1889 Ferraz revolution1889 - Histoire de la philosophie pendant la Révolution (1789-1804)

Marin Ferraz (1820-1898), conservateur à l’Institut

Garat, Tracy, Cabanis, Rivarol, Condorcet, Volney, Mme Condorcet, Villers, Saint-Martin, Chateaubriand, etc.

Paris

Librairie académique Didier.
Perrin et Cie, libraires éditeurs,
35, quai des grands Augustins.

1889

Nous présentons différentes parties de cet ouvrage qui sont toutes en rapport avec L.-Cl. de Saint-Martin : 
- Garat et Laromiguière
- Saint-Martin, philosophie mystique : Mysticisme spéculatif & mysticisme pratique


Première partie. Idéologie théorique.
Chapitre premier. Garat et Laromiguière. Premiers essais d’idéologie. I. Garat, pages 1-13

Au lendemain de la Terreur, la Convention, rentrée en possession d'elle-même, songea à réorganiser l'instruction publique et la haute culture intellectuelle, qui avaient disparu dans la tempête : elle créa l'École Normale et l'Institut. Ces deux créations furent marquées au cachet de son génie essentiellement unitaire et centralisateur ; car elles eurent pour but d'animer du même esprit [page 2] et ceux qui étaient chargés de répandre les connaissances humaines et ceux qui avaient pour mission de les élaborer. Malgré son peu de durée (1. La création de l'École avait été décrétée le 3 brumaire 1794 ; l'École cessa de fonctionner le 30 floréal 1795), l'École Normale rendit de grands services, grâce à la haute capacité des maîtres et à l'incontestable mérite des élèves. Quant à l'Institut, il fut — nous le verrons — un véritable foyer de lumières et prouva, par un exemple éclatant, que, si l'association produit des effets prodigieux dans l'ordre économique, elle ne donne pas des résultats moins merveilleux dans l'ordre intellectuel.

Parmi les maîtres de la nouvelle École, il suffit de citer Garat, pour la philosophie ; Bernardin de Saint-Pierre, pour la morale ; Volney, pour l’histoire ; La Harpe, pour la littérature ; Berthollet, pour la chimie, et Laplace, pour les mathématiques : c'était l'élite des lettrés et des savants de l'époque. Quant aux élèves, ils avaient été nommés à l'élection — un par district — dans toute la France, et on comptait parmi eux bon nombre d'hommes faits et déjà connus par des travaux estimables. Aussi, au lieu de les astreindre à recevoir passivement les leçons des maîtres, on leur permettait de les discuter dans des conférences, où ils déployaient plus ou moins d'intelligence et formulaient des objections plus ou moins sérieuses. C'est ce que nous allons voir, en étudiant rapidement [page 3] les leçons de Garat, qui enseignait, sous le nom d'analyse de l'entendement, changé plus tard en celui d'idéologie, la philosophie de Condillac.

Garat était né en 1749, à Urbain, près d'Ustaritz, au fond du midi. Plein de confiance en lui-même et comptant sur son étoile, comme la plupart de ses compatriotes, il partit jeune encore pour Paris, s'insinua auprès des encyclopédistes, qui étaient alors les grands dispensateurs de la renommée, et écrivit, avec sa facilité méridionale, plusieurs éloges qui furent couronnés par l'Académie française. Buffon le proclama un véritable écrivain et La Harpe fut jaloux de lui : c'était, comme on dit aujourd'hui, un homme arrivé. Quand la Révolution éclata, il profita de la notoriété qu'il s'était acquise dans les lettres pour s'ouvrir la carrière de la politique ; il se fit envoyer par les Basques à l'Assemblée Constituante. Il ne joua pas un grand rôle dans l'Assemblée même, mais il s'en fit un au dehors, qui ne manquait pas d'importance et qui était parfaitement approprié à la nature de son talent souple et facile : il analysa, dans le Journal de Paris, qui comptait 12000 abonnés, — chiffre énorme pour ce temps-là, — les séances de l'Assemblée nationale.

Sous la Convention, Garat fut nommé, sur la recommandation de Danton, ministre de la justice d'abord, puis ministre de l'intérieur, et encourut le reproche, sinon de cruauté, au moins de faiblesse, à la suite des événements qui ensanglantèrent cette terrible époque. Chargé de lire à [page 4] Louis XVI son arrêt de mort, il plaignit le malheureux roi et admira ses vertus ; mais il n'en conserva pas moins ses fonctions. Il est vrai qu'il n'aurait pu s'en démettre sans condamner la politique du moment et sans jouer sa tête. D'ailleurs, s'il louait Louis XVI, il louait également Robespierre et, plus tard, il loua davantage encore Napoléon, moins peut-être par calcul que par bonhomie et par tic de rhéteur. Néanmoins ses variations lui valurent une place dans le Dictionnaire des Girouettes, et il faut convenir qu'il y avait bien quelque droit.

Les leçons que Garat fit à l'École Normale furent pleines d'éclat et obtinrent le plus brillant succès. Il était un de ces orateurs diserts qui, sans remuer l'âme profondément, s'emparent sans effort, par le charme et la grâce, de l'oreille et de l'esprit de ceux qui les écoutent. Il exposa, dans sa première leçon, l'objet de cette analyse de l'entendement qu'il était chargé d'enseigner et à laquelle l'esprit du temps avait réduit la philosophie, sous prétexte que la plupart des questions que cette dernière se pose, échappent à l'expérience et ne sont pas susceptibles d'être résolues scientifiquement. — C'était le positivisme avant les positivistes, tant il est vrai qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil. — Garat retraça ensuite la marche progressive de la science nouvelle et essaya d'en caractériser nettement les principaux promoteurs, un Bacon, un Locke, un Condillac. Il s'était, disait-il nourri pendant longtemps de leurs écrits et se proposait de composer, [page 5] sous leur inspiration, un grand ouvrage d'analyse : « Il y a vingt ans que je le médite, s'écriait-il, mais je n'en ai pas encore écrit une seule page. C'est au milieu de vous que je vais faire l'ouvrage : nous allons le faire ensemble. Naguère et lorsque la hache était suspendue sur toutes les têtes, dans ce péril universel auquel nous avons tous échappé, un des regrets que je donnais à la vie était de mourir sans laisser, à côté de l'échafaud, l'ouvrage auquel je m'étais si longtemps préparé. »

Cet ouvrage que Garat méditait, depuis vingt ans, et que le bourreau avait failli nous ravir, sans le savoir, il a pu le méditer encore quarante, puis qu'il n'est mort qu'en 1833, et il ne nous l’a pas donné.

Dans la leçon suivante, Garat se montra plus sérieux ; il traça le plan de son cours avec beaucoup de netteté et de précision. Il le divisa en cinq parties. Il devait traiter, dans la première, des sens et des sensations dont tout le reste découle ; dans la seconde, des facultés de l'entendement, qui combinent les sensations et dirigent les sens ; dans la troisième, des idées telles que l'entendement les élabore ; dans la quatrième, des signes, qui servent à exprimer soit les idées, soit les sensations elles-mêmes ; dans la cinquième, de la méthode, qui joue un si grand rôle dans l'exercice des diverses facultés et dans la production des phénomènes qui en dérivent. C'était là, on l'a remarqué, un plan excellent, étant données les limites de la science nouvelle, et, si Garat avait eu le temps et la [page 6] patience de le réaliser, il aurait peut-être élevé à l'idéologie un monument comparable à celui que Destutt de Tracy lui éleva un peu plus tard. Mais, le plan seul a été tracé ; le monument n'a pas été construit il ne nous en reste que quelques pierres d'attente.

