1862 revue chretienne1862-63 Saint-Martin et le mysticisme en France, vers 1800

Adolphe Schæffer (1826-1896)

Revue Chrétienne

Recueil mensuel
Neuvième / Dixième années

Paris

Bureau de la Revue
À la librairie de Ch. Meyrueis et Compagnie
174, rue de Rivoli

1862

Cet article, écrit par Adolphe Schæffer (1826-1896) dans la Revue chrétienne, a été publié en huit parties dans trois parutions :

- Dans le  numéro 9 du 15 décembre 1862 (pages 775-782) pour les 3 premières parties (I-III)
- Dans le numéro 10 du 15 janvier 1863 (pages 38-45) et comporte la partie IV en totalité et une partie de la partie V.
- Dans le numéro 10 du 15 février 1863 (pages 65-79) et comporte la suite de la 5e partie jusqu'à la fin (suite de V ; VI, VI, VIII).

L'auteur l'a reproduit dans son livre Mélanges d'histoire et de littérature en 1873 (pages 259-310). Plutôt que de suivre les 3 publications de la Revue chrétienne (1862-1863), nous avons choisi de présenter les huit parties en notant le début et la fin de chaque article de la revue, ce qui nous paraît plus adéquat pour conserver l'unité de l'article.

Nous avons ajouté, [entre crochets], des titres et des sous-titres pour permettre une lecture agréable. Nous avons également mis entre crochets, les diverses références des textes cités de Louis-Claude de Saint-Martin, quand cela a été possible.

Le livre de Jacques Matter, Saint-Martin, le philosophe inconnu, sa vie et ses écrits, son maître Martinez et leurs groupes, d'après des documents inédits, est cité dans le texte, entre crochets, par la référence : Matter, suivi de la page.

Les livres de Louis-Claude de Saint-Martin sont cités de cette manière :

- Correspondance : La correspondance inédite de L.-C. de Saint-Martin, dit le philosophe inconnu et Nicolas Antoine Kirchberger, baron de Liebistorf. Paris, 1862
- Portrait : Mon Portrait historique et philosophique (1789-1803). Publié par Robert Amadou. Julliard, 1961. Dans le premier volume des Œuvres posthumes de Mr de St Martin, Tours, 1807, une partie du Portrait a été publié :
- Ministère : Le Ministère de l'Homme-Esprit, Paris Migneret, 1802
- Esprit des choses, suivi du volume 1 ou 2 : De l'esprit des choses ου coup-d'œil philosophique sur la nature des êtres et sur l'objet de leur existence. Ouvrage dans lequel on considère l'homme comme étant le mot de toutes les énigmes. Paris, An 8 (1800). Volume 1 ; Volume 2
- Tableau : Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'homme et l'univers. Volume 1 ; volume 2. Édimbourg [Lyon] 1782.
- Nouvel Homme : Le nouvel homme. Paris. Imprimerie du Cercle Social, 4, rue de la Liberté. L'An 4e de la Liberté (1795)


[Introduction]

Philosophie - SAINT- MARTIN ET LE MYSTICISME EN FRANCE VERS 1800

1er article : Revue chrétienne n°9 du 15 décembre 1862 : pages 775-782 (I-III)

Saint-Martin, le philosophe inconnu, sa vie et ses écrits, son maître Martinez et leurs groupes, d'après des documents inédits par M. Matter, conseiller honoraire de l'Université de France, etc. 1 vol. in-8° de XII-460 pages. Paris, chez Didier, 1862.

1862 revue chretienne articleLe PHILOSOPHE INCONNU. C'est ainsi que s'intitulait volontiers le comte [sic ! Saint-Martin n'a jamais eu de titre de noblesse] de Saint-Martin, un peu ironiquement, je m’imagine. Aujourd'hui, j'en demande pardon à Saint-Martin et je l'en félicite, aucun de ces deux termes ne saurait convenir pour le désigner.

Inconnu ? Saint-Martin ne l'est plus. Il eût souri d'aise, le tendre et un peu vaniteux rêveur d'Amboise, s'il eût pu voir à l'œuvre, en Allemagne et en France, des littérateurs tels que Chateaubriand et Madame de Staël, M. de Maistre et M. de Baader, Cousin et Sainte-Beuve étudiant ses œuvres, essayant d'initier le monde aux vaporeuses conceptions de son esprit, jetant son nom à tous les vents de la publicité. L'un de ces critiques l'appelle « un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et indépendant, dont les idées (quand elles étaient  explicables étaient élevées et d'une nature supérieure. » « L'estime, dit-il encore, s'attachera toujours à sa mémoire. » [Chateaubriand, Mémoire d’outre-tombe, p.303] Il suffirait de moins que ces paroles de Chateaubriand pour tirer un auteur des rangs obscurs où la célébrité ne pénètre point.

Mais ce n'est point dire encore que Saint-Martin ait été philosophe. À vrai dire, je doute qu'il l'ait été. Il n'a point connu cette rigoureuse méthode des bons esprits qui, appuyés sur l'observation et l'induction, partent sagement de l'examen des faits, soit physiques, soit moraux, pour s'élever insensiblement à la connaissance des lois générales qui régissent le monde. Le mysticisme a été toute sa philosophie, et il n'est point sûr que les [page 776]  philosophes sérieux consentent jamais à tendre au mysticisme une main fraternelle.

Mais n'anticipons pas. Disons d'entrée que si Saint-Martin n'a point été un philosophe à la manière de Platon ou de Schopenhauer, il n'en est pas moins permis de voir en lui l'une des individualités les plus remarquables qui ont marqué la fin du dix-huitième siècle en France. Aux yeux de son dernier historien, Saint-Martin a été non seulement un penseur brillant, une âme tendre, le plus célèbre des mystiques de notre âge, mais encore « le sage en personne. » « Il n'est pas beaucoup d'âmes plus belles sur la terre. La sienne est économe et large, fière et humble, délicate et forte. » [Matter, p. 267] Tel est le témoignage rendu, par M. Matter au « philosophe inconnu. » À supposer même que l’éloge soit entaché de quelque exagération, un tel homme vaut bien la peine qu'on l'étudie. C’est ce que nous allons faire dans les pages qui suivent. Nous exposerons tour à tour, le plus succinctement possible, la vie de cet homme qui a trouvé de tels admirateurs, les influences qu'il a subies, son mysticisme , sa morale, son caractère.

1862 MatterPour remplir le cadre que nous nous traçons, nous n’avons guère qu'à puiser dans le beau volume de M. Matter. On pourra ne pas toujours partager les jugements que porte sur Saint-Martin son savant biographe ; on n'en lira pas moins son livre avec un très vif intérêt. Grâce à d’heureuses découvertes, à d'infatigables recherches secondées par l'obligeance de ses nombreux amis, M. Matter a pu être plus complet qu'aucun de ses prédécesseurs, en racontant la vie de Saint-Martin, soit en analysant ses écrits ; il a pu rendre ainsi un véritable service aux admirateurs de Saint-Martin, aux amis du mysticisme. L’ouvrage que nous annonçons présente d'ailleurs le charme d'une grande variété. Le gnosticisme et les anciennes cosmogonies, les spéculations pythagoriciennes et le spinozisme, le mesmérisme et le spiritisme, les loges maçonniques et des épisodes de la Terreur, M. Matter s'est trouvé appelé à effleurer en passant ces sujets-là et bien d'autres encore, d'où pouvait jaillir quelque lumière, soit sur la vie, soit sur les doctrines du rêveur tourangeau. Il instruit sans donner de l'ennui. [page 262] Aussi n'hésiterons-nous pas à appeler toute l'attention de nos lecteurs sur le livre auquel nous allons faire de nombreux emprunts ; ils y trouveront beaucoup de savoir, une grande érudition dégagée des formes arides et sèches dont on se plaît trop souvent à l'envelopper.


I. [Biographie]

[page 777] Louis-Claude de Saint-Martin naquit en 1743, à Amboise, au sein d'une famille où régnait une grande piété. Il ne connut point sa mère qui mourut peu de temps après lui avoir donné le jour ; mais il eut, pour la remplacer, une belle-mère qui l'éleva avec une grande tendresse, et lui fit aimer Dieu et les hommes d'une façon singulièrement émue, en sorte que son cœur fut, dès son plus jeune âge, « comme pétri par l'amour. »

On connaît peu de détails sur l'enfance et la jeunesse du futur théosophe. Doué d'une organisation très délicate, il passa du collège à l'école de droit, non par goût, mais uniquement pour complaire à son père qui désirait vivement qu'il entrât dans la magistrature. Ce fut encore pour se rendre aux sollicitations paternelles que le jeune étudiant, qui sur les bancs de l'école n'avait guère fait que rêver aux futures grandeurs de l'écrivain, du poète, du philosophe, se fit recevoir avocat du roi au siège présidial de Tours. Sa réception ne fut pas brillante ; il raconte lui-même qu'il « y versa des larmes plein son chapeau. » [Portrait, § 207] La carrière du jeune avocat fut ce qu'avait promis le début. Décidément, Saint-Martin ne se sentait pas le moindre goût pour une profession où il eût pu cependant se créer un bel avenir, grâce aux hautes protections qui étaient assurées.

« Je n'ai jamais pu savoir, nous raconte-t-il, qui, dans une cause jugée, avait gagné ou perdu son procès, et cela après plaidoiries, délibérations et prononcé du président entendus. » [Portrait, § 207]

SM Portrait AmadouAutre tentative malheureuse : Saint-Martin se fit officier. Se laissa faire serait plus exact. Il détestait la guerre au nom de tous ses principes ; elle répugnait à la tournure de son esprit. Mais le duc de Choiseul, pour obliger sa famille, lui ayant fait délivrer, selon les usages du temps, un brevet d'officier dans le régiment de Foix, Saint-Martin endossa l'uniforme de lieutenant ; lieutenant, il fit ce qu'il avait fait avocat ; il s'occupa de religion, de philosophie mystique, plus que de procédure et de science militaire. Aussi ne tarda-t-il point à renoncer à la carrière des armes pour se donner tout entier aux occupations qui seules pouvaient convenir à sa nature et à ses penchants, à l'étude des questions théosophiques. C'est cette étude qu'il consacra le reste de ses jours. Il en poursuivit la solution dans les différentes villes où il séjourna tour à tour, à Bordeaux, à Lyon, à Toulouse, à Versailles, à Paris, à Strasbourg, non moins qu'à Rome et à Londres. C'est au [page 778] mysticisme qu'il consacra ses nombreux écrits (1), et jusqu'aux mémoires qu'il soumit au jugement de l'Académie de Berlin et à l'Institut de France ; c'est au mysticisme qu'il songeait constamment à gagner des adhérents dans la haute société qu'il fréquentait. Aussi ses derniers instants furent-ils marqués, en quelque sorte, du cachet de cette fraternité mystique qui avait été le but de toutes ses aspirations. Il sentit approcher la fin de ses jours sans se troubler. Il ne se sentait ni fatigué; ni accablé de la vie ; son courage demeura inaltéré. Loin de s'affliger des signes évidents d'une fin prochaine, il écrivit peu de mois avant sa mort :

« J'arrive à un âge et à une époque où l'on ne peut plus frayer qu'avec ceux qui ont ma maladie. » [Portrait, § 1105]

Il entendait le mal du pays, le spleen légitime de l'homme.

