1894 Cogordan Maistre1894 – Cogordan – Joseph de Maistre

George Cogordan
Joseph de Maistre

Paris.
Librairie Hachette et Cie.
79, boulevard Saint Germain

1894

Sommaire

Chapitre I – La jeunesse de J. de Maistre, Extraits, pages 14-20
Chapitre II – Les années d’immigration. § III. Extrait, pages 39-40
Chapitre V – La doctrine de J. de Maistre. § III, extrait, page 157
Chapitre VI – Conclusion. § I, extrait, pages 186-187

Chapitre I – La jeunesse de J. de Maistre, Extraits, pages 14-20

1894 Cogordan Maistre[…] Si, à Turin, on en prit encore ombrage, croyant voir quelque arrière-pensée satirique, à Chambéry, Maistre se plaça d'emblée au premier rang de la jeunesse studieuse et intelligente. Il s'efforçait de réaliser lui-même le type du magistrat tel qu'il l'avait représenté. Exemplaire dans ses mœurs, il consacrait au travail de [page 15] longues heures chaque jour. Il accumulait ainsi ce trésor de connaissances variées dont il a tiré tant de profit plus tard. Ses penchants le poussèrent à apprendre la théologie, d'où une pente naturelle le conduisit à l'étude des doctrines secrètes qui révèlent aux initiés les arcanes du monde invisible. Il subissait ainsi ce goût de l'occultisme qui était si commun à la fin du siècle dernier, comme il l'est à la fin du nôtre.

On appelait alors illuminés les personnes — et elles étaient nombreuses — qui prétendaient posséder des lumières particulières sur le monde, ses origines et ses destinées, sur Dieu, sur ses rapports avec l'homme. Il y avait des illuminés de toute espèce. Maistre donne même ce nom aux francs-maçons, comme à tous ceux qui cherchaient à se créer pour eux-mêmes une religion spéciale, en dehors ou au-dessus des confessions reconnues et des credo arrêtés.Johann Adam Weishaupt

Le mot était plus communément appliqué aux disciples de Weisshaupt, professeur de droit canon à l'université d'Ingolstadt, qui eut de son temps une assez grande célébrité. Ces sectaires avaient ceci de particulier qu'ils professaient contre les Jésuites une haine violente et qu'ils avaient, ou qu’on leur attribuait le dessein de détruire la Compagnie par les moyens que les ennemis de celle-ci l’accusaient d'employer, c'est-à-dire par tous les moyens.

Mais il y a illuminés et illuminés. Tout autres étaient de braves gens dont Maistre fit la connaissance à Lyon, où il se rendait quelquefois pour assister à leurs séances. Lyon, qui est la vraie [page 16] capitale religieuse de la France, est aussi la ville où les doctrines mystiques s'acclimatent le plus facilement. Une étude de psychologie lyonnaise montrerait chez les hommes distingués de la région, avec une constante préoccupation morale, une imagination, interne en quelque sorte, qui pour être contenue n'est quelquefois que plus ardente. Ceux qui y joignent le sens de la vie pratique sont aptes aux grandes affaires et capables de s'élever très haut dans tous les ordres de l'activité humaine. Mais combien restent des rêveurs, des esprits chimériques, mal armés pour les luttes de l'existence, arrêtés dans leur essor par une certaine difficulté de concréter, empêchés de faire bien par la poursuite du mieux ! De pareils êtres sont une proie facile du mysticisme.

1790 lcsm homme desirLes illuminés que Maistre visitait à Lyon étaient disciples du juif cabbaliste [sic] portugais Martinez Pasqualis, qui fut le maître de Saint-Martin, le « Philosophe inconnu », auteur de l'Homme de désir. Ces « Martinistes » étaient chrétiens et, comme le fit longtemps Saint-Martin, ils observaient les pratiques de la religion catholique. Mais il leur fallait quelque chose de plus que le catholicisme traditionnel et banal. Ils rêvaient d'un christianisme supérieur. Ils croyaient qu'en s'inspirant des premiers chrétiens qui avaient vécu en contact avec Jésus, ils arriveraient à pénétrer les secrets de la nature, à approfondir la notion de Dieu, à se mettre en communication avec le monde des esprits. Maistre fut attiré par ces doctrines [page 17] séduisantes, qui satisfaisaient ses aspirations intimes, sans trop heurter sa foi.

La vertu de ces Martinistes lyonnais, leur douceur de caractère, le charmèrent à tel point que, trente ans plus tard, il se rappelait encore avec plaisir leurs réunions auxquelles il avait assisté. Il étudia les écrits de leur chef Saint-Martin, et lui emprunta, dans l’ordre social et dans l'ordre métaphysique, beaucoup plus qu'on ne le pense communément.

Le « Philosophe inconnu » était d'ailleurs une des plus attachantes figures de son temps. Ayant quitté l'armée pour s'adonner tout entier à l'étude et à la méditation, plein de douceur et d'originalité, il exerçait une grande séduction personnelle. Quand il alla s'établir à Paris, il y fut fêté dans le monde des salons élégants. Aux femmes vivant dans un milieu démoralisé et pervers, aux hommes blasés par le sarcasme et l'ironie voltairienne, il plaisait par une grâce naïve, par la simplicité du cœur. C'est moins par l’action directe — il n'eut pas l'occasion de le fréquenter beaucoup — que par ses écrits qu'il séduisit Joseph de Maistre. Celui-ci n'admettait pas la raillerie sur les conceptions abstruses de Saint-Martin.