Quoiqu'il en soit, les leçons que Garat fit à l'École Normale furent remarquées entre toutes et obtinrent un succès éclatant. Elles étaient écoutées et recueillies avidement par un auditoire de plus de deux mille personnes; un journal du temps payait, à raison de dix louis la feuille, le droit de les reproduire et un auditeur ravi adressait au professeur une épître de sept cents alexandrins dont les deux vers suivants peuvent donner le diapason :

Je t'entendis, Garat : un nouvel univers
Vint m'offrir à l'instant ses miracles divers.

Cet enthousiasme fait honneur à notre nation qui, la barbarie de la Terreur à peine dissipée, se reprenait si vite et si vivement aux choses de l'esprit ; mais il dénote aussi son amour, toujours peu excessif, pour le beau style et le beau langage. C'était surtout par là, en effet, que se distinguait Garat : son succès même nous le dit. On n'enchante pas un auditoire de deux mille personnes, en lui parlant de philosophie, sans sacrifier un peu le fond à la forme.

Cependant, parmi les auditeurs de notre philosophe, il s'en rencontra quelques-uns qui se [page 7] préoccupèrent avant tout du fond des idées et qui s'en montrèrent médiocrement satisfaits. L'un d'entre eux adressa au professeur une lettre où il lui faisait remarquer que, si toutes nos idées viennent des sens, comme il le prétend avec Condillac, rien n'existe pour nous que ce qui tombe sous les sens ; que nous ne pouvons dès lors affirmer ni l'existence de l'âme, ni son immortalité, et que la morale n'a plus qu'une sanction terrestre et partant insuffisante.

A ces objections, en définitive assez sérieuses, Garat fit une réponse qui satisfit peut-être ses admirateurs mais qui nous parait aujourd'hui bien peu satisfaisante. Qui croirait, en effet, qu'il cherche à prouver que la matérialité de l’âme n'entraîne pas nécessairement sa mortalité, et qu'il se fonde pour cela sur ce que les atomes, qui sont les principes composants de toutes choses, ne périssent jamais ? Qui croirait qu'il affirme, sans hésiter, au lendemain des jours sanglants où l'on avait vu tomber sous le couteau tant de têtes innocentes, qu'en fin de compte chacun a toujours dans ce monde le sort qu'il mérite ?

Mais le plus redoutable contradicteur de Garat fut un personnage d'un âge mûr, ancien officier, chevalier de Saint-Louis, qui avait déjà publié plusieurs ouvrages, sous le nom de philosophe inconnu : je veux parler du mystique Saint-Martin. Envoyé à l'École Normale par ses concitoyens d'Amboise, Saint-Martin n'avait pas tardé à remarquer, en écoutant Garat, quel était celui, comme il le dit [page 8] dans son langage biblique, qui se cachait sous son manteau. Aussi, bien qu'il fût assez timide, bien que le mysticisme ne dominât pas précisément parmi les deux mille auditeurs de Garat et que, pour leur parler utilement, il eût fallu, suivant l'expression spirituelle de Saint-Martin lui-même, leur refaire les oreilles, il crut de son devoir de prendre la parole, pour protester contre les doctrines du maitre. A ses objections, présentées en termes assez brefs, Garat répondit sur le champ ; mais, dans le compte rendu de la séance, il remania sensiblement sa réponse improvisée dont il n'était pas très content. Saint-Martin en prit occasion de revenir lui-même à la charge et d'écrire au professeur une lettre développée, où il faisait valoir avec force ses arguments contre le sensualisme (2. Séances des Écoles Normales, tome III, p. 61-159.).

Suivant Saint-Martin, Garat avait tort de dériver de la sensation l'intelligence et la faculté morale : entre sentir et penser, il y a un abîme. Garat n'en convenait pas. Si, au lieu de dériver d'un seul principe toutes les opérations de l'âme, disait-il, on attribue la sensation à l’un, la pensée à un autre, on ne saura plus où s'arrêter. Il faudra reconnaître une faculté à part pour le souvenir, une pour l'acte d'abstraire, une pour l'acte d'imaginer et ainsi de suite : on multipliera les êtres sans nécessité : Quand je me mets au fond de mon âme, ajoutait-il, je reste convaincu que penser c'est [page 9] sentir ; car penser, c'est simplement distinguer les sensations. Voir le soleil et connaître le soleil, c'est évidemment une seule et même chose. A cela, Saint-Martin répond admirablement que les opérations et les calculs qu'il fait dans son entendement, pour acquérir une connaissance scientifique du soleil, sont profondément distincts des sensations que cet astre produit en lui ; que, pour en juger autrement, il faut, non pas se mettre au fond de son âme, mais demeurer à sa superficie. — Si l'intelligence du vrai n'est pas un simple effet de la sensation, il en est de même, dit Saint-Martin, de la faculté morale, qui n'est que l'intelligence et le sentiment du bien : elle offre avec la sensation, non seulement des différences, mais encore des oppositions marquées. Donc, sur ce point encore, la doctrine de Garat est entachée d'erreur.

Une deuxième objection de Saint-Martin avait trait au langage, à la parole, que Garat jugeait nécessaire à la formation de la pensée et qu'il regardait en même temps comme une invention de l'esprit humain. — Saint-Martin lui fait voir ce qu'il y d'inconciliable dans ces deux opinions et lui cite la phrase bien connue de Rousseau, que la parole parait nécessaire à l'institution de la parole. Il établit qu'il en est du langage, tel qu'il existe aujourd'hui, comme de tous les nobles attributs de l'homme, qu'il suppose un germe que nous développons, mais que nous ne créons pas, ce qui revient à dire qu'il n'a pas été inventé, mais qu'il est naturel. Enfin, une troisième et dernière objection [page 10] de Saint-Martin portait sur une prétention de Garat, souvent renouvelée depuis, sûr la prétention d'éliminer, comme oiseuse et comme insoluble, la question de. savoir si la matière pense ou ne pense pas. Saint-Martin ne comprend pas qu'on regarde comme oiseuse une question qui nous intéresse au suprême degré et de la solution de laquelle toute la morale dépend, celle de savoir si nous sommes esprit ou matière. Cette question d'ailleurs n'est pas aussi, difficile à résoudre qu'on veut bien le dire. N'est-il pas clair, en effet, qu'il y a une différence profonde entre l'homme, d'une part, et les animaux, de l'autre ? Ceux-ci restent toujours dans le même état, parce qu'ils n'ont que des sensations et sont des êtres corporels ; celui-là se perfectionne, parce qu'il pense et qu'il est un être spirituel.