« Ce spleen est un peu différent, dit-il, de celui des Anglais ; car celui des Anglais les rend noirs et tristes, et le mien me rend extérieurement et intérieurement tout couleur de rose. » [Portrait, ibidem] »

Ce fut un coup d'apoplexie qui mit une douce fin à cette douce existence, laissant au pieux philosophe quelques moments pour prier et pour adresser de touchantes paroles à ses amis accourus. Il les pressa de vivre dans l'union fraternelle et dans la confiance en Dieu. C'est en prononçant ces paroles que Saint-Martin s'endormit, le 13 octobre 1803, au soir, dans la campagne que son ami le sénateur Lenoir-Laroche possédait à Aunay. Sa carrière pouvait se clore.

« Il avait vu, dit excellemment Matter, les plus grandes choses qu'on puisse voir en aucun temps ; il avait passé, âme forte et sereine, par des épreuves et avait accompli de notables travaux. Ni la gloire du monde, ni la fortune n'avaient salué sa vie ; et, à ses yeux, elles ne l'eussent pas même embellie ; il avait goûté les plus douces et les plus profondes de toutes les jouissances : aimé de Dieu et des hommes, il avait beaucoup aimé lui-même et beaucoup plus espéré de l’avenir que du présent. C'est un des beaux traits de sa foi d'avoir aimé son œuvre pour elle-même. Il n'a compté sur rien dans ce monde. Il se savait si bien uni à Dieu, que sa récompense était ailleurs. » [Matter, p. 341].


II. [Relations mondaines]

Telle fut, dans ses contours les plus généraux, la vie de Saint-Martin. Nous aurons occasion, dans le cours de cette étude, d'en faire [page 778] connaître encore différentes particularités. Il importe, avant d'y arriver, et pour nous mettre à même d'apprécier ses théories mystiques, de rechercher les influences qu'il subit, les relations qui aidèrent au développement de son esprit et de son caractère.

Saint-Martin fut, dans la force du terme, un homme du monde, un homme de bonne compagnie. Il nous fait connaître lui-même, avec une complaisance un peu puérile, les nobles, les comtes, les marquis, les princes qu'il fréquentait. Une page ne suffirait pas à énumérer les personnages plus ou moins illustres qu'il se vante, en divers passages de ses écrits, d'avoir eu pour amis ou pour le moins d'avoir connus. Il cite volontiers les noms de Lusignan, Modène, Suffren, Choiseul, La Rivière, Duvivier d'Argenton, de Noailles, Flavigny, Montaigu, la marquise de Clermont-Tonnerre, la marquise de Chabanais, la duchesse de Bourbon, le duc de Bouillon, Madame de Coislin, le prince russe de Galitzin, les princesses italiennes de Santa-Croce et Borghèse, le duc et la duchesse Braschi, Madame la duchesse de Wurtemberg, le duc d'Orléans... On le voit : notre philosophe était du meilleur monde ; il s'y plaisait, n'en doutons pas; ses relations étaient très multipliées et très excellentes ; mais, nous l'avouerons, nous ne savons pas si un pareil milieu est fait pour un véritable penseur, pour un philosophe de forte trempe ; nous aimons bien plutôt, peut-être à tort, à nous le figurer dans la solitude, laissant à des demi-philosophes le soin de vulgariser dans le monde brillant les principes qu'il a découverts et préférant, pour sa part, à l'agitation stérile le plus souvent de la grande société, les frais ombrages, le silence du cabinet, un petit cercle d'amis aimant, comme lui, les sérieuses méditations, les longs penseurs, les graves conversations, les solides lectures. M. Matter a beau dire, à la justification de Saint-Martin : « Il savait allier admirablement les deux choses les plus rares et les plus louables dans un savant, celle de penseur très-profond et celle d'homme du monde très répandu ;... » [Matter, p. 73] nous ne cacherons pas que ces deux choses nous semblent difficiles à concilier, sauf dans des hommes de haute élite. On ne peut servir à la fois le monde et la science. Nous ne voudrions pas faire du philosophe une espèce de paysan du Danube ; mais a priori, et en admettant d'ailleurs des exceptions aussi honorables que rares, nous nous défions des philosophes en gants blancs.


III. [Strasbourg]

Nous n'avons pas tout dit pour caractériser les relations Saint-Martin avec le grand monde. De ce grand monde, une [page 780] partie surtout l'attirait avec la force de l'aimant. Son biographe avoue que Saint-Martin se créa beaucoup d'amitiés... surtout parmi les femmes. « Ajoutons tout de suite (continue-t-il, p. 34) qu'il en eût trop et de trop vives. » Arrêtons-nous à l'une de ces amitiés.

Saint-Martin séjourna à Strasbourg de 1788 à 1791.
Cette vieille cité du Rhin était alors un séjour charmant à plus d'un titre.
On y rencontrait la douceur et la gravité des mœurs (voilà pour le cœur), en même temps qu'une science de bon aloi que personnifiaient alors, dans ses diverses ramifications, des hommes tels que Blessig, Haffner, Oberlin, le frère du célèbre apôtre du Ban de la Roche. Des étrangers distingués par la naissance et par la fortune, attirés par l'amour de cette espèce de France « encore si allemande et si cordiale de mœurs, mais déjà si française de sympathies et d'idées, » [Matter, p.186] ajoutaient aux agréments de la société qu'on y rencontrait et aux sources d'instruction qu'allait y rechercher une jeunesse studieuse accourue de toutes parts.

Saint-Martin ne se plut pas d'emblée à Strasbourg. Il porta d'abord sur cette bonne ville un jugement d'une excessive sévérité. Voici comment il s'exprima sur son compte, dans son langage si négligé par moment et si obscur :

« J'ai vu des hommes qui n'étaient mal avec personne , mais dont on ne pouvait pas dire non plus qu'ils étaient bien ; car ils n'avaient pas assez de mesures développées pour être saisis de ce qui est vrai et vif, ni choqués de ce qui est mal et faux. C'est à Strasbourg où j'ai fait cette observation. » [Portrait, 272]

Cela est peu flatteur pour Strasbourg. Cependant Saint-Martin ne tarda pas à modifier ce premier jugement. Ainsi :

« Je dois dire que cette ville de Strasbourg est une de celles à qui mon cœur tient le plus sur la terre. » [Portrait, ibidem]

Plus tard encore, tandis qu'il appelle Amboise, sa ville natale, son « enfer » et Paris son « purgatoire » (2) Strasbourg est devenu son « paradis. » Le moment venu où il lui faut quitter la cité hospitalière, il se recommande « au magnifique Dieu de sa vie, pour être dispensé de boire cette coupe ; » voyant qu'il lui faut absolument consommer « cet horrible sacrifice, » il s'y résout... en versant un torrent de larmes. [Portrait, § 187].

D’où vient donc cet attachement qui lui arrache de si profonds gémissements ? Est-ce à l'historien Koch que s’adressent ses regrets ? au savant Oberlin ? à Haffner ou à Blessig ? Ses larmes coulent-elles en l'honneur de la science de l'antique ville [page 781] universitaire ? A-t-il donné son cœur à Salzmann, au major de Meyer, au baron Razenried, à Mademoiselle Schwing qui entretenait commerce avec les « trépassés ? » à cette autre voyante mystique qui, grâce à ses dons de seconde vue, connaissait les évènements qui se passaient à de grandes distances ?

[Madame de Bœcklin]

Rien de pareil. Une seule personne résumait Strasbourg, aux yeux de Saint-Martin, une dame qui, à ce que nous affirme M. Matter, portait avec honneur et avec un grand air un peu impérieux un des beaux noms de l'Alsace, protestante de naissance, mais devenue catholique par des considérations de famille, enfin séparée de son « frivole » mari, Madame de Bœcklin de Bœcklinsau. La place que cette aimable Allemande occupait dans son âme est peut-être unique dans l'histoire du mysticisme ; c’est encore M. Matter qui nous l'assure. Il n'y a point eu d'autre Égérie qui ait été l'objet de la part d'un théosophe, de sentiments aussi élevés, rendus dans des termes aussi vifs que le sont ceux de Saint-Martin parlant de Madame Bœcklin. Elle lui disait, il est vrai, que « ses yeux étaient doublés d'âme ; » [Portrait, §760] mais, à son tour, il l'appelle sa B., tout court, ou bien encore sa « délicieuse » [Portrait, § 348] amie, et nous n'oserions douter qu'elle ait été un assemblage vivant de qualités féeriques, parce que le grave historien de Saint-Martin va jusqu'à la qualifier de « magicienne » [Matter, p.167] et voit en elle « une heureuse mortelle, unique dans les annales de l'humanité, qui, à toutes les grâces de son sexe, a joint toutes les qualités du nôtre. » [Matter, p.170]

Je crois bien, après cela, que l'affection du théosophe pour sa B. n'avait rien de compromettant, que son amour pour elle était purement platonique, que l'amitié qu'elle lui faisait ressentir n'était qu'une de ces tendresses mystiques qui se conçoivent si bien dans le commerce des âmes spirituelles ; ce commentaire dont on se plaît à orner les relations de Saint-Martin avec Madame de Bœcklin, nous sommes tout disposé à l'admettre : mais les nombreuses prédilections féminines du tendre mystique, ces prédilections dont le volume de Matter nous fournit tant de preuves, sont-elles de nature à nous faire présumer favorablement de la profondeur philosophique du théosophe d'Amboise ? Nous posons cette question sans craindre qu'on ne nous accuse de vouloir amoindrir le profit que peuvent retirer, du commerce avec le monde féminin, les plus profonds penseurs. Il nous serait aisé de nommer telle dame dont la société, nous n'en doutons pas, exerce la plus heureuse influence non seulement sur le cœur, mais encore sur la pensée des savants qui l’entourent ; mais aussi, nous l'avouerons franchement, sûr d'avoir pour nous l'assentiment des femmes même les plus distinguées, nous avons peur qu'elle ne demeure bien à [page 782] la surface des choses, la philosophie du penseur le mieux doué qui ne va guère demander ses inspirations qu’au beau monde.

