a soin de s'attribuer le monopole de l'injure. En effet, dans le livre Du Pape, il reproche à un membre de la chambre haute d'Angleterre d'avoir dit, en mai 1805, que le pape était une misérable marionnette entre les mains de l'usurpateur du trône des Bourbons, et il fait observer que « ce ton colérique et insultant a lieu d'étonner dans la bouche d'un pair ». L'écrivain absolutiste a la haine de l'Autriche, sans doute adversaire du Piémont, mais puissance chrétienne. « Cette Maison d'Autriche, écrit-il en 1794, est une grande ennemie du genre humain. » Il formule le principe de l'indépendance italienne assurée par la Maison de Savoie. En 1817, sur le point de quitter Saint-Pétersbourg, il écrit à son gouvernement : « J'ai eu, il y a quelque temps, une conversation avec Capo d'Istria; il me dit entre autres choses : Votre prince est placé ; il pourra monter à cheval sur l'Italie. J'ai cru cette phrase digne d'être rapportée. » La pensée patriotique mérite tout éloge, mais Joseph de Maistre ne pouvait se dissimuler que l'accomplissement du programme devait chasser de leur trône tous les autres princes italiens.

sm lettreaunamiNous avons mentionné les impitoyables théories qui, développées comme elles le furent avec une logique qu'aucune considération de miséricorde ou de piété n'arrêtait, aboutissaient à la glorification de la tuerie et du massacre et qui, sous prétexte d'expiation et de sacrifice prétendaient justifier l'effusion continuelle du sang humain. Joseph de Maistre voit dans la guerre un fait divin, il est l'apologiste de l'Inquisition, il écrit l'éloge du bourreau, il veut le maintien de la peine de mort.

Que Louis-Claude de Saint-Martin se montrait supérieur ! « J'abhorre la guerre », écrivait-il. La révolte des Juifs, commandés par les Machabées, fut une révolte sainte. « On pria à Jérusalem pour les Machabées, dit le Philosophe inconnu. Outre qu'on trouva sur eux des figures d'idoles, ils avaient à laver la tache du sang, cette tache qui empêcha David de bâtir une maison au Seigneur. »

Il est impossible de ne pas estimer et aimer Joseph de Maistre quand on lit les notices que des biographes consciencieux lui ont consacrées et quand on parcourt sa correspondance privée et ses dépêches officielles. Il fut un grand honnête homme. Pourquoi faut-il que des affirmations hautaines, que des paradoxes violents gâtent à certains moments le plaisir que l'on ressent à l'étude de ses œuvres ?

Il est, comme d'autres le furent avant lui, pénétré de l'idée de la chute et de la nécessité de l'expiation ; mais l'exagération de sa thèse doit blesser le plus tolérant lecteur. Il prétend démontrer ce que, selon lui, le genre humain a toujours confessé : la dégradation radicale de l'homme, la réversibilité des douleurs de l'innocent au profit du coupable et le salut par le sang. Mais que de cruelles conséquences il se complaît à en tirer !

« Tout supplice, écrit-il, est supplice dans les deux sens du mot latin supplicium, d'où vient le nôtre; car tout supplice supplie. Malheur donc à la nation qui abolirait les supplices: car la dette de chaque coupable ne cessant de retomber sur la nation, celle-ci serait forcée de payer sans miséricorde et pourrait même, à la fin, se voir traiter comme insolvable selon toute la rigueur des-lois. »maistre eclaircissement

Le bourreau est « la pierre angulaire de la société ». « Otez du monde cet agent incompréhensible, dans l'instant même l'ordre fait place au chaos, les trônes s'abîment et la société disparaît. Dieu qui est l'auteur de la souveraineté l'est aussi du châtiment. »

« Non seulement, écrit de Maistre en 1816, je crois qu'il ne faut pas abolir la peine de mort, mais je crois que toute nation qui l'abolit se condamne, autant qu'il est en elle, à la seconde place. Les nations de premier ordre ont toujours condamné et, si je ne me trompe, condamneront toujours à mort. »

Qu'est donc l'Inquisition? Dans son Éclaircissement sur les sacrifices, l'auteur la définit « l'exécution légale d'un petit nombre d'hommes, ordonnée par un tribunal légitime en vertu d'une loi antérieure solennellement promulguée et dont chaque victime était parfaitement libre d'éviter les dispositions. »

La souveraineté est absolue ; obéissance entière lui est due par les sujets. Il n'y a point de roi de par le peuple. La noblesse est un prolongement de la souveraineté ; les souverains n'anoblissent même pas ; ils sanctionnent simplement les anoblissements naturels ; la noblesse est la gardienne de la religion ; elle est parente du sacerdoce. Il ne faut point de constitution : la souveraineté du peuple n'est pas seulement une erreur, c'est une bêtise. Telles sont quelques autres affirmations émises comme autant d'axiomes politiques.sm mon portrait