Garat répond à l'objection relative au langage en vrai nominaliste : « Penser, dit-il, c'est compter, c'est calculer des sensations ; et ce calcul se fait, dans tous les genres, avec des signes, comme en arithmétique. » D'où il semble conclure que ce sont les signes qui engendrent la pensée. Puis il fait de l'esprit sur la phrase de Rousseau que son adversaire lui avait opposée, au lieu de la soumettre à une discussion sérieuse « Rousseau, dit-il, voulait découvrir les sources d'un grand fleuve, et il les a cherchées dans son embouchure, ce qui n'était pas le moyen de les trouver ; mais c'était le moyen de croire, comme on l'a dit des sources du Nil, qu'elles n'étaient pas sur la terre, mais dans le ciel. » Sur la question de la distinction de l'âme et [page 11] du corps, Garat se défend avec plus d'habileté. Il s'élève contre ceux qui veulent voir de l'impiété partout où il n'y a point de théologie. Le propre du philosophe, dit-il, est de ne juger que quand il voit clair ; de s'arrêter là où s'arrête la pleine lumière. C'est pourquoi, entre le, matérialiste, qui prétend que la matière pense, et le spiritualiste, qui soutient qu'elle ne pense pas, le philosophe sensé et modeste fait comme Locke, il s'abstient, parce qu'il ne se sent assez éclairé ni pour affirmer ni pour nier. Est-il raisonnable de lui faire un crime de sa prudence et d'ériger en autant de forfaits toutes les précautions qu'il prend pour éviter l'erreur ?

Saint-Martin répliqua qu'il comprendrait de tels doutes chez un simple particulier, mais qu'il ne les comprenait pas chez un homme investi de la fonction d'instruire ses semblables. Il les comprenait d'autant moins, disait-il, que la question, sur laquelle roulait le débat, n'était point de celles qu'on pouvait résoudre ou ne pas résoudre sans que la science cessât de subsister. Elle était telle que de la solution qu'on en donnait, dépendait celle de toutes les autres. Non content de combattre l'opinion de Garat, Saint-Martin explique comment il y a été amené par une sorte d'indécision et de mollesse d'esprit et aussi par son engouement servile pour Condillac, un auteur qui n'a pourtant rien de séduisant « Soit que j’aie mal saisi le Traité des sensations, dit-il, soit que je n'aie pas votre secret, je n'y ai presque pas rencontré de passage qui ne me repousse; et je puis dire n'en avoir pas rencontré [page 12] un qui m'attraie. Sa statue, par exemple, où tous nos sens naissent l'un après l’autre, semble être la dérision de la nature qui les produit et les forme tous à la fois. Jugez combien il y a à se reposer sur les conséquences. Pour moi, chacune des idées de l'auteur me paraît un attentat contre l'âme » Après ces énergiques paroles, notre théosophe déclarait qu'il ne mettait pas, comme Garat, Condillac et Bacon sur la même ligne. Autant, disait-il, il était repoussé par le premier, autant il était attiré par le second dont les grandes vues tranchaient si fortement avec les vues mesquines de son successeur.

Cette discussion fit du bruit, à cette époque de demi-renaissance intellectuelle : elle prit le nom de bataille Garat. Les auditeurs se partagèrent entre les deux champions, d'après leurs sympathies soit pour leur talent, soit pour leurs opinions. Garat avait montré une courtoisie de bon goût et une souplesse de dialectique qui ajoutèrent encore à sa réputation. Quant à Saint-Martin, il avait fait preuve d'une vigueur de logique, qui ne lui était pas ordinaire, et l'avait mise au service d'une doctrine pleine d'élévation. Il put donc écrire, sans trop de forfanterie, dans ce style que nous connaissons déjà, qu'il avait lancé une pierre au front d'un des Goliaths du temps, et que les rieurs n'avaient pas tous été pour lui.

Nous avons cru devoir retracer en détail ce curieux débat, parce qu'on y voit aux prises, pour la première fois, deux doctrines, qui doivent [page 13] encore pendant longtemps se disputer l'empire, et aussi parce que ce qui était engagé dans cette discussion, scolastique en apparence, c'était ce que nous devons avoir à cœur par dessus tout, les intérêts moraux et religieux de l'espèce humaine.

Malgré son peu de durée et le nombre de leçons qui y furent faites, la première École Normale remit en honneur les choses de l'esprit, après le règne grossier de la Terreur, et donna aux études philosophiques, en particulier, une impulsion assez vigoureuse. Il en fut de même et à un bien plus haut degré de cette autre création de la Convention, qui est encore une des gloires de notre pays, de l'Institut. C'est ce que nous verrons dans les chapitres suivants (3. V. le Saint-Martin de Caro et la Philosophie mystique au dix-huitième siècle de M. Franck).

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Chapitre II. Saint-Martin, philosophie mystique, p.327-332

Le rationalisme ne fut pas le seul adversaire que le sensualisme de la fin du dix-huitième siècle eut à combattre il rencontra également en face de lui le mysticisme, et il ne faut pas s'en étonner. Lorsqu'un grand mouvement d'idées se produit dans le monde, il provoque généralement, par voie de réaction, un mouvement en sens contraire. Les excès du scepticisme engendrent d'ordinaire ceux du dogmatisme, et il n'est pas rare qu'un sensualisme exagéré donne naissance à un ascétisme intempérant. C'est ainsi que le scepticisme et l'épicurisme de l'ère des Césars suscitèrent l'illuminisme austère de l'École d'Alexandrie et de la Gnose ; et c'est ainsi que l'athéisme licencieux du siècle dernier fit éclore, à l'époque de la Révolution, les sectes religieuses, les plus exaltées et les plus dédaigneuses de la vie sensible. C'était le temps où [page 328] le savant Swedenborg enflammait, par ses descriptions fantastiques du Ciel et de l'Enfer, la froide imagination des hommes du nord ; où Lavater, âme de feu, bouche éloquente, émerveillait, par ses étranges révélations, les paisibles montagnards de l'Helvétie ; où Saint-Martin, le philosophe inconnu, déroulait ses spéculations sur le monde des esprits, en plein Paris, en face de l'irréligion triomphante.

Louis-Claude de Saint-Martin naquit à Amboise, en 1743, d'une famille de petite noblesse et de médiocre fortune. Il vint au monde avec une constitution débile, ce qui lui faisait dire plus tard spirituellement qu'il n'avait reçu de la nature qu'un simple projet de corps. Ce fut peut-être là la première cause de son mysticisme. Cette disposition morale se manifeste, en effet, rarement chez les hommes qui sont fortement constitués et dont les organes fonctionnent d'une manière régulière et facile, tandis qu'elle est assez commune chez ceux qui sont d'une constitution faible et maladive. Leur âme, peinant en quelque sorte dans un corps peu fait pour elle, brûle de le quitter, comme on quitte un mauvais gîte, et se représente avec bonheur un monde où elle sera mieux que dans celui-ci : elle éprouve, à la pensée du Ciel, ce que notre auteur appelait, dans son langage platonicien, le mal du pays natal, la divine nostalgie.

Enfermée dans une organisation si frêle, l'âme délicate et presque féminine de Saint-Martin est de bonne heure imprégnée de sentiments religieux [page 329] dont elle conservera à jamais le parfum. Élevé par une belle-mère pieuse, l'enfant puise dans ses entretiens le dégoût du terrestre et le goût du divin a un degré incroyable. Aussi, au collège, il dédaigne les ouvrages classiques, qui ne lui parlent que de la terre, et trouve une indicible saveur aux livres de spiritualité, qui lui ouvrent mille perspectives sur le monde de ses rêves et de ses désirs. Il lit plus tard les philosophes à la mode, athées ou sceptiques pour la plupart ; mais ils ne font sur lui aucune impression, tant ils sont antipathiques à sa nature, faite pour croire, pour prier et pour aimer ! Il ne pouvait être modifié que par une âme analogue à la sienne. Il la trouva chez le juif Martinez Pasqualis, qu'il entendit à Bordeaux, pendant qu'il y était en garnison, et qui lui enseigna son mysticisme.