Sommes-nous trop sévère ? N'est-il pas tout au moins singulier que le « tendre » Saint-Martin, bien accueilli par les femmes et par les grands seigneurs, ait trouvé si mauvais accueil auprès des savants proprement dits ? Ne parlons ni de Voltaire ni de Rousseau ; Saint-Martin ne parvint pas à les approcher, leur mort l'en empêcha. Lalande, le grand astronome, il le rechercha ; mais on se sépara bientôt, peu satisfait l'un de l'autre, et pour toujours.

L'Académie de Berlin met au concours cette question-ci :

« Quelle est la meilleure manière de rappeler à la raison les nations, tant sauvages que policées, qui sont livrées aux erreurs et aux superstitions de tout genre ? »

Saint-Martin présente un mémoire, auquel l’académie préfère celui d'Ancillon.

À l'Institut, c'est Gérando qui l'emporte sur lui. Toujours animé du plus vif désir de s'instruire, Saint-Martin essaye d'étudier à Strasbourg, puis à la grande École normale ; il ne demande pas mieux que de connaître à fond les pensées des meilleurs esprits de tous les lieux et de tous les temps : mais la persévérance lui fait défaut ou, pour mieux dire, les fortes et solides études, dont il comprend la nécessité, répugnent, après tout, à sa nature poétique. Il estimait fort peu ces sciences si positives, et d'ordinaire si exactes en vertu de leurs méthodes, que les esprits les plus sévères pour la philosophie spéculative exceptent de leurs censures ; c'est l'un de ses biographes les plus bienveillants qui l'affirme. Il ne possédait point le don de la spéculation dans la science qu'il croyait avoir le mieux cultivée, la métaphysique. C'est toujours à la philosophie poétique, je veux dire au mysticisme, que le ramenait la tournure de son esprit, à Bœhme surtout et à Martinez ; ce furent-là ses véritables maîtres.

(Suite) - Adolphe Schæffer
[Fin du 1er article]


1863 revue chretienne IV. [L’école de Martines]

2e article : Revue chrétienne n°10 du 15 janvier 1863, pages 38-45

Le rôle que joua au dix-septième siècle le fameux théosophe Bœhme est suffisamment connu. Nous n'avons point à exposer ici les principes du cordonnier-visionnaire, à caractériser la mémoire si humble et si audacieuse à la fois au moyen de laquelle le grand illuminé osait aborder les plus hautes questions de la cosmologie métaphysique, de la théologie spéculative, s'enveloppant le plus souvent d'une impénétrable obscurité, mais faisant parfois jaillir sur les problèmes qu'il posait les éclairs d'un génie non indigne de figurer à côté de Malebranche ou de Spinoza. Il suffit à notre dessein, de constater que ses ouvrages furent de ceux que Saint-Martin ne se lassait point d'étudier. Il essaya même de traduire quelques-uns des écrits du célèbre visionnaire allemand qu’il appelle « la plus grande lumière qui ait paru sur la terre, après celui qui est la lumière même, » [Correspondance, p.9, Lettre II, 8 février 1792] et à qui il se déclare indigne « de dénouer les cordons de ses souliers. » [ibidem]

Nous nous arrêterons plus longtemps à faire connaître l’homme qui, le premier, initia Saint-Martin au mysticisme, à savoir Martinez et le groupe de ses disciples. Les étudier, c'est non seulement entrer dans une région toute particulière de l'esprit humain, dans cette singulière sphère mystique où se [page 39] rencontraient, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, en plein voltairianisme, tant d'esprits distingués appartenant aux rangs les plus divers de la société de Lyon, de Paris, de Bordeaux ; ce sera encore étudier Saint-Martin lui-même, car s'il refusa constamment de passer pour le continuateur du mystagogue portugais, s'il demeure vrai qu'il s’éloigna de plus en plus des mystérieuses opérations théurgiques de l'école de Bordeaux, il resta néanmoins, qu'au terme de sa carrière, le respectueux disciple du juif converti, dom Martinez de Pasqualis, de mystique mémoire.

1899 Martinez traiteQuelle était donc la doctrine de cet homme qui ne cherchait, nous assure-t-on, ni l'argent ni la renommée, qui ne tenait qu'à former école et à initier ses dignes adeptes aux grands mystères dont il se disait le possesseur, faisant briller à leurs yeux crédules les lumières d'en haut, des visions célestes, des apparitions graduées, leur promettant enfin la plus haute inspiration ? il ne semble pas que les contours en aient jamais été nettement arrêtés dans l'esprit de Martinez même.
Martinez se complaisait au milieu des ténèbres. Sa vie se passa dans le mystère. Toute sa politique, nous dit-on, consistait à ne pas s'user sur place, à disparaître et à reparaitre au moment opportun. Mystérieuses aussi furent ses doctrines, plus mystérieuses encore ses cérémonies, ses opérations dont il ne communiqua le secret qu'à un petit nombre d'élus. Martinez prétend s'appuyer sur la Bible ; il la prend pour point de départ de ses élucubrations, mais il l'explique, l'amplifie à sa manière. Ivre de lui-même, il se donne pour inspiré ; il croit obtenir, du monde supérieur, des communications, des lumières, des forces extraordinaires, grâce à des pratiques secrètes et à des moyens magiques (1). Il prétend être aussi raisonnable que chrétien ; il n'est ni l'un ni l'autre. Il s'attache à quelques fragments de la doctrine chrétienne, mais pour les cacher sous des formes ambiguës. Rien de plus juste, par exemple que le point de départ de son traité sur la Réintégration des êtres (2), à savoir la chute, une chute arrivée dans les cieux comme sur la terre, la nécessité d'un relèvement, d'une réintégration universelle. Mais que de détails de pure imagination ! que de rêveries dans cet écrit ! Comment admettre que, dans cette œuvre de relèvement, l'assistance des majeurs, c’est-à-dire des esprits supérieurs, serait assurée aux esprits terrestres (mineurs), si ces derniers savaient intéresser leurs supérieurs à leur sort et en conquérir la bienveillance au moyen de savantes [page 40] pratiques ! Et encore, qu’est-ce que l'on entend au juste par vertus, par agents, opérations ? Cela est demeuré le secret de quelques privilégiés, initiés à la tradition ésotérique de l'école. Nous nous en consolerons aisément. Saint-Martin lui-même finit bien par préférer la voie intérieure à la voie extérieure d'agents travaillant sur l'organisme ; il s'impatienta et jeta au maître ces paroles de censure :

« Faut-il donc tant de choses pour prier Dieu ? » [Correspondance, p.26]

Tous les disciples de Martinez ne furent point aussi réservés que Saint-Martin. Que de choses curieuses à noter, en étudiant leur vie ! Pauvre esprit humain, de quels égarements n'est-il pas capable ! Voyez et écoutez le comte d'Hauterive, la marquise de la Croix, le bon Cazotte, l'abbé Fournié.

La marquise de la Croix entretient avec les esprits des rapports à tel point involontaires, qu'on la voit interrompre la conversation pour ses audiences hors ligne.

Le comte d'Hauterive arrive, ou croit arriver à l'intuition de la cause active intelligente, c'est-à-dire de Jésus-Christ. On allait jusqu'à lui attribuer le privilège de se dépouiller de son corps « au point de le laisser là pendant ses ascensions mystiques. » [Correspondance, p.19] On ajoutait même que cette séparation avait l'inconvénient de livrer le corps à des influences dangereuses (3).

1817 cazotte jeuneCazotte, crédule et bon homme selon les uns, selon d'autres homme très digne et très excellent qui n'eut que le tort de se croire devin et prophète. Cazotte ne fut point le plus extravagant des disciples de Martinez. Les hardies allures de son prosélytisme de salon ne laissèrent pas, il est vrai, que d'avoir quelque chose de choquant. Mais il est juste que la critique tienne compte de la sévérité morale qui présida à la plupart de ses compositions littéraires. Elle n'oubliera pas non plus que c'est lui qui osa intenter au père Lavalette ce célèbre procès qui devint celui d'un ordre fameux. Elle se souviendra surtout des touchants détails qui marquèrent sa fin ; on nous saura gré de les reproduire presque dans les termes mêmes de M. Matter. Les excès et les fautes de la révolution de 89 avaient provoqué ses craintes les plus vives ; il ne les cacha point, et les communiqua au contraire à tout venant, avec cette même expansion qu'il apportait dans son prosélytisme religieux. Il les consigna particulièrement dans sa correspondance avec un secrétaire de la liste civile, Ponteau. Ses lettres, saisies au 10 août, le firent arracher de Pierry et conduire, ainsi que sa fille, qui était son secrétaire, à la prison de l'Abbaye. En vain cette fille héroïque, âgée de [page 41] vingt ans, lui sauva la vie au 2 septembre, en l'entourant de ses bras et en criant aux massacreurs ces mots sublimes :

« Vous n'arriverez au cœur de mon père, qu'après avoir percé le mien. »

En vain ce cri de l'âme, joint à la vue du vénérable vieillard, fit reporter le père et la fille chez eux en triomphe. Réclamé par le tribunal institué pour juger les crimes du 10 août, Cazotte, séparé de sa fille fut condamné à mort. Après un interrogatoire qu'il soutint pendant trente-six heures, et malgré les éloges que l'accusateur public et le juge se plurent à donner à ses soixante-douze années de vertu, le proclamant bon fils, bon époux et bon père : « Cela ne suffit pas, dit le président, il faut encore être bon citoyen. » Avec un peu de justice, on lui aurait laissé le temps de le devenir. On ne voulut pas le soumettre à cette épreuve et Cazotte mourut le 25 septembre 1792.