On sait avec quelle violence Joseph de Maistre attaque la Révolution française, qu'il déclare « satanique dans son essence ». Louis-Claude de Saint-Martin avait montré dans la Révolution une épreuve que la Providence avait fait subir aux hommes et dans laquelle les innocents avaient souffert comme les coupables; mais au bout de l'épreuve il montrait la rénovation; il se gardait bien, du reste, de condamner la Révolution; il était convaincu qu'elle aurait d'heureuses conséquences. « Ma douleur, disait-il, a été de voir que, parce qu'on rejetait les vignerons, la plupart des hommes croyaient aussi qu'il fallait rejeter la vigne» [IX. Mon Portrait, n° 653]. Joseph de Maistre dénonce même comme un mal les moindres concessions faites, en 1814, par le gouvernement français à l'esprit de 1789. Il engage le roi de Piémont à ne point octroyer de charte à ses sujets et il s'avise de lui conseiller une politique astucieuse, si la lutte ouverte contre les libertés populaires doit faire courir quelque péril. « La Révolution, écrit-il en 1814 dans un document officiel, fut d'abord démocratique, puis oligarchique : aujourd'hui elle est royale, mais toujours elle va son train. L'art du prince est de régner sur elle et de l'étouffer doucement en l'embrassant ; la contredire de front ou l'insulter serait s'exposer à la ranimer et à se perdre du même coup. » Au surplus, il croyait fermement que, dans le plan providentiel, la Révolution française servait à préparer la rénovation morale et religieuse. Le « Latin », le « Romain », le « grand partisan de l'unité et de l'autorité », comme il se qualifiait, voyait au bout des épreuves le triomphe de l'Église catholique sur le schisme, sur l'hérésie et sur l'infidélité; il ne concevait le progrès que sous la forme du gouvernement théocratique.

krudenerL'organisation politique du monde avait fait l'objet de ses réflexions. Dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, la question est posée : « Comment les nations n'ont-elles jamais convenu d'une société générale pour terminer leurs querelles, comme elles sont convenues d'une souveraineté nationale pour terminer celle des particuliers? On aura beau tourner en ridicule l'impraticable paix de l'abbé de Saint-Pierre (car je conviens qu'elle est impraticable, mais je demande pourquoi ?) je demande pourquoi les nations n'ont pu s'élever à l'état social comme les particuliers ? Comment la raisonnable Europe surtout n'a-t-elle jamais rien tenté de ce genre? »

Quand, en 1814, l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie créent la tétrarchie qui, en 1818, par l'accession de la France, doit se transformer en pentarchie, Maistre critique et condamne les prétentions des grands États. Il ne se prononce point non plus en faveur de l'acte de la Sainte-Alliance. Il y voit l'influence des illuminés. Il croit que l'empereur Alexandre en est le rédacteur. « L'esprit qui l'a dicté, écrit il, n'est ni catholique, ni grec, ni protestant; c'est un esprit particulier que j'étudie depuis trente ans, mais dont le portrait tiendrait trop de place. » Il n'aime point la tendance générale qui est le rapprochement des communions chrétiennes, ou pour mieux dire, l'indifférence à l'égard de ces communions qui sont regardées toutes comme également bonnes. Valérie de Krudener inspira-t-elle la fameuse « association chrétienne »? La question n'est point résolue ; mais il y a quelque intérêt à constater qu'en 1803, dans les derniers mois de sa vie, Louis-Claude de Saint-Martin avait connu à Paris la baronne de Krudener, qui, il est vrai, n'avait point commencé alors ses prédications et son apostolat.


V. - Conclusion

Il est un dernier point qu'il importe de signaler. Si le Philosophe inconnu ne se montre pas fort enthousiaste des savants en général et s'il leur reproche d'avoir « tellement défiguré la nature que ce miroir est devenu méconnaissable entre leurs mains », Joseph de Maistre agit en adversaire décidé de l'étude des sciences naturelles.

On ne se rend pas suffisamment compte de l'impulsion que donnèrent les loges maçonniques à l'étude des sciences naturelles. Non seulement elles ouvrirent leurs ateliers à quiconque s'occupait de recherches ou s'intéressait aux discussions, mais elles constituèrent dans nombre de villes, pour le monde profane, des sociétés littéraires, des cabinets de lecture, des associations scientifiques.

Parmi les dirigeants de la grande loge d'Angleterre figuraient, dès les premières années, des savants très distingués. De 1730 à 1734, sur les tableaux des loges de Londres étaient inscrits les noms de seize membres de la Société Royale. Cette société elle-même devait son origine au « Collège invisible », fondé sur le modèle de l'Institut de Salomon décrit dans la Nouvelle Atlantide de sir Francis Bacon, et son but était l'étude de « la connaissance naturelle », terme employé en opposition avec la « connaissance surnaturelle ».bacon atlantide

Dans les sciences naturelles Joseph de Maistre croit voir des ennemies de la religion ; dans leur étude il montre un complot contre le christianisme. Il prétend les placer à l'arrière-plan. « Il faut, écrit-il, que les sciences naturelles soient tenues à leur place qui est la seconde, la préséance appartenant de droit à la théologie, à la morale et à la politique. Toute nation où cet ordre n'est pas observé est dans un état de dégradation. » Il attaque avec violence sir Francis Bacon. « Plein, dit-il, d'une rancune machinale contre toutes les idées spirituelles, Bacon attacha de toutes ses forces l'attention générale sur les sciences naturelles de manière à dégoûter l'homme de tout le reste. » Il lui reproche ce qui constitue précisément son grand titre à la reconnaissance universelle : la substitution de la méthode d'induction à celle du syllogisme. Il s'en prend aux savants qui, selon lui, sont des espèces de conjurés ou d'initiés ayant fait de la science une sorte de monopole et ne voulant pas qu'on sache plus ou autrement qu'eux.