Une fois en possession de cette doctrine, Saint-Martin ne songea plus qu'à la répandre. Il renonça à la carrière des armes et se rendit à Lyon, où Martinez avait une loge. Ce fut là qu'il publia son premier ouvrage intitulé : Des Erreurs et de la Vérité (1775). Mais bientôt il partit pour Paris et résolut d'en faire le centre de ses opérations. Il ne recruta pas beaucoup de prosélytes parmi les hommes ; mais il trouvait parmi les dames, nombre de disciples dociles et d'auxiliaires empressées pour réaliser ce qu'il appelait son œuvre. C'est même un phénomène assez singulier, surtout en France, que celui d'un simple laïc, qui prend, par sa seule ferveur, un tel ascendant sur des dames [page 330] du plus grand monde, sur les marquises de Lusignan et de Clermont-Tonnerre, sur la maréchale de Noailles et sur la duchesse de Bourbon, qu'il joue à leur égard le rôle d'un véritable directeur de conscience. A voir toutes ces belles personnes s'occuper de lui et recueillir avidement toutes ses paroles, on s'est pris à douter si c'était l'homme ou le saint qu'on recherchait ainsi, et si c'était à Dieu ou à son prophète qu'allaient tant de soupirs pieux. Nous croyons, pour notre compte, qu'il ne faut pas y entendre malice. Le caractère de la philosophie de Saint-Martin, où l'amour tient plus de place que la froide raison et où le merveilleux l'emporte sur le réel, suffit pour expliquer son succès auprès d'un sexe sur lequel l'imagination et le sentiment ont plus de prise que le raisonnement.

Cependant il est une personne pour laquelle il y aurait quelque naïveté à dire que Saint-Martin n'éprouva que de la simple amitié ; car toutes les fois qu'il parle d'elle, c'est sur le ton d'une affection pure, mais passionnée, dans laquelle l'amour divin et l'amour humain semblent se confondre. C'est Mme de Bœcklin de Strasbourg, sa chérissime B..., comme il la désigne ordinairement, Ce fut elle qui lui fit connaître Jacob Bœhm, le prince des mystiques ; ce fut avec elle qu'il le traduisit, pendant trois ans, dans cette ville de Strasbourg qu'il appelait son paradis, et qu'il s'éclaira de la plus grande lumière humaine − ce sont ses expressions − qui ait brillé sur le monde. Après cela, traduisait-il Bœhm avec son amie, parce qu'il lui paraissait une grande [page 331] lumière, ou lui paraissait-il une grande lumière, parce qu'il le traduisait avec son amie ? Ce sont là des choses qu'il n'est pas facile de démêler à la distance où nous sommes, et que Saint-Martin ne démêlait peut-être pas bien lui-même. Tout ce que nous savons, c'est que, quand il dut quitter Strasbourg, pour aller soigner, à Amboise, son père malade, ce sacrifice lui parut horrible et qu'il le fit en versant un torrent de larmes (1. V. sur ce point le Saint-Martin de M. Matter, Didier, 1862.)

Notre théosophe trouva quelque adoucissement à la douleur que lui avait causée une séparation si cruelle, dans la correspondance qu'il entama, quelque temps après, avec un personnage considérable du canton de Berne, qui avait, dans sa jeunesse, visité Rousseau, dans l'Île de Saint-Pierre. C'était Kirchberger, baron de Liebisdorf, qui était devenu un disciple ardent de Saint-Martin, en lisant ses ouvrages, et qui resta pour lui, jusqu'au dernier jour, l'ami le plus tendre, sans l'avoir jamais vu, vraie amitié de mystique, comme on l'a dit, à laquelle les âmes seules ont part ! Leur correspondance, qui se place entre les années 1792 et 1799, nous montre à quelles visions peuvent se livrer des esprits, distingués d'ailleurs, et à quel point ils peuvent s'abstraire du monde des vivants, pour se confiner dans celui de leurs rêves, quand ils sont sous l'obsession d'une idée fixe. Ils s'y préoccupent plus de ce qui se passe dans les régions sidérales que de ce qui a lieu dans notre région sublunaire, [page 332] et les communications que l'homme peut avoir avec le monde des esprits les intéressent plus que les discussions ardentes de la Convention nationale.

Saint-Martin ne se désintéressa pourtant pas tout à fait de la cause de la Révolution. Il accepta même, nous l'avons vu, à un âge mûr, ce mandat d'élève des Écoles normales, qui l'amena à jouer, vis-à-vis de Garat, un rôle si remarquable. Mais les devoirs qu'il remplissait avec le plus de zèle, étaient les devoirs de son apostolat, comme l'attestent les nombreux ouvrages qu'il publia, au milieu même de la tourmente révolutionnaire (2. Les principaux sont : L'homme de désir ; Ecce Homo ; le Nouvel homme ; la Lettre à un ami sur la Révolution ; l'Eclair sur 1'Association humaine ; le Crocodile ; 1'esprit des choses et le Ministère de l'Homme-Esprit.), et les devoirs de bienfaisance qu'il accomplissait, malgré la médiocrité de sa fortune, avec une bonté inépuisable.

Saint-Martin mourut, en 1803, à Aulnay, près de Sceaux, en recommandant à ceux qui l'entouraient de vivre toujours comme des frères, dans des sentiments évangéliques. Ce furent les derniers mots que prononça le doux théosophe ; ce fut comme la dernière note de cette vie harmonieuse, qui n'avait été qu'un hymne de foi et d'amour.

bouton jaune Saint-Martin, philosophie mystique


 I. Mysticisme spéculatif, p.332-345

Les doctrines de Saint-Martin sont aussi vraies que celles d'un mystique peuvent l'être ; car de tous [page 333] les mystiques célèbres, il est incontestablement le plus raisonnable. Si préoccupé qu'il soit du grand objet qui absorbe sa pensée, je veux dire de l'Être divin, il se refuse constamment aux pratiques théurgiques par lesquelles le juif Martinez prétend se mettre en rapport avec les puissances invisibles, et ne suit pas non plus Jacob Bœhm dans les hardiesses spéculatives auxquelles s'emporte son imagination germanique : chez lui, le français, et le français du dix-huitième siècle, se retrouve sous le théosophe. A ces moyens de s'élever à Dieu, si facilement admis par la plupart des mystiques, il préfère ce qu'il appelle les voies intérieures. Suivant lui, si nous voulons connaître Dieu, c'est en nous-mêmes qu'il faut le chercher : il fait de la psychologie le point de départ de la théologie. Aussi il rejette, comme tout à fait insuffisante, la preuve de l'existence de Dieu tirée de l'harmonie du monde extérieur : Ni la matière, dit-il, ne peut nous faire connaître l'esprit ; ni l'apparence phénoménale, la réalité substantielle ; ni l'inintelligence, l'intelligence ; ni l'insensibilité stupide, la vie et l'amour. Seule notre nature peut nous révéler Dieu complètement, parce qu'elle est « la plus complète manifestation que la pensée divine ait laissée sortir d'elle-même. » (3. L'homme de désir, p. 108.)