[Pierre Fournié]

Reste à caractériser l'élève le plus remarquable de Martinez (du moins après Saint-Martin), prêtre moins lettré qu'enthousiaste, brûlant de concilier son martinézisme (le mot est reçu) avec les convictions d'un fervent catholique, l'abbé Fournié.

Dans un volume devenu très rare (4), cité et extrait par M. Matter, Fournié prête de longs discours à Adam, à Lucifer. Il y mêle, nous dit son biographe, des calculs ou des combinaisons de nombres apocalyptiques et des oracles qu'il ne pouvait tenir que de son maître, ou de son imagination, ou d'illuminations supérieures, mais sur lesquels il ne sent pas un seul instant le besoin de s'expliquer, pas plus que ne le ferait Martinez en pareille circonstance, des aspirations toutes morales et spirituelles. Il y raconte la manière dont il fut saisi, recruté et initié. Rien de plus piquant ni de plus naïf. Le prêtre tonsuré déclare qu'il n'a jamais fait d'études, qu'il n'a lu d'autres livres que les saintes Écritures, l'Imitation, le Petit paroissien et deux ou trois volumes de « l'humble servante de Dieu, » Madame Guyon. Tout à coup il se prend à désirer vivement que la vie future soit une réalité, ainsi que tout ce qu'on lui a dit concernant Dieu, Jésus-Christ et les apôtres, que cette réalité lui soit démontrée. Tourmenté, obsédé par ces désirs, il rencontre un jour un homme, un « révélateur » qui lui dit familièrement :

1801 Fournie« Vous devriez venir nous voir, nous sommes de braves gens. Vous ouvrirez un livre, vous regarderez au premier feuillet, au centre et à la fin, lisant seulement quelques mots, et vous saurez tout ce qu'il contient. Vous voyez marcher toutes sortes de gens dans la rue ; [page 42] eh bien ces gens ne savent pas pourquoi ils marchent, mais vous, vous le saurez. » [Pierre Fournié, Ce que nous avons été, ce que nous sommes et ce que nous deviendrons. Londres, 1801, pages 364-365]

Quelle promesse ! Est-elle d'un sorcier, se dit l'abbé, est-elle du diable en personne ? Ni l'un ni l'autre. Elle était de M. Pasqualis, dont, à partir de ce jour, Fournie fut le disciple. Une fois à sa suite, il fit de rapides et merveilleux progrès. Non seulement il s'entendait exhorter à se porter sans cesse vers Dieu, à croître de vertus en vertus, à travailler pour le bien général, à lire les Écritures (jusque-là rien de mieux) : mais encore, renonçant, en les lisant, à jamais chercher à les entendre lui-même, il lui arrivait parfois de recevoir d'en haut quelques lumières qui disparaissaient avec une rapidité prodigieuse. Puis, il eut des visions, mais des visions si petites, qu'à peine elles méritaient ce nom. Ce n'étaient que des éclairs. Le tour des apparitions ne se fit pas attendre. Donnons la parole à l'abbé illuminé. C'est nous qui soulignerons.

« Je vécus ainsi plus de cinq ans dans de fatigantes incertitudes, mêlées dans de grandes agitations, toujours désirant que Dieu fût, et d'échapper moi-même au néant, mais toujours enfoncé dans un abîme ténébreux, et ne me voyant entouré que de l'opposé de la réalité de l'existence de Dieu et conséquemment de l'autre vie, de sorte que j'étais tourmenté à l'extrême...

« Enfin, un jour que j'étais prosterné dans ma chambre, criant à Dieu de me secourir, vers les dix heures du soir, j’entendis tout à coup la voix de M. de Pasquallys, mon directeur, qui était corporellement mort depuis deux ans, qui parlait distinctement en dehors de ma chambre, dont la porte était fermée, ainsi que les fenêtres et les volets. Je regarde du côté d'où venait la voix, c’est-à-dire du côté d'un grand jardin attenant à la maison, et aussitôt je vois de mes yeux M. de Pasquallys qui se met à me parler, et avec lui mon père et ma mère, qui étaient aussi tous les deux corporellement morts. Dieu sait quelle terrible nuit je passai ! Je fus, entre autres choses, légèrement frappé sur mon âme par une main qui la frappa au travers de mon corps, me laissant une impression de douleur que le langage humain ne peut exprimer, et qui me parut moins tenir au temps qu'à l'éternité. O mon Dieu ! si c'est votre volonté, faites que je ne sois jamais plus frappé de la sorte ! Car ce coup a été si terrible que, quoique vingt-cinq ans se soient écoulés depuis, je donnerais de bon cœur tout l'univers, tous ses plaisirs et toute sa gloire, avec l'assurance d'en jouir pendant une vie de mille milliards d'années, pour éviter d'être frappé de nouveau seulement une seule fois.

« Je vis donc dans ma chambre M. de Pasquallys, mon directeur, avec mon père et ma mère, me parlant, et moi parlant à [page 43] eux comme les hommes se parlent entre eux à l'ordinaire. Il y avait, de plus, une de mes sœurs, qui était aussi corporellement morte depuis vingt ans, et enfin un autre être qui n'est pas du genre des hommes.

« Peu de jours après, je vis passer distinctement devant moi et près de moi notre divin maître Jésus-Christ, crucifié sur l'arbre de la croix. Puis, au bout de quelques jours, ce divin Maître m'apparut de nouveau et vint à moi dans l'état où il était lorsqu'il sortit tout vivant du tombeau où on avait enseveli son corps mort.
« Enfin, après un autre intervalle de peu de jours, notre divin maître Jésus-Christ m'apparut pour la troisième fois, tout glorieux et triomphant du monde, de Satan et de ses pompes, marchant devant moi avec la bienheureuse vierge Marie, sa mère et suivie de différentes personnes.
« Voilà ce que j'ai vu de mes yeux corporels, il y a plus de vingt-cinq ans, et voilà ce que je publie maintenant comme étant véritable et certain. Ce fut immédiatement après que j'eus été favorisé de ces visions ou apparitions de notre divin maître Jésus-Christ dans ses trois différents états, que Dieu m'accorda la grâce d'écrire, avec une vitesse extraordinaire, le traité dont on vient de lire la première partie… » ... [Fournié, idem, pp. 366-368]

Quel être privilégié que Fournié ! voir des trépassés ! voir dès ici-bas Jésus-Christ ! Il est peu de mortels qui puissent se vanter de telles faveurs. Et ce n'est pas tout encore : il a non-seulement obtenu quelques visions particulières, il a joui d'un commerce intime avec des esprits, d'une communauté de pensées continuée avec eux pendant des années entières. Qui est-ce qui lui refuserait le droit de se ranger parmi les hommes les plus extraordinaires dont Dieu gratifie parfois l'humanité, à savoir les mystiques, parmi ces hommes où brillent au premier rang Bœhme, Madame Guyon, de Swedenborg, dont les 'écrits, s'il faut en croire Fournié, ne sont tant décriés que parce qu'on ne les lit pas « chrétiennement ? » Heureuse humanité si, répudiant son déplorable scepticisme, elle osait croire enfin que cette phalange d'illuminés a ses libres entrées dans le monde des esprits, qu'ils les voient, qu'ils conversent familièrement avec eux, que des hommes corporellement morts, soit mauvais soit bons, les favorisent de leurs révélations ! Notre abbé ne doute pas que, du jour où les hommes sauraient renoncer à leur tenace incrédulité concernant les apparitions, s'ouvrirait pour l'humanité une ère de renouvellement spirituel... Le « brave ecclésiastique ! » il serait bien difficile vraiment de démontrer qu'il se trompe.

Nous en avons dit assez pour faire connaître l'école au sein de [page 44] laquelle se fit l'éducation mystique de Saint-Martin, les différentes influences sous l'empire desquelles se développa son âme impressionnable, féminine, poétique, religieuse. Ces influences, Saint-Martin ne les subit point sans réagir contre elles ; il se forma son système. Essayons d'en dégager les lignes essentielles des ténèbres dont Saint-Martin lui-même les a enveloppées comme à dessein.


V. [Le système de Saint-Martin]

[Du mysticisme]

Le mysticisme a eu, de tout temps, d'ardents apologistes ; des adversaires acharnés ont essayé, d'autre part de mettre à néant ses audacieuses prétentions.
Nous ne sommes point de ceux qui le rejettent absolument. Nous voudrions que l'on évitât de mutiler l'âme humaine. La vérité religieuse appartient au domaine du sentiment non moins qu'à celui de la conscience, de la volonté, de la raison. Nous souscrivons aux paroles qu'écrivait, il y a peu de temps, à ce sujet, M. Ath. Coquerel fils :

« Quant au mysticisme, nous sommes bien éloignés de le flétrir ; nous croyons qu'il résulte nécessairement (c’est nous qui soulignons) du besoin de l'infini qui est inhérent à la nature humaine. » [Le Chrétien évangélique, Cinquième année, Lausanne, 1862, p.518

L'imagination et le sentiment, naturellement mystiques chez la plupart des hommes, il est impossible de les anéantir, et ce serait appauvrir déplorablement la nature humaine. Nous sommes convaincu, pour notre part, que certaines vérités essentiellement chrétiennes ne se perçoivent que par le sentiment. Nous plaindrions beaucoup celui qui n'eût point éprouvé les ineffables douceurs de la vie mystique, au sens de saint Jean, ou pour qui la vie cachée avec Christ en Dieu (Col. III, 3) ne fût jamais devenue une exquise réalité, cette vie qui est comme l'âme de la plus belle page de saint Paul. Supprimer, dans la théologie de l'un des deux grands apôtres que nous venons de nommer, l'élément mystique, serait en faire disparaître précisément ce qui en fait le charme divin.

Mais si l'imagination, le sentiment surtout, ont, en religion droit à une place des plus légitimes, faut-il leur permettre d'empiéter sur le domaine de facultés tout aussi légitimes, de se substituer, avec une téméraire audace, à certaines forces de l'âme qui ont précisément pour mission de les surveiller et d'en contrôler l'exercice ? Nous ne le pensons pas. Et telle, cependant, a été, bien qu'à des degrés très divers, la prétention des mystiques de tous les temps, de tous les lieux, de toutes les Églises. Au fond, et en faisant bien large la part des divergences qui les [page 45] séparent, il nous semble permis d'affirmer que ces mêmes tendances se retrouvent chez Tauler et Gerson, chez saint Bernard et Savonarole, Jean Wesel, Schwenckfeld et Weigel, Bœhme et Eckartshausen, Madame Guyon et Madame de Krudner.

Esprits malades, les mystiques ne peuvent point ou ne veulent point se soumettre aux conditions de l'existence terrestre telles que Dieu les a faites. Ils étouffent au dedans des étroites barrières où se trouve enfermé notre désir de connaître. Brûlant d'une impatience, légitime et noble chez quelques-uns, mais chez d'autres simplement fiévreuse et désordonnée, ils ne se contentent pas de recourir, pour se rapprocher de Dieu , aux lumières naturelles de la raison et de la conscience, ou bien aux lumières surnaturelles émanant de celui qui seul a osé dire « Je suis la lumière du monde. » Ils finissent par prendre pour des révélations leurs rêveries les plus excentriques. Lâchant follement les rênes à d'orgueilleux désirs que stimule sans relâche une imagination déréglée, ils vont se perdre dans les nues où la présomption les soutient à grand'peine, tandis que le vertige les égare de plus en plus, un terrible vertige qui fait taire la raison, étouffe la conscience et laisse parfois la volonté charnelle [page 285] errer à son gré dans les fanges du vice. Plus d'équilibre dans leur esprit ; de furieuses imaginations, des extases insensées y empêchent le jeu régulier des facultés naturelles. Tout en eux est trouble, désordre porté quelque fois jusqu'au délire. Ils prétendent voir Dieu face à face déjà dans cette vie, le saisir dans sa nature même et, pour me servir de l'excellente expression de M. Nicolas, brisant le cercle dans lequel les conditions de notre existence actuelle nous enferment, ils se flattent de participer, dès maintenant, directement, pleinement, à la vie divine, de se transformer, de s'absorber dans l'être divin. Au lieu de se soumettre à Dieu, aux lois que le Créateur lui-même a imposées à l'esprit humain, ils entendent au contraire se soumettre Dieu, renversant ainsi les relations naturelles entre créatures et Créateur. Tel un pauvre moucheron, non content de recevoir de la flamme une chaleur bienfaisante, s'y précipite et s'y anéantit.

(Suite) - Adolphe Schæffer
Fin du 2e article


3e article - Revue chrétienne n°10 du 15 février 1863 : pages 65-79

Pour le mystique conséquent, les recherches scientifiques, le rude labeur des investigations savantes n'ont plus de raison d'être. À quoi bon gravir péniblement un ardu sentier, puisque l'on peut, d'un coup d'aile, arriver au sommet ? La conscience, elle aussi, peut se reléguer au rang des inutilités : les inspirations supérieures, surnaturelles ne sont-elles point là pour en annuler le sérieux ministère ? Les prophètes même et les apôtres devant lesquels s'incline pieusement le chrétien, le mystique finira par s'en passer. Eh quoi, prophète inspiré lui-même, favorisé d'intuitions extraordinaires, de voix célestes, n'aurait-il point tort de prêter l'oreille, penché sur des feuilles écrites il y a deux ou trois mille ans, aux lointains échos d'accents prophétiques dont les premières vibrations se perdent dans la nuit des temps ?

Voilà le mysticisme de mauvais aloi, soit purement spéculatif, soit théurgique et pratique. En voilà les dernières conséquences. De l'aveu des plus grands théologiens (V. entre autres Nitzsch , System der christlichen Lehre, p, 30 et suiv.), la vraie religion n'est pas, ne saurait être sans un élément mystique, sans ces élans vifs et impétueux du sentiment vers l'infini qui nous enveloppe de toutes parts ; mais aussi le mysticisme tel que nous venons de [page 66] le décrire est l'ennemi le plus redoutable de toute religion sérieuse, comme de toute science vraiment digne de ce nom, de ces sages méthodes par lesquelles on arrive, lentement il est vrai, mais sûrement, de progrès en progrès, à voir de plus près la divine vérité. Chose étonnante ! le mystique ne voit pas ce qui se peut voir ; mais il prétend voir clair dans des domaines dont Dieu a interdit l'accès à de simples mortels. Il dédaigne la sagesse vraie et naturelle, qui se venge de ses dédains en l'abandonnant à de folles rêveries. Il s'imagine enfin être doué de vertus surnaturelles, et n'arrive qu'à travestir indignement les forces miraculeuses qui ont joué un si grand rôle dans le christianisme primitif.

soirees2Ajoutons, pour tout dire, que les mystiques dissimulent volontiers leurs creuses théories sous des mots sonores, verba sonantia, dont le bruit étourdissant remplit les bonnes âmes d'une respectueuse terreur. Ils ont la coutume presque invariable de décorer de noms extraordinaires les choses les plus connues. M. de Maistre [Soirées de Saint-Pétersbourg, 11e entretien] en a fait la remarque : un homme, pour eux, est un mineur, et sa naissance s'appelle le crime primitif ; les actes de la puissance divine ou de ses agents dans l'univers s'appellent des bénédictions, et les peines infligées aux coupables, des pâtiments.

« Souvent, ajoute-t-il spirituellement, souvent je les ai tenus moi-même en pâtiment lorsqu'il m'arrivait de leur soutenir que tout ce qu'ils disaient de vrai n'était que le catéchisme couvert de mots étrangers. »
Ces hommes, dit-il encore, m'ont souvent édifié, souvent ils m'ont amusé... »

Liste amusante, en effet, celle que l'on dresserait aisément en rassemblant, rien que dans le volume de M. Matter, les expressions mystiques qui y abondent, surtout si l'on se donnait la peine de les traduire en termes ordinaires, en arrachant aux idées souvent vulgaires qui s'y cachent le masque dont on s'est plu à les affubler ! Nous renvoyons au volume du savant historien de Saint-Martin ceux de nos lecteurs qui seraient désireux de savoir ce que c'est que la couronne, le sensible intérieur, les intelligences, le type du symbolisme universel, les genres actifs, les premiers mobiles, les cohen, le monde astral, la cause active et intelligente, les opérations extérieures, etc., etc., etc. Oh ! les mots ! les grands mots ! quel rôle ils jouent sur notre pauvre planète !


VI. [De la doctrine de Saint-Martin]

Saint-Martin connut à peu près toutes les exagérations du mysticisme. Il s'y livra et les repoussa tour à tour. Il y mêla (nous [page 67] l'établirons plus bas) les tendances les plus généreuses, mais il en partagea presque tous les égarements théoriques et spirituels, sinon pratiques et moraux. C'est ce que nous exposerons le plus succinctement possible ; nous tâcherons d'être clair, malgré les obscurités de style et de pensée dont il ne sut, pas plus que ses maîtres vénérés, se préserver entièrement. Il suffira d'ailleurs de quelques mots pour donner à nos lecteurs une idée générale de la doctrine qui semble être demeurée la même, sauf de légères oscillations, dans tous les écrits qu'il a légués à la postérité.1796.nouvel.homme

Qu'est-ce que l'âme humaine ? Elle est primitivement, répond Saint-Martin, une pensée de Dieu. Mais l'homme n'est plus ce qu'il fut dans sa primitive jeunesse. Il est le vieil homme, et il faut qu'il devienne ce qu'a voulu la pensée créatrice. Pour rentrer dans sa vraie nature, qu'il apprenne à « penser par son vrai principe. » (V. surtout son traité Le Nouvel homme. (M. Matter, p. 175 et suiv). Dans cette pensée est son renouvellement, et dans ce renouvellement, sa puissance, sa gloire.

Elle donnera à ses sens obscurcis, emprisonnés, l'ouverture qui leur manque. Elle donnera à son être l'éclosion, que dis-je, l'explosion qu'elle réclame. Elle le rendra semblable à Dieu, tout-puissant, maître de l'univers, car au fond, l'homme c'est la pensée divine.

On voit dès les premiers pas que, si Saint-Martin n'est pas absolument en dehors du domaine biblique ni du terrain rationnel, il fait volontiers des excursions en dehors de ces domaines-là. Il dépasse de beaucoup la pensée chrétienne surtout. M. Matter le premier en a fait la remarque : le point de départ des vues de Saint-Martin est à la fois biblique et rationnel, seulement la portée de tous les éléments qui en fournissent le fond est forcée. [Matter, p.175]

Mais oublions ce que ces premiers linéaments de sa doctrine peuvent avoir de forcé, d'exagéré. Comment Saint-Martin pense-t-il arriver à cette ressemblance avec Dieu, tant désirable ? Quelle est, selon lui, la voie mystérieuse qui mène à la « sphère supérieure ? »

Il ne se prononce pas franchement pour les secrètes opérations théurgiques si prônées par l'école de Martinez. Sans les condamner toutes, il se sent pour elles une sincère répugnance ; et sans se séparer de ceux qui s'y livrent, il recommande sans cesse à ses disciples et à ses amis de s'en défier. Ils les presse (c'est son biographe qui le dit) d'aller plus haut dans la région pure du Verbe. Tout ce qui se passe dans l'ordre sensible ou physique l'émeut péniblement et choque sa raison. Spiritualiste en tout, [page 68] il n'est matérialiste à aucun point de vue. Il ne veut pas même du matérialisme « pour son laquais. » Entre son commerce avec le monde spirituel et celui qui se faisait jour ou se pratiquait avec enthousiasme ailleurs, il y avait un abime. Le commerce avec les âmes des trépassés retenus dans les régions « astrales » n'est pas l'objet de ses craintes seulement, il est celui de ses dédains. Cela toutefois soit dit avec réserve, car, nous l'avons fait remarquer, la pensée de Saint-Martin hésite parfois, incertaine sur le parti à prendre ; il affirme et nie, avance et recule tour à tour.

Que d'égarements ne partage-t-il point avec son école !
Il lui arrive de se placer hardiment au rang des prophètes et des apôtres.
Il admet l'assistance de puissances et de vertus... de quelle espèce ? je ne sais ; il ne les définit point.
Sa foi ne se borne point à des influences invisibles, occultes : il croit à des communications sensibles et très diverses...
Il répète souvent que c'est « spirituellement, et non pas physiquement, qu'il faut jouir des ravissements de la présence de Dieu ; » mais il ne nie pas précisément que l'on puisse avoir de Dieu une communication physique.