Dans cette nature, ce qui frappe un rationaliste, ce sont les idées ; mais ce qui doit frapper un mystique, ce sont les sentiments. Aussi, pendant que [page 334] Descartes prouve Dieu, en s'appuyant sur ce que nous avons l'idée du parfait et qu'il faut qu'à cette idée un être parfait réponde, Saint-Martin le démontre, en se fondant sur ce que nous avons l'admiration et l'amour du parfait, et que ce parfait doit exister, sans quoi notre admiration et notre amour n'auraient pas de raison d'être (4. Œuvres posthumes, T. II, p. 360.) C'est, au fond, la pensée de Platon quand, par l'organe de Diotime, il place au-dessus de toutes les beautés imparfaites et relatives, qui excitent nos vains désirs, la beauté parfaite et absolue, qui seule mérite nos hommages ; et c'est aussi celle de Pascal, quand il proclame que Dieu est sensible au cœur et qu'il se révèle à nous dans l'amour.

Saint Martin ne se sépare pas seulement des mystiques vulgaires par sa manière de s'élever à Dieu, mais encore par l'idée qu'il se fait de sa nature. Au lieu de voir dans l'Être divin une substance qui se développe fatalement et dont nous ne sommes que des modes, il voit en lui un être libre et personnel, distinct soit de l'homme soit des autres êtres. Ici encore, c'est à sa méthode qu'il doit de n'être pas, comme tant d'autres, tombé dans le panthéisme. Parti d'une psychologie, qui reconnaît la liberté et la personnalité de l'homme, il devait aboutir à une théodicée, qui reconnait la liberté et la personnalité de Dieu.

Il faut convenir cependant que, sur ce point, la doctrine de Saint-Martin n'est pas parfaitement [page 335] homogène et peut même paraître contradictoire. Tout en admettant la liberté de Dieu et celle de l'homme, il professe, comme Martinez et la Kabbale, que l'homme et les autres êtres sont des émanations de l'Être divin ; qu'ils ont été, non pas créés par lui − il n'admet pas la création proprement dite − mais formés de son être même. Tantôt il les compare à des rayons qui sortent, en gerbes lumineuses, de l'astre qui en est le foyer, tantôt il les assimile aux eaux qui s'échappent, à flots pressés, du sein de la mer (5. L'homme de désir, tome II p. 65.) Bien que Saint-Martin ne veuille point être panthéiste, il y a là des germes de panthéisme incontestables.

Malgré leur origine divine, ni l'homme ni les autres êtres de l'univers ne sont, d'après notre théosophe, ce qu'ils devraient être. Pour ne parler que du premier, qu'est-il en effet aujourd'hui ? un être avide de savoir et condamné à une ignorance irrémédiable ; un être dévoré de désirs et impuissant à les satisfaire ; un être tour à tour la victime de ses semblables et leur bourreau. Cet état prouve manifestement que l'homme est un être déchu. Sa déchéance n'a pas besoin d'être démontrée avec des livres ; c'est un fait évident et qui crève les yeux. Reste la question de savoir comment elle a eu lieu. Saint-Martin l'explique par une faute commise à une époque antéhistorique, et dont les conséquences se sont étendues jusqu'à nos jours. Saisi d'admiration pour ce monde [page 336] visible, sur lequel il devait régner, l'homme a oublié l'invisible auteur de tant de merveilles. Il s'est attaché à l'effet, au lieu de s'attacher à la cause, et a fini par participer à la nature de l'objet de son attachement. Ici encore, Saint-Martin se distingue avantageusement de la plupart des autres mystiques : il fait du mal moral un résultat de la liberté et voit dans le mal physique un résultat du mal moral.

Le mal moral une fois accompli, la désorganisation s'est, en effet, introduite dans l'homme et dans le monde et, avec elle, la peine et la souffrance. L'homme peine et dans son corps et dans son âme ; la nature entière, non dans son enveloppe grossière et inerte, mais dans les forces vivantes qui l'animent, peine également, et tous les bruits qui s'élèvent éternellement, d'un bout à l'autre de l'univers, ne sont que les parties et les moments d'un immense soupir. Par ses paroles et ses écrits, Saint-Martin ne fait, dit-il, que reproduire, d'une manière plus claire et dans un langage plus distinct, cette universelle plainte il est, suivant sa saisissante expression, « le Jérémie de l'universalité (6. Ministère de l'Homme-Esprit, p. 13, 56, 75 ; De l'esprit des choses, t. 1 p. 56 et 57 ; Œuvres posthumes, t. 1, p. 103.) − Saint-Martin, comme on voit, décrit les effets de la déchéance originelle avec une vigueur que nos modernes pessimistes, les Léopardi et les Schopenhauer, ont à peine égalée. Il fait plus, il explique cette déchéance elle-même d'une manière [page 337] toute philosophique. Il croit, comme la plupart des philosophes idéalistes, que, si l'homme est tombé primitivement et depuis, c'est pour avoir préféré, dans un moment de fascination et de vertige, l'inférieur au supérieur, le sensible à l'intelligible, les sens à la raison : sa théorie de la chute est moins chrétienne que platonicienne.

Après le drame de l'émanation et celui de la déchéance, vient celui de la réintégration, qui est le dernier de la grande trilogie que Saint-Martin a conçue. Il s'agit de savoir comment l'homme, frappé de déchéance, se relèvera et comment il parviendra à se rattacher au principe de tout bien dont il semblait s'être détaché pour jamais. Ce sera, suivant Saint-Martin, par la grâce de Dieu, qui nous a donné le temps, comme une monnaie pour racheter l'éternité, et qui nous a laissé la terre, comme un point d'appui pour nous élever jusqu'au ciel. Ce sera, en un mot, par l'effort, par la lutte et aussi par cet amour du divin qui consume, comme un feu dévorant, toutes les passions de la terre (7. De l'esprit des choses, t. II, p. 6, 14, 24.)

A cette doctrine, qui fait la part si grande à notre vitalité interne, à notre énergie personnelle, et qui est pleinement avouée par la philosophie et par la raison, Saint-Martin en ajoute une autre qui lui est inspirée par les traditions religieuses de l'Orient et qui est beaucoup moins acceptable. Suivant lui, Dieu a voulu que l'homme pût se réhabiliter non [page 338] seulement par ces moyens purement moraux qu'on appelle la liberté et l'amour mais encore par des moyens tout matériels, tels que les sacrifices sanglants. Ces sacrifices que les païens éclairés avaient déjà condamnés, comme entachés de superstition et indignes d'un Dieu tout spirituel, Saint-Martin en entreprend, en plein dix-huitième siècle, la paradoxale réhabilitation. D'après lui, le sang, étant le premier principe de la vie matérielle, est par là même le principe du mal et le grand obstacle au développement du bien dont l'esprit est la source. Partant de cette étrange théorie, Saint-Martin voit, sans trop s'émouvoir, le sang couler dans les guerres et dans les révolutions : pour lui, le sang qui coule, c'est l'esprit qui s'affranchit. S'émeut-il du moins sur l'effusion du sang innocent ? Non, les victimes innocentes sont agréables à Dieu ; elles peuvent seules adoucir sa justice sévère et désarmer son bras déjà levé sur les coupables (8. Ministère de l'homme-esprit, p.214 et 269 ; De l'esprit des choses, tome II, p. 180.) − Il est inutile de faire remarquer que cette doctrine est aussi dangereuse que grossière et qu'elle pourrait, à un moment donné, justifier tous les fanatismes. De Maistre, qui l'a adoptée, l'a bien fait voir : il l'a invoquée pour glorifier la guerre, l'inquisition et le bourreau.