Il dit très nettement dans sa correspondance que, s'il voulait parler sur l'union mystique avec Sagesse la divine, il n'aurait qu'à consulter son expérience personnelle, qu'elle le mettrait à même de confirmer, en fait de mariage, ce que son ami Liebisdorf lui a mandé sur celui de Gichtel [Johann Georg (1638-1710)]. Or, la légende raconte l'union de l'enthousiaste général Gichtel, du successeur de Bœhme, avec Sophie céleste : c'est au jour de Noël, en 1673, que sa divine fiancée lui fit sa première visite ; elle dépeint le ravissement du bienheureux mystique qui vit et entendit, dans le troisième principe, cette vierge d'une beauté éblouissante. Elle l'accepta pour son époux, et consomma avec lui ses noces spirituelles dans des délices ineffables. Il renonça, pour lui obéir, à toutes les femmes terrestres, riches et belles, qui le presseraient de l'épouser. Après sa mort, c'est elle qui présida au choix de ses Lettres posthumes.... Que n'a-t-elle révisé, cette « épouse chérie du soleil sacré, » les œuvres et les lettres de Saint-Martin, pour en éclairer tant d'obscurs passages !

Quelque grande et « pudique » que soit sa réserve, il se classe parmi les enfants de prédilection de Dieu auxquels il accorde des faveurs extraordinaires, des lumières, des oracles prophétiques. Il ne s'attribue pas précisément une extase ou un ravissement qui l'eût transporté hors du monde sensible et l'eût mis en face de Dieu, pas plus qu'il ne se vante d'avoir joui de l'apparition d'un esprit quelconque habitant le monde supérieur. Mais entre sa [page 69] discrétion et la négation de ces faits, il y a, pour lui, un espace infini. Il écrit à son plus impétueux adepte : « J'ai eu du physique aussi, » c'est-à-dire, d'après le langage de l'école, des manifestations ou des visions. Il prêche à ses amis la modération, mais il se garde de nier les faits de l'ordre extatique. Comme tous les mystiques, il aime le secret, les associations intimes, l'expression symbolique, le langage qui voile la pensée plutôt qu'il ne la dévoile ; il court après l'extraordinaire, le miraculeux ; en parle avec enthousiasme quand il croit l'avoir aperçu de loin, et ne s'assure, qu'au moment de le saisir, que c'est une ombre qui passe devant lui.

Il y a plus encore. Au-dessus des illuminations extraordinaires, des visions, des intuitions, Saint-Martin admettait la possibilité d'une transformation de notre être telle que, dans le vrai et sincère mystique, la nature humaine devienne autre, douée non seulement de facultés plus parfaites que celles de l'ordinaire des mortels, mais de facultés plus nombreuses et d'une autre nature. Il ne s'agit là plus seulement d'un effet naturel qui donnerait au jeu de toutes nos facultés une merveilleuse régularité, une facilité extraordinaire, mais bien d'une transformation réelle de l'organisme, d'une participation à la puissance divine. Il se dit né lui-même avec peu de ces éléments organiques de la sphère sidérale que gouvernent les puissances inférieures ; mais ce n'est là qu'un privilège de naissance : il lui est arrivé en outre de devenir la résidence permanente du Verbe qui l'a divinement transformé.

Il affirme enfin que l'initié, celui qui est rentré dans ses rapports primitifs avec son principe, grâce à son rétablissement par le Fils de Dieu et à l'identification de sa volonté avec la volonté divine, participe à la puissance de Dieu et fait œuvre avec Dieu ; il soutient qu'en lui tout est divinement transformé (Saint-Martin, etc., p. 384 et suiv.).

Vous vous étonnez, vous enviez cet état qui n'est rien moins qu'une anticipation de la condition des bienheureux ; mais gardez-vous de prendre à la lettre ce qu'il ne faut entendre que... spirituellement ! À y regarder de près, ce n'est que de choses naturelles qu'il s'agit.
Il faut en effet y regarder de près, avec les mystiques. Le plus souvent, que reste-t-il après mûr examen de leurs belles théories ? Des promesses fallacieuses, de vains jeux de l'esprit, un puéril enfantillage, des bulles de savon qui éclatent et disparaissent au moindre contact.

C'est le cas pour Saint-Martin. Il vante, par exemple, la vertu [page 70] de tel nombre mystérieux. Il trouve une puissance merveilleuse, énorme, à certains noms, au grand nom surtout, au nom de Jéhovah, prononcé d'une certaine manière. Il admet le pouvoir de faire des cures merveilleuses ; il croit si bien aux miracles, qu'il reproche avec vivacité aux ministres de la religion leur impuissance à l'endroit du merveilleux. Ailleurs encore il soutient que la science divine lui a donné « non pas seulement ce que donne l'étude mystique des nombres, c'est-à-dire l'étiquette du sac, mais la substance même de tous les testaments de l'Esprit de Dieu, de l'histoire de l'homme dans tous ses degrés primitifs, actuels et futurs. » Quelles ambitieuses promesses ! quelle vaste science ! quelles révélations on va nous faire ! Oh ! parlez, oracle divin ! Étanchez cette soif de connaître, cette soif brûlante qui nous dévore... mais rien. L'oracle se tait. La mystique « se drape dans son pallium de théosophe avec toute la dignité d'un stoïcien. » Il ne révèle rien, et, sans doute, pour des raisons qu'il est inutile de dire.

L'avouerai-je ? Ces folles prétentions à un savoir miraculeux, ces hardies affirmations en l'air, cet état de constantes hallucinations, cette revendication des forces surnaturelles au détriment d'un emploi judicieux des facultés réelles dont Dieu a fait nos guides ici-bas, cette obscurité dont on s'entoure comme à dessin, ce mépris hautain pour les lumières rationnelles, tout cet échafaudage en un mot d'ombres mensongères que l'on fait danser aux yeux de ceux qui n'ont guère que la simplicité d'esprit, m'impatiente et m'irrite. Plus j'étudie le mysticisme, moins je me sens d'estime pour lui. Fruit de l'orgueil et de l'ignorance chez les uns, il résulte chez d'autres (et ce sont les plus respectables) de la rupture de l'équilibre des facultés spirituelles et constitue, toutes manières, un état maladif de l'âme que l'on ne saurait contempler longtemps, sans éprouver une profonde pitié. Heureux les mystiques tels que Saint-Martin chez qui, du moins, il est aisé de constater les besoins d'une âme vraiment élevée ! Et c'est là une justice à lui rendre. Il s'est trompé de route, il est vrai, mais c'est du moins un but élevé, celui où tendaient ses plus fortes aspirations, le spiritualisme.


VII. [Le « Robinson de la spiritualité »]

Saint-Martin croit, de toutes les forces de son âme, au monde spirituel, à la sainte loi du devoir. Il a en horreur les doctrines matérialistes de son temps. Défendre la spiritualité mystique non seulement contre le matérialisme de certains théosophes, [page 71] mais encore contre le matérialisme sous toutes les formes possibles, telle est la tâche qu'il s'est imposée. Sur ce terrain-là, il sait qu'il rencontrera peu d'auxiliaires, qu'il sera, selon sa propre et pittoresque expression, le « Robinson de la spiritualité ; » [Correspondance, p.138] que lui importe ? il luttera avec un courage qui mérite tous nos éloges, contre le monde qu'il abhorre, contre la tendance de l'esprit humain à préférer aux choses de l'esprit les aspirations les plus égoïstes, les intérêts et les jouissances les plus vulgaires.
C'est la sainteté (une sainteté un peu mystique, il est vrai) qui est le but constant de ses efforts. Il aime la science ou du moins la croit digne de tous nos respects, mais il place la moralité au-dessus du savoir. Le rapport primitif entre Dieu et l'homme s'est altéré : tel est, nous l'avons dit, le point de départ de sa doctrine ; et telle est selon lui cette altération, que nous prenons volontiers le monde matériel pour le seul réel. Toutefois, le monde spirituel ne nous est point fermé : afin que la primitive harmonie se rétablisse entre Dieu et l'homme, il ne s'agit, pour nous, que d'entrer dans les voies de la régénération qui nous sont ouvertes par la manifestation de la vie divine, dans la personne de Celui qui, Fils de Dieu, est devenu le type suprême de l'humanité.

« Rentrer, par la renaissance spirituelle, en possession de sa grandeur primitive : voilà l'idéalité morale à laquelle chacun doit aspirer. »

Et chacun peut y aspirer. Et chacun peut y atteindre, selon Saint-Martin ; en dépit de sa chute, la grandeur qui reste à l'homme est attestée par le fait qu'il a encore un esprit. Aussi n'aura-t-il qu'à rentrer dans son rapport normal avec son principe, pour s'élever haut, très haut : pour voir Dieu spirituellement et pour revoir la nature entière en son vrai jour (Saint-Martin, etc., p. 407 et suiv.) ...1807 SM Portrait

Certes, ce sont là de bonnes et nobles pensées.
Saint-Martin y revient souvent. Il en tire de nombreuses conséquences. Il répète souvent que la science n'est pas un but, qu'elle n'est qu'un moyen ; le but essentiel, proposé à tous, consiste à s'élever, au-dessus des choses terrestres, jusque dans la sphère de l'esprit. Il craint bien de n'être qu'un demi-élu, il veut être un saint, et cela sans passer pour sot.

« Les gens du monde, dit-il, croient qu'on ne peut pas être un saint sans être un sot. Ils ne savent pas, au contraire, que la seule et vraie manière de n'être pas un sot, c'est d'être un saint. » [Portrait, § 980]

Encore une fois : nous doutons que la sainteté idéale de Saint-Martin fut sans tache ; mais c'est quelque chose déjà, c'est beaucoup que de le voir faire de la sainteté son idéal.
Aussi sommes-nous bien de l'avis de M. Matter, faisant [page 72] remarquer que l'importance de la vie de Saint-Martin, ce n'est pas dans ses théories qu'il faut la chercher, malgré le haut prix qu'il y attache : elle réside tout entière dans cette pensée, qui est comme l'âme de ses écrits, à savoir que c'est le perfectionnement moral qui importe. Il faut s'élever au-dessus de l'astral, voir dans le mysticisme, avant tout, une sainte pratique, l'instrument d'un sérieux amendement : c'est là l'une des assertions favorites de Saint-Martin ; il faut lui en savoir gré.

Non pas cependant que Saint-Martin ait été précisément un moraliste, ayant composé quelque savant traité d'éthique ; mais rien de plus aisé que de faire, en parcourant ses écrits, une ample moisson de pensées morales qui peut-être n'ont pas toujours le mérite d'être neuves, mais auxquelles on ne saurait du moins contester celui d'être à la fois justes pour ce qui est du fond et revêtues d'une forme piquante et originale. C'est au domaine moral qu'appartiennent les meilleures pages de Saint-Martin, celles qui seules braveront l'outrage des temps. Voici, par exemple une réflexion morale qu'il ne faudrait point laisser tomber dans l'oubli :

« Conduis-toi bien ; cela t'instruira plus dans la sagesse et dans la morale que tous les livres qui en traitent, car la sagesse et la morale sont des choses actives. » [Portrait, § 271]

Saint-Martin se souvient qu'il a cinquante-cinq ans révolus :1800 sm esprit des choses vol1

« J'ai goûté à cette période cinquante-cinquième de ma vie une profonde et vaste impression sur ce nouveau pas que je faisais dans la carrière ; il m'a semblé que j'entrais dans une nouvelle et sublime région qui me séparait comme tout à fait de ce qui occupe, amuse et abuse sur la terre un si grand nombre de mes semblables. » [Portrait, § 861]

Son Esprit des choses, à vrai dire, n'est pas un livre ; il en convient lui-même.

« Ce n'est pas un livre ; ce sont des articles cousus ensemble. »

Et en effet, à peine avez-vous dépassé les premières pages que le fil vous échappe ; point de méthode, adieu la logique, des réflexions détachées sur l'organisation des êtres, sur l'athéisme, sur la danse, sur les propriétés du café... ; et néanmoins au milieu de ce désordre se trouvent éparses des pensées dignes d'être connues, celles-ci entre autres :

« L'homme veut donner des raisons à tout ce qu'il fait et en trouver une à tout ce qu'il voit. Il lui faut une clarté totale que rien ne puisse voiler.... Ce désir seul prouve que l'homme a en lui des aperçus de la vérité et qu'il la pressent, quelque embarrassé, qu'il soit pour en rendre compte. » [Vol. 1, p.1, 2]

Pascal ne dirait guère mieux. [page 73]


VIII. [Des qualités et des défauts !]

Une dernière question se présente à notre examen. Quel jugement porter sur la vie de Saint-Martin, sur son caractère ? La pratique, en lui, a-t-elle répondu à la théorie ? Jusqu'à quel degré le Philosophe inconnu a-t-il fait lui-même usage des belles théories sur le perfectionnement moral qu'il vante et recommande si fort à autrui ? Avons-nous en lui l'une de ces hautes personnalités qui tiennent de l'ange plus que de l'homme, l'une de ces belles individualités auxquelles il est permis de vouer une admiration sans mélange ?
M. Matter semble être de cet avis. Il nous parle presque avec enthousiasme de cette vie

« belle sous mille rapports, marquée de tant de luttes généreuses et des plus nobles immolations. »

Peut-être, en parlant ainsi, le savant historien a-t-il sacrifié quelque peu une exagération facile à expliquer. Il est si difficile de ne point idéaliser les beaux caractères dont on a pris l'engagement de tracer les contours ! Et, au demeurant, on ne saurait se refuser à classer Saint-Martin parmi les hommes remarquables. Tout bien pesé, et après avoir relu l'ouvrage de M. Matter, nous inclinons à dire que si la vie du théosophe d’Amboise n’a point été exempte de taches, si son caractère n'est pas digne de figurer en première ligne à côté de ceux qui ont approché de la perfection, il y a néanmoins des côtés lumineux et chauds auxquels nous ne saurions nous arrêter, sans ressentir, pour Saint-Martin, et de l'estime et de l'affection.

[Une ombre...]

Les ombres d'abord. Ou plutôt une seule ; car à quoi bon reparler de la crédulité de Saint-Martin ? ou élever des doutes à l'endroit de la science philosophique du Philosophe inconnu ? Aussi bien c'est son caractère seul, son caractère moral qui, en ce moment, est l'objet de nos études. C'est la vanité de Saint-Martin que nous voudrions montrer au doigt.

Il faut voir, dans le livre que nous annonçons, comme il se vante d’être l'ami du duc de Bouillon ! le directeur spirituel de telle grande dame ! Comme il se plaît à raconter que l'une d'elles, Madame la maréchale de Noailles, dans son impatiente ardeur à vouloir comprendre l'un de ses livres, va le chercher un jour, le livre sous le bras, au Luxembourg où il dînait ! [Portrait, § 414] Quelle bonne opinion ne faut-il point avoir de soi, pour faire, avec tant d'ingénuité, l'aveu suivant :

« Les personnes à qui je n'ai pas convenu ont été communément celles qui ne m'ont pas connu par elles-mêmes, mais par les opinions et les doctrines des [page 74] autres ou par leurs propres passions et par leurs propres préjugés ; celles qui m'ont laissé me montrer ce que je suis ne m'ont pas repoussé, et au contraire, elles m'ont aidé à me montrer encore davantage ! » [Portrait, § 35]

Quel plaisir, peu philosophique, il prend à raconter une entrevue qu'il eut, au château d'Étupes, près Montbéliard, avec la duchesse de Wurtemberg qui le « faisait comte toutes les fois qu'elle lui parlait ! » [Portrait, § 194] À l'École normale, il engage une lutte avec l'un des plus habiles écrivains et des plus brillants orateurs de son temps, avec Garat. Je veux bien que la bonne cause ait été du côté de Saint-Martin, et qu'il l'ait défendue avec talent ; mais avec quelle vanité il parle du rôle qu'il a joué ! Il trouve jusque dans sa petite taille et dans la haute position de son antagoniste, un parallèle biblique tout fait dont il ne manque pas de s'emparer :

« J'ai jeté une pierre au front d'un de ces Goliaths de notre École normale en pleine assemblée et les rieurs n'ont pas été pour lui, tout professeur qu'il est ! » (Saint-Martin, etc., p. 243.) [Portrait, § 1091]1802 sm ministere

Il ne craint pas de se mettre complaisamment en parallèle avec Descartes :

« Descartes a rendu un service essentiel aux sciences naturelles, en appliquant l'algèbre à la géométrie matérielle. Je ne sais si j'aurai rendu un aussi grand service à la pensée en appliquant l'homme, comme je l'ai fait dans tous mes écrits, à cette espèce de géométrie vive et divine, qui embrasse tout, et dont je regarde l'homme-esprit comme étant la véritable algèbre et l'universel instrument analytique. Ce serait pour moi une satisfaction que je n'oserais pas espérer, quand même je me permettrais de la désirer. Mais un semblable rapprochement avec ce célèbre géomètre dans l'emploi de nos facultés, serait une conformité de plus à joindre à celles que nous avons déjà, lui et moi, dans un ordre moins important, et parmi lesquelles je n'en citerai qu'une seule, qui est d'avoir reçu le jour l'un et l'autre dans la belle contrée connue sous le nom de jardin de la France. » [Le Ministère de l'homme-esprit, Paris, Introduction, p. XIV]

Ne sommes-nous pas fondé à soutenir que ce n'est point par un excès d'humilité que péchait Saint-Martin ? Non, certes ; bien qu'il se vante quelque part du contraire, en lui aussi il y avait de l'astral.

[Des qualités]

Et néanmoins, chose curieuse, dans d'autres circonstances le mystique d'Amboise se montre d'une humilité bien réelle et toute sincère. Il faut bien en croire son consciencieux biographe quand, à propos des rapports que Saint-Martin entretenait, à Strasbourg, avec la famille Salzmann, il nous vante sa « séduisante humilité. » Passant volontiers d'un extrême à un autre, notre théosophe a osé écrire, dans un moment [page 75] d'enivrement mystique ces incroyables paroles :

« Salomon a dit avoir tout vu sous le soleil. Je pourrais citer quelqu'un qui ne mentirait point quand il dirait avoir vu quelque chose de plus, c'est-à-dire ce qu'il y a au-dessus du soleil....

Mais il ajoute fort heureusement que

« ce quelqu'un-là est loin de s'en glorifier. » [Portrait, § 597]

Il convient que l'unique sentiment qui lui convienne

« c'est de se prosterner de honte et de reconnaissance pour la main miséricordieuse qui le comble de ses grâces et de ses miséricordes, malgré ses ingratitudes et ses lâchetés. » [Portrait, § 96]

Voilà qui est franc. Saint-Martin, disons-le à son honneur, aimait la franchise. Il en usait.... toutes les fois que la passion mystique n'y mettait obstacle. Prompt à dire la vérité aux autres, il ne se ménage pas lui-même. N'est-ce pas une confession qui a dû lui coûter, celle-ci :

« J'ai été très chaste dans mon enfance... Si ceux qui devaient veiller sur moi m'eussent conduit comme j'aurais désiré l'être et comme ils l'auraient dû, cette vertu ne m'aurait jamais abandonné, et Dieu sait quels fruits il en fût résulté pour l'œuvre à laquelle j'étais appelé ! Mes faiblesses en ce genre m'ont été préjudiciables, au point que j'en gémis souvent et que j'en gémirais encore davantage, si je ne sentais qu'avec du courage et de la constance nous pouvons obtenir que Dieu répare tout en nous ! » (Port. p. 346 (Matter, p. 127))

À part un grain de vanité, ces lignes honorent celui qui les a tracées.1795 SM Lettre a un ami

Oser s'accuser, c'est un courage que n'a pas tout le monde. Il en faut aussi parfois pour accuser autrui, et ce courage aussi Saint-Martin l'a connu. Seulement il n'a pas toujours bien pris son temps. Ce n'est pas au moment où le clergé catholique venait de traverser les plus cruelles épreuves, qu'il fallait dire :

« que la Providence saura bien faire naître une religion du cœur de l'homme, qui ne sera plus susceptible d'être infectée par le trafic du prêtre et par l'haleine de l'imposture, comme celle que nous venons de voir s'éclipser avec les ministres qui l'avaient déshonorée... » (Dans sa Lettre à un ami sur la République française.)