Saint-Martin convient pourtant que, si les sacrifices sanglants ont eu de la valeur autrefois, ils n'en ont plus aujourd'hui : le sacrifice de l'Homme-Dieu [page 339] y a mis fin pour toujours. C'est par des sacrifices intérieurs que nous devons maintenant nous affranchir des liens de la matière et marquer tous nos pas dans la vie spirituelle. Le premier degré de cette vie supérieure consiste à immoler nos passions à la volonté de Dieu, à la règle du devoir. A ce degré du développement de l'homme, répond un certain degré de développement de l'humanité : c'est ce qu'on nomme l'âge de la loi. Le second degré est l'état d'une âme qui, non contente de vivre de la véritable vie, s'efforce de la répandre autour d'elle et d'attirer les autres dans sa sphère d'action. A cet état de l'âme, répond, dans l'histoire de l'humanité, l'âge de la prophétie. Le troisième degré est celui où l'homme ne se borne pas à vivifier les autres par le souffle de la charité, mais va jusqu'à s'immoler pour eux. Il a pour analogue, dans l'histoire, la grande ère de la rédemption. Tous ces états de plus en plus élevés ont pour couronnement celui que Saint-Martin appelle l'état de sainteté suprême, dans lequel nous vivons en Dieu et Dieu vit en nous, sans que, pourtant, notre nature et la sienne se confondent (9. Le ministère de l'homme esprit, p. 289, 432 ; le nouvel homme, p. 29 et 45.)  On reconnaît, dans ce tableau de notre évolution morale et de notre évolution sociale, comme un souvenir de cet itinerarium mentis ad Deum dont .saint Augustin et saint Bonaventure avaient déjà tracé de si brillantes descriptions. [page 340]

À cette échelle mystique dont le dernier échelon se perd au plus haut des cieux, Saint-Martin en ajoute une autre dont le dernier degré plonge jusqu'au fond des enfers, tels qu'il les comprend. Pour lui, en effet, l'enfer commence dès cette vie. L'homme a un pied dans l'enfer, quand il est partagé entre le bien et le mal, qu'il est agité et battu par des passions contraires Il y descend plus avant, quand il vit dans l'illusion et qu'il recherche obstinément les biens terrestres, comme s'ils étaient des biens. Enfin, il tombe au fond des enfers, quand il fait le mal sciemment volontairement et sans remords. A la mort, l'autre vie nous saisit tels que nous sommes : bons, si nous sommes bons, méchants, si nous sommes méchants. Le paradis et l'enfer que nous y trouvons, ne sont que le prolongement du paradis et de l'enfer que nous nous sommes faits et où nous vivons déjà sur la terre (10. Ministère de l'homme-esprit, p. 175 et 287.) − C'est là une doctrine extrêmement plausible. Elle s'accorde, en effet, de tout point avec la perfection de Dieu, qui exclut tout arbitraire et tout caprice dans la répartition des récompenses et des peines, et, avec la loi du mérite et du démérite qui veut que le bien engendre le bonheur et le mal le malheur.

Mais cet enfer dont parle Saint-Martin, sera-t-il éternel ? C'est une question qu'avec son âme douce et aimante, il se pose à peine. Les châtiments ayant pour but d'éveiller, dans le cœur du coupable, [page 341] des sentiments meilleurs et de le ramener au bien, il ne voit pas à quoi ils serviraient, s'ils devaient durer toujours : ce seraient des cruautés inutiles. Pour que l'enfer fût éternel, il faudrait que le mal le fût, et, pour que le mal le fût, il faudrait que le principe du mal le fût aussi. Or, il ne l'est pas. Il l'est si peu qu'un jour viendra où Satan vaincu sentira fondre, au feu de l'amour divin, la dureté de son âme et où le sein d'un Dieu compatissant s'ouvrira pour le recevoir. A la seule pensée de ce jour radieux, qui éclairera le triomphe définitif du bien sur le mal et la réconciliation universelle des êtres, le cœur de Saint-Martin palpite, son imagination s'émeut et des hymnes d'une richesse tout orientale s'échappent de ses lèvres de feu (11. L'homme de désir, p.101 et 182.) 

Nous ne voulons pas discuter cette doctrine de Saint-Martin, doctrine peu orthodoxe, qui avait été, avant lui celle du savant Origène et qui sera après lui celle du sympathique Ballanche. Bornons-nous à faire remarquer quel souffle anime les pages où elle est exposée. On sent, en les lisant, qu'il n'a manqué à celui qui les a écrites que d'être né dans un autre âge de l'humanité, pour être, non un saint, mais une souche de saints, mais un révélateur, tant le sentiment religieux est ardent chez lui et y a des sources vives et profondes ! Ce laïque, si peu attaché au culte et si dédaigneux du sacerdoce, parle de Dieu et de l'autre vie avec un enthousiasme que lui envieraient bien des fidèles [page 342] pratiquants et même bien des prêtres un peu blasés par l'habitude de leurs fonctions. C'est ainsi qu'un homme étranger aux écoles et peu soucieux des préceptes de l'art, sent quelquefois le beau avec une profondeur d'émotion qui étonne de vieux maîtres blanchis dans leur métier. Saint-Martin se porte vers Dieu, comme un tel homme vers le beau, d'un mouvement sans règle, mais d'un mouvement impétueux C'est un romantique en matière de religion.

Ce n'est pas le seul mérite de Saint-Martin. Dans un temps où les questions métaphysiques étaient négligées par une philosophie circonspecte jusqu'à la timidité, notre philosophe tente de les remettre en honneur. L'existence de Dieu et sa nature, la production des êtres, leur état ici-bas et leur destinée finale, tous ces problèmes d'un intérêt éternel, pour lesquels l'idéologie n'avait point de solutions et qu'elle avait même éliminés de ses cadres, Saint-Martin les reprend à sa manière et les agite avec son âme ardente, dans un esprit assez analogue à celui des Alexandrins et des Gnostiques, en attendant que d'autres les posent avec plus de religion et les résolvent par des procédés plus rationnels. Il fait, à l'égard de l'analyse de Condillac, ce que Schelling devait faire plus tard à l'égard de la critique de Kant, il lui oppose un dogmatisme outré et intempérant, mais qui n'est dépourvu ni d'éclat, ni de grandeur.