Voilà Saint-Martin. Il dit (ou croit dire) des vérités à Rome, à Berlin, à Paris, aux savants d'Allemagne, à ceux de France. Il lui arrive parfois de mal choisir son moment, de lancer ses objurgations à qui ne les mérite pas ; mais il n'a pas peur du moins de se prononcer : précieuse qualité, trop rare de nos jours, au fond de laquelle se découvre cet amour passionné du vrai que possédait à un si haut degré le philosophe d'Amboise. La Révolution française le frappe dans sa fortune, dans sa liberté ; elle lui fait [page 76] monter la garde au Temple où végète un jeune prince dont il avait été question de lui confier l'éducation : elle n'en est pas moins, à ses yeux

« un grand mouvement, ayant un grand but et un grand mobile [Portrait, § 462] ; il y voit « la main de la Providence. » [Portrait, § 679] 

Il applaudit à toutes les belles idées, sait admirer toutes les grandes renommées. Le calme de l'âme au milieu des préoccupations les plus graves, un dévouement sans bornes à la cause qu'il estime la meilleure, la résignation à l'heure de la pauvreté, les élans d'un cœur généreux, la plus pure amitié, le plus rare désintéressement, ce sont là des qualités qui nous inspirent pour Saint-Martin plus que de l'estime ; elles nous le font aimer.

Et comment refuser son admiration sympathique à un homme tellement dévoué à son idéal philosophique, qu'il n'interrompt même pas ses recherches mystiques, pendant que la France troublée suit, avec anxiété, les péripéties émouvantes de sa régénération sociale ? Ce n'est pas que Saint-Martin reste indifférent aux secousses terribles qui ébranlent le sol de sa patrie ; les malheurs qui viennent l'accabler font saigner son cœur ; mais ils ne sauraient empêcher son esprit de poursuivre, d'un vol hardi, l'éternelle vérité qui plane au-dessus de toutes les révolutions terrestres. C'est pour la servir qu'il va, à cinquante ans révolus, s'asseoir sur les bancs de l'école normale.

1804 gerando« Tous les districts de la république (c'est en ces termes qu'il raconte lui-même sa détermination) ont ordre d'envoyer à l'École normale à Paris, des citoyens de confiance, pour s'y mettre au fait de l'instruction, qu'on veut rendre générale ; et quand ils seront instruits, ils reviendront dans leurs districts pour former des instituteurs. L'on m'a fait l'honneur de me choisir pour cette mission... Le principal motif de mon acceptation est de penser qu'avec l'aide de Dieu je puis espérer, par ma présence et mes prières, d'arrêter une partie des obstacles que l'ennemi de tout bien ne manquera pas de semer dans cette grande carrière (de l'enseignement) qui va s'ouvrir, et d'où peut dépendre le bonheur de tant de générations. Je vous avoue que cette idée est consolante pour moi. Et quand je ne détournerais qu'une seule goutte du poison que cet ennemi cherchera à jeter sur la racine même de cet arbre qui doit couvrir de son ombre tout mon pays, je me croirais coupable de reculer. » [Correspondance, p. 166]

Ces lignes ne témoignent-elles pas de sentiments exquis ? La pauvreté même, nous le répétons, n'a point le pouvoir d'interrompre ses recherches ; il en prend son parti avec un courage digne de tout éloge. Il dédaigne ce qu'adore le monde, les richesses, les jouissances qu'elles procurent. La fortune vient-elle de nouveau lui sourire ? Il en partage les dons avec ceux qui souffrent, se refusant (chose plus rare qu'on ne [page 77] pense) ses distractions favorites pour soulager les infortunés. C'est le vénérable de Gérando qui l'affirme de toute son autorité. Il raconte que le Philosophe inconnu, qui aimait le spectacle, se mettait quelquefois en route pour en jouir, et prenait toujours, dans les quinze dernières années de sa vie, pour se procurer un plaisir plus vif et plus délicat encore, le chemin de la demeure d'une famille dans le besoin, pour lui offrir la petite somme qu'il aurait dépensée à la porte du théâtre. [Voir : Une conversation avec Saint-Martin sur les spectacles : dialogue entre  M. Joseph Marie de Gérando avec le philosophe inconnu]

[Correspondance avec Kirchberger]

1861.SM.correspondanceMais c'est surtout l'amitié qu'il eut pour le baron de Liebisdorf qui nous inspire pour Saint-Martin des sentiments de profonde sympathie. Singulières relations que celles qui existèrent entre l'ancien lieutenant du régiment de Foix et le membre du conseil souverain de Berne ! Ils n'arrivèrent point à jamais se rencontrer ; mais une correspondance des plus actives en fit les amis les plus dévoués. Et quel fut le sujet de leur correspondance ? Le roman du jour, la poésie en fait quelquefois les frais ; mais c'est surtout de mysticisme qu'elle est tout imprégnée. Il y est question d'intelligences, de saintes fiançailles avec la Sophie céleste, de l'art de faire parler les nombres, de Bœhme et de Gichtel. Les deux soldats discutent pour savoir si le Verbe est engendré éternellement sur un fond qui, quoique substance, est un néant infini ; si la Sophie céleste peut être aspirée jusque dans l'air de l'atmosphère émané de la terre végétale... (Saint-Martin, etc., p. 215 [Correspondance, p.89]), et voici que, en s'élevant ensemble à ces vertigineuses hauteurs, les deux philosophes sentent leurs cœurs se rapprocher. Ils se jurent une mutuelle affection, et, ce qui plus est, ils demeurent fidèles à leurs serments. Quelle généreuse délicatesse dans leurs rapports ! Quel échange de charmantes attentions !

En 1797, Saint-Martin fait savoir au baron que l'on prépare, à Paris, un nouveau décret de bannissement contre la caste des nobles. Si le décret est rendu, il n'aura pas un morceau de pain dans son exil. Et c'est ce moment qu'il choisit pour renvoyer les dix louis que le mystique bernois lui avait adressés, à un autre moment difficile, avec une délicatesse aussi tendre qu'ingénieuse ! Et quand plus tard le vieux baron se trouve lui-même dans une position voisine de la gêne, Saint-Martin, pauvre encore lui-même, devinant les embarras de son ami, veut prendre sa revanche et, comme il se trouve lui-même « réduit à la petite semaine, » il supplie le baron d'accepter deux ou trois pièces d’argenterie qui lui restent... De pareils traits ne valent-ils pas bien des élucubrations mystiques ? Mais l'amitié parfaite n'est point de ce monde, hélas ! Liebisdorf se trouve blessé d'une expression de [page 78] Saint-Martin. En vain celui-ci s'accuse pour désarmer un vieillard qui se plaît à s'exciter ; en vain il demande qu'on lui pardonne des offenses imaginaires, écrit à son vieil ami une lettre sublime de bons sentiments et de vraie tendresse : le baron meurt en 1799, avant que la réconciliation ait pu s'achever. Ce fut une rude épreuve pour Saint-Martin. Elle hâta sans doute sa propre fin ; il était de ces natures d'élite qui vivraient le double de leur vie, si Dieu leur avait donné, en échange de la vivacité et de la profondeur du sentiment, un peu plus de cette vulgarité de l'âme dont tant de gens se trouvent à merveille. Il est des gens à qui l'on pourrait hardiment promettre l'immortalité (sur terre, bien entendu), si l'on ne mourait que pour avoir beaucoup pensé ou beaucoup aimé... Tel ne fut point Saint-Martin.


[Conclusion]

En nous mettant à même d'esquisser, comme nous venons de le faire, la poétique figure du Philosophe inconnu, M. Matter a ajouté aux nombreux services que lui doit la littérature philosophique et morale. En parcourant le gros ouvrage dans lequel nous venons de puiser, on s'assurera sans peine qu'il dû coûter à son auteur de longues et nombreuses recherches. Mêlant habilement les analyses littéraires au tissu biographique, il a mis à la portée d'un grand nombre de lecteurs un sujet qui, traité d'une autre façon, eût couru risque d'en rebuter plusieurs. Il a d'ailleurs répandu dans son livre les paroles heureuses, des mots spirituels. Il excelle à trouver d'ingénieuses comparaisons. En voici une :

« Les pages de Saint-Martin sont toutes parsemées de ces sortes de points lumineux qui font l'effet d'autant de perles jetées sur un fond un peu sombre et trop souvent obscur. » [Matter, p. 90]

Il a su enfin, sans abandonner l'unité de son sujet, en bannir la monotonie en ne pas reculant devant de faciles et naturelles digressions. Aussi nous plaisons-nous à rappeler ces paroles que consacrait récemment au volume du savant professeur le premier de nos recueils périodiques, la Revue des Deux-Mondes :

« Nous recommandons ce livre comme offrant d'abondantes et curieuses indications sur le mouvement de l'esprit humain dans la dernière moitié du dix-huitième siècle. » [Matter, p. 349]

Pour ce qui est de Saint-Martin, ce n'est pas sans quelque regret que nous lui faisons nos adieux.

Je n'aime ni son style : il est, tour à tour, incorrect, obscur, négligé, affecté, et l'on sait quelle torture pour le lecteur qu’un style qui manque de naturel ; ni son mysticisme, soit que j'en considère la méthode d'investigation, soit que je tâche d'en peser les résultats, soit que j'essaye de dissiper les ténèbres dont il s'enveloppe trop volontiers.

« S'il est pour moi une chose [page 79] évidente, c'est que Saint-Martin ne voyait pas beaucoup plus clair en lui-même que nous n'y voyons après ses confidences... » [Matter, p.349]

Cet aveu, c'est M. Matter qui le fait en quelque endroit de son livre. Il nous console d'avoir fait de stériles efforts pour pénétrer jusqu'au fond de la pensée de l'aimable mystique.

1830 HeinrothMais ce qui me plaît en lui, c'est le souffle généreux qui anime presque toutes ses pages, c'est la sincérité de ses aspirations au spiritualisme ; c'est surtout son caractère que dépare sans doute une suffisance quelque peu vaniteuse, mais où brillent, d'un doux et pur éclat, encadrés dans de poétiques contours, quelques-uns de ces traits que l'humanité vraie ne cessera point d'avoir en haute estime, la charité, le désintéressement, la passion du vrai et du bien, un ardent désir d'atteindre à la perfection morale. Chateaubriand vante la noblesse et l'indépendance de son caractère, tandis qu'un critique allemand, Heinroth (Heinroth, Geschichte u. Kritik des Mysticismus. Leipz., 1830, p. 509 et suiv.), quelque sévère qu'il soit pour le mysticisme, ne peut s'empêcher d'appeler Saint-Martin un homme de beaucoup d'esprit et d'un sentiment délicat.

Pour notre part, nous souscrirons volontiers à ces jugements ; nous ajouterons qu'à nos yeux il fut certainement du nombre de ceux qui ont faim et soif de justice. Ils sont heureux, car ils seront rassasiés. [Allusion à une parole de l’évangile, Matt. 5,6 : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés.]

Mars, 1863.