C'est du haut de ce dogmatisme que Saint-Martin juge la science et la religion, avec lesquelles la [page 343] métaphysique a tant de rapports et envers lesquelles elle est amenée naturellement à prendre une attitude amicale ou hostile. Il reproche non sans raison, à la science de son temps d'exclure de son domaine la cause première et de n'y laisser subsister que les causes secondes, comme si ces dernières suffisaient à l'explication suprême et définitive de l'univers, et appelle de ses vœux le jour où les sciences naturelles et les sciences divines, si imprudemment séparées par des esprits étroits, éclaireront de leurs lumières, réunies en un seul faisceau, les mystères de la création. Il reproche également aux savants de son époque de sacrifier, dans leurs recherches, la synthèse l'analyse, bien que la première, en nous plaçant au centre de chaque ordre d'objets nous permette seule d'en mesurer tous les rayons. Enfin, il les accuse de ne pas voir que les choses s'expliquent par l'homme, et non l'homme par les choses. − C'est presque la pensée d'Auguste Comte, si justement admirée par M. Ravaisson, que la synthèse doit être substituée à l'analyse, dès qu'on passe des sciences mathématiques et physiques aux sciences biologiques et morales, et que l'inférieur a sa cause finale et sa raison d'être dans le supérieur.

Malheureusement Saint-Martin ne s'en tient pas à ces vues à la fois si élevées et si sages. Par antipathie pour la science mécaniste de son époque, il revient à la vieille conception des astres animés et demande le secret des choses soit aux allégories d'un symbolisme étrange, soit à des spéculations [page 344] bizarres sur les nombres, dont s'inspireront à la fois Joseph de Maistre et Charles Fourier (11. Aurore naissante, préface XVII ; Crocodile, chant xx ; Des nombres, passim. ; Esprit des choses passim.)

Ce n'est pas seulement la science, c'est encore la religion que Saint-Martin conçoit à sa manière. Il en est d'elle, suivant lui, comme de la poésie. Elle n'est pas une tradition, elle est un sentiment ; elle n'est pas une lettre morte, elle est le souffle de vie ; elle n'est pas figée sur les feuillets d'un livre, elle est écrite sur l'homme et vivante dans le cœur. Ni la Bible, ni même la Nature ne nous la révèlent avec la splendeur fulgurante qui lui est propre : le sens moral, voilà le véritable révélateur. Saint-Martin fait, il est vrai, le plus grand éloge de l'Écriture, déclare qu'il vaudrait mieux pour nous, perdre tous les autres livres anciens et modernes que de perdre les livres sacrés des juifs et des chrétiens. La raison qu'il en donne, c'est que de tous les livres, ce sont ceux qui s'accordent le mieux avec les inspirations du sens moral et qui traduisent le plus éloquemment le texte que chacun de nous porte en lui-même. Mais, en définitive, le texte vaut encore mieux que les traductions et à côté de lui, ces dernières, si éloquentes qu'elles soient, pâlissent. Ainsi s'expliquent les contradictions apparentes de Saint-Martin, son admiration passionnée pour les livres sacrés d'une part et les singulières libertés qu'il prend avec eux, de l'autre. Loin d'être [page 345] surnaturels, ils sortent, suivant lui, du fond de notre nature et il appartient à notre nature de les juger (12. Lettre à Garat, p. 94 et 129 ; Œuvres posthumes, T. I, p. 275 ; De l'esprit des choses, T. II, P. 144.)

 bouton jaune  I. Mysticisme spéculatif, p.332-345


II. Mysticisme pratique, p.345-353

On connaît la philosophie spéculative de Saint-Martin. Il s'agit maintenant de savoir quelles applications il en fait aux principales questions qui préoccupaient ses contemporains, particulièrement à celles qui relèvent de la philosophie des langues et de la philosophie politique. La philosophie des langues de Saint-Martin offre, à travers bien des bizarreries, auxquelles il faut s'accoutumer avec lui, des traits remarquables et des vues d'une rare profondeur. Elle est en opposition avec les théories alors régnantes et s'accorde assez bien avec les doctrines les plus autorisées de notre temps. Suivant lui, la parole n'a pas été inventée, comme le prétendaient Condillac et ses disciples, après une période d'aphonie plus ou moins considérable et après une plus ou moins longue série de tâtonnements : elle est l'accompagnement nécessaire de la pensée et son expression naturelle. − On reconnaît là la théorie reprise peu après par de Maistre et développée depuis par [page 346] M. Renan et par plusieurs autres auteurs contemporains, − Chaque être, ajoute Saint-Martin, a son langage, qui varie avec sa nature, les animaux ont leurs mouvements et leurs cris par lesquels ils trahissent ce qu'ils éprouvent intérieurement ; les corps bruts eux-mêmes ont des propriétés extérieures, qui sont comme autant de signes de leurs propriétés les plus intimes ; de même l'homme a la parole, qui est la révélation de son intelligence et qui en est inséparable.

Suivant Saint-Martin, la parole se perfectionne en même temps que l'intelligence et devient plus précise et plus nette à mesure que celle-ci saisit les choses avec plus de précision et de netteté. Mais il ne faut pas croire, comme on le fait trop généralement, que la netteté et la précision soient les seules ni même les plus hautes qualités soit de l'intelligence soit de la parole. La perfection de l'intelligence ne consiste pas, en effet, à s'isoler du sentiment et à saisir les choses nettement, mais sans ardeur et sans énergie ; de même celle de la parole ne consiste pas à rendre dans un langage net, mais sans chaleur, et sans vigueur, les pâles conceptions d'une intelligence appauvrie que le feu intérieur ne féconde et n'anime pas. Dans ces conditions, la pensée et la parole se dessèchent et languissent, comme des plantes dont la sève s'est retirée. Elles ne reverdissent et ne renaissent qu'autant que l'homme pense et parle avec son intelligence et avec son cœur, en un mot, avec son être tout entier. Saint-Martin anticipe ici, sans s'en douter, [page 347] sur la doctrine la plus féconde de notre siècle, sur celle qui a donné naissance au mouvement romantique et substitué à la langue terne et émaciée des idéologues et des classiques de la décadence la langue riche et brillante de Chateaubriand et de Lamennais, de Michelet et de Jean Reynaud.

Une autre vue de Saint-Martin dont on peut contester la valeur, mais qui ne manque pas d'originalité et qui n'a pas eu une médiocre fortune, c'est celle de l'unité des langues. Cette unité des langues ne tient pas, suivant lui, comme suivant de Bonald, à une révélation mystérieuse et surnaturelle ; elle tient à l'unité de la nature humaine, qui les a produites. De plus elle ne porte pas sur tous leurs éléments, mais seulement sur quelques-uns, parce que, dans notre nature, la diversité coexiste avec l'unité. C'est là, sous une forme générale, la moderne théorie, qui veut que toutes les langues aient des radicaux communs qui les rapprochent, et des flexions différentes, qui les diversifient (13. Lettre à Garat ; le Crocodile, passim.)

Nous ne voulons pas discuter ici la question de l'unité des langues, dont l'examen nous entraînerait beaucoup trop loin. En ce qui concerne leur origine et leur formation, nous donnons, sauf quelques réserves, gain de cause à Saint-Martin. Nous admettons avec lui qu'elles sont naturelles à l'homme et ne sont point des inventions ultérieures de la réflexion humaine ; nous admettons également que la nature, qui les a produites [page 348] spontanément, les développe de même, d'après certaines lois assez analogues à celles qui régissent les êtres vivants, de sorte que leur mouvement à travers la durée a un caractère organique et non mécanique. Cependant nous croyons que ce mouvement n'est pas tellement fatal qu'il exclue toute intervention réfléchie de la part des sujets parlants. Si un homme vient à bout, par son travail réfléchi, de perfectionner son style, pourquoi un peuple ne réussirait-il pas, par un travail semblable, à perfectionner sa langue ? Et de fait, l'expérience prouve qu'il en est souvent ainsi. Les grands siècles littéraires ont presque toujours paru, quand l'esprit de réflexion se mêlait, à plus ou moins forte dose, à la spontanéité primitive ; en d'autres termes, ils ont presque toujours été précédés d'une élaboration voulue de la langue. Cette élaboration, les sophistes l'accomplirent chez les Grecs et préparèrent ainsi le siècle de Périclès ; l'Académie française, l'hôtel de Rambouillet et une foule de grammairiens, dont Vaugelas était le plus éminent, la firent chez nous et inaugurèrent par là le siècle de Louis XIV.

Le dix-huitième siècle que les questions d'origines attiraient, s'était posé la question de l'origine de la société, comme celle de l'origine du langage, et l'avait résolue d’une manière analogue, je veux dire par l'intervention du calcul et de la réflexion. Suivant Rousseau, la société résulte d'une convention, aux termes de laquelle chaque homme aurait renoncé à une partie de ses droits, pour s'assurer la [page 349] jouissance de tous les autres : c'est ce qu'il nomme le contrat social, et ce contrat est, à ses yeux, l'expression de la volonté générale, identique à la souveraineté du peuple.

Malgré sa sympathie pour Rousseau, Saint-Martin rejette cette théorie. Il ne comprend pas comment les hommes, encore isolés et sans expérience, auraient pu se rendre compte des avantages de la société, s'entendre pour la constituer et tomber d'accord sur les principes qui devaient lui servir de base. Si le langage parait avoir été nécessaire, comme Rousseau l'a dit lui-même, pour inventer le langage, la société parait avoir été nécessaire pour inventer la société. Suivant Saint-Martin, la société est donc, comme le langage, non un fait conventionnel, mais un fait naturel. Elle n'a pas été inventée, à un moment donné, par des volontés auparavant isolées ou divergentes et qui auraient fini par se rapprocher et se mettre d'accord. La société humaine est aussi ancienne que la nature humaine et n'en est que l'expansion. Les peuples, les constitutions, les institutions, tout cela − Saint-Martin l'a dit avant de Maistre − naît, se forme, se développe naturellement, sous l'action des circonstances, ou plutôt sous celle de la Providence, qui les dispose et les combine à son gré. Ce sont là des choses que nous devons nous borner à recevoir d'en haut toutes faites, au lieu de nous ingénier à les faire avec nos réflexions, toujours courtes par quelque endroit. Si la philosophie du temps, au lieu de spéculer sur la manière dont les faits ont dû se [page 350] passer, avait un peu mieux observé de quelle manière ils se passent, elle n'aurait pas méconnu une vérité aussi claire, C'est une leçon qui, pour être adressée à la philosophie qui s'arrogeait le privilège de l'observation, par un mystique, par un rêveur, n'en est que plus piquante (14. Éclair sur l'association humaine, p. 6 ; Lettre à un ami sur la révolution, p. 20.)

De cette théorie de la société Saint-Martin déduit une théorie de la souveraineté, qui est également contraire à celle de Rousseau. Si la société, dit-il, se développe d'après des lois inhérentes à sa nature ou plutôt identiques à la volonté même de Dieu, l'intervention réfléchie du peuple dans les affaires de l'État n'a pas de raison d'être. Elle ne peut, en effet, entraver l'accomplissement des desseins de la Providence qui change les obstacles qu'on lui oppose en moyens pour parvenir aux fins qu'elle se propose. Ici encore, la spontanéité fait tout ; la réflexion ne fait rien. Spontanément et sans savoir pourquoi les populations se groupent autour du personnage éminent dont elles ont besoin pour organiser ou se défendre, et bientôt porté comme par un courant irrésistible, l'homme providentiel atteint le but que le doigt de Dieu lui avait marqué. C'est, on le voit, en face de la théorie du droit populaire, tel que J.-J. Rousseau l'entend, la théorie du droit divin − d'un droit divin fondé non sur la tradition, mais sur la nature, que Saint-Martin élève d'une main vigoureuse. [page 351]

Ces principes posés, Saint-Martin se demande quel est l'idéal auquel la société doit tendre et qu'elle doit chercher à réaliser. Suivant lui, cet idéal est une sorte de république divine dont tous les membres seront unis par les liens de la charité ; la loi enseignera, au lieu de commander ; où la peine aura pour but l'amélioration du coupable et n'ira jamais jusqu'à sa destruction, qui exclurait cette amélioration même.

C'est une conception moitié chrétienne, moitié platonicienne, que couronne la doctrine de l'abolition de la peine de mort.

On voit qu'en politique, comme ailleurs, les vues de Saint-Martin sont dignes de considération. S'il a donné à sa cité idéale un caractère un peu chimérique, en la faisant reposer sur une conception trop optimiste de la nature humaine, il a eu le mérite de faire intervenir la spontanéité là où on faisait intervenir avant lui, la seule réflexion, je veux dire dans la fondation de la société et même dans celle de la souveraineté. Seulement, il a exagéré son importance sur ce dernier point. Sans doute c'est par des mouvements spontanés que la plupart des souverainetés se sont établies dans les âges primitifs ; mais s'ensuit-il qu'elles ne puissent et ne doivent jamais s'établir par des actes réfléchis ? Si, à mesure que l'homme se développe et que la spontanéité fait place chez lui à la réflexion, il applique utilement cette dernière à ses affaires privées, on ne voit pas pourquoi il ne l'appliquerait pas utilement aussi aux affaires [page 352] publiques. C'est dire, que la volonté réfléchie de tous peut être, à un aussi juste titre que leur acclamation spontanée, le fondement de la souveraineté.

L'idée qu'il faut se faire de Saint-Martin ressort suffisamment de la longue étude que nous lui avons consacrée. C'est un mystique. A ce titre, il demande la vérité, non à l'observation sensible ou à la raison raisonnante, mais au cœur, au sens moral pour parler son langage dont les inspirations se confondent généralement avec les données fondamentales de la raison spontanée et intuitive, mais sont aussi quelquefois viciées par le mélange des rêveries d'une imagination sans règle et sans frein. De là les grandes vues morales, politiques et religieuses, qui constituent le fond de son système, et les fantaisies étranges qui en altèrent la pureté et font que, si par certains côtés il rappelle le platonisme, par d'autres il semble annoncer le spiritisme.

Bien que les spéculations de Saint-Martin ne s'accordent guère avec l'esprit de l'Occident, en général, et avec celui de notre nation, en particulier, il y a exercé une certaine influence et y a trouvé des appréciateurs dignes de lui. Non seulement de Maistre, qui n'abuse pas de la louange, loue notre théosophe, mais il s'inspire de ses idées dans plusieurs de ses ouvrages ; Mme de Staël trouve qu'i1 a des lueurs sublimes ; Joubert, qu'il a la tête dans le ciel, et Cousin le proclame l'interprète le plus complet, le plus profond et le plus éloquent que le mysticisme ait eu dans notre pays. Depuis, ces [page 353] jugements ont été confirmés par les études ingénieuses de Sainte-Beuve et de Caro, par le savant ouvrage de Matter et surtout par le livre excellent et définitif de M. Franck (15. Franck, Philosophie mystique en France, au dix-huitième siècle, Germer Baillère, 1866.)

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