1884 maistre t9Quand parut l'Homme de désir, qu'il admirait beaucoup, sa sœur, Mlle Thérèse de Maistre, se permit de formuler dans une lettre quelques objections au nom de l'orthodoxie et aussi du sens commun, à propos notamment de ces théories des nombres, conceptions puériles, sous des apparences de profondeur, qui ont troublé bien des cerveaux [page 18] depuis Pythagore. « Tu dis, réplique Joseph de Maistre, que ce prophète te paraît tantôt sublime, tantôt hérétique, tantôt absurde. Le premier point ne souffre point de difficulté. Je nie formellement le second et je m'engage à soutenir son orthodoxie sur tous les chefs.... Sur le troisième point, je n'ai rien à te dire, ou, si tu veux, je te dirai qu'il est très certain qu'avec une règle de trois on ne peut pas faire un ange, ni même une huître ou un savant du café de Blanc. Ainsi le prophète est fou, s'il a voulu dire ce que tu as cru : mais s'il a voulu dire autre chose ?... »

À Chambéry, il n'y avait pas de Martinistes. L'illuminisme n'y était représenté que par des francs-maçons, auxquels Maistre s'affilia de bonne heure. À cette époque, la maçonnerie n'avait pas encore attiré les foudres de l'Église. Les hommes des familles les plus distinguées de Savoie, les femmes du meilleur monde, les membres du clergé eux-mêmes assistaient volontiers aux réunions de la loge des Trois-Mortiers ou de celle de la Parfaite Union. Maistre ne dépassa pas le vestibule du temple de Jérusalem, bien qu'il eût été investi de la dignité de « Grand Orateur » à la Parfaite Union. Si inoffensive que fût son action, cette loge attira pourtant la défiance de l'autorité. Le gouvernement sarde crut y voir un foyer d'idées subversives. Le « Grand Orateur » fut député à Turin pour plaider la cause de ses frères auprès du roi. Il fut écouté avec bienveillance et crut avoir convaincu Sa Majesté de [page 19] l’inanité des soupçons qu’on lui fait concevoir. La loge ne fut pas moins dissoute quelques jours plus tard. On pense bien que cet incident n’accrut pas la faveur dont jouissant à la cour le jeune substitut.

Chambéry possédait, à la fin du XVIIIe siècle, une société intelligente et cultivée, comme il arrivait souvent jadis dans des villes de second ordre, où toute flamme intellectuelle semble être éteinte aujourd’hui. On aimait les lettres, on cultivait la poésie, on goûtait extrêmement le théâtre, souvent on jouait des pièces classiques dans les salons. Le jeune Maistre fréquentait volontiers dans le monde où sa situation l'avait placé. Là, ce n'était plus le mystique rêveur, ni le magistrat sévère, c'était le jeune homme plein de vie et de gaîté. Dans les réunions mondaines, soirées, dîners, ou « journées anglaises » — lesquelles duraient parfois de midi jusqu'à quatre heures du matin, — il était recherché pour sa belle humeur et son esprit. De ses premiers succès date ce goût du monde qu'il garda toujours et qui lui fut une grande ressource aux heures de détresse. Sa conversation n'était pas l'art raffiné des causeurs professionnels qui florissaient alors dans les salons de Paris, c’était l'expansion naturelle et spontanée d'une pensée riche, originale, avec le tour le plus imprévu, parfois avec des rudesses provinciales qui [page 20] auraient choqué peut-être les délicats habitués de Mme Geoffrin. « C'est une excellente terre, disait de lui Saint-Martin, qui l'avait vu vers cette époque à Chambéry, mais qui n'a pas reçu le premier coup de bêche. » — Maistre, en rappelant ce propos, trente ans plus tard, ajoute : « Je ne sache pas que, depuis lors, personne m'ait labouré ».

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Chapitre II – Les années d’immigration. § III. Extrait, pages 39-401870 maistre melanges

Dans ce paragraphe, Cogordan cite la Lettre à Vignet des Étoles (22 août 1794) où de Maistre « expose le plan d’un ouvrage auquel il travaille. » Cet ouvrage, dont il donne le plan dans sa lettre, ne sera publié qu’après sa mort dans les œuvres posthumes sous le titre Bienfaits de la Révolution. Toutefois, les esquisses de cet ouvrage en quatre parties, dont les trois premières n’étaient pas achevées et dont la quatrième n’a pas été relue, ont été publiées sous le titre Études sur la Souveraineté. Elles « permettent de se rendre compte du développement successif de la pensée de l'auteur » sur « la question qui le préoccupait le plus, savoir l'origine divine de la Souveraineté (pages 37-38) ».

1795 lcsm lettreDeux ans plus tard [1], Saint-Martin publiait sa Lettre à un ami ou Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la révolution française. [page 40] Cette lettre n'eut pas de lecteur plus empressé que Maistre. Il y trouva, noyées dans un fatras mystique, des pensées curieuses et suggestives : il y vit notamment que la Providence avait seule voulu et amené la Révolution à l'effet d'épurer l'humanité et pour préparer l'avènement d'une ère nouvelle où le vrai christianisme florirait sous l'égide de Dieu. Dans le puissant cerveau de Maistre se combinèrent les idées claires, simples et logiques de Mallet du Pan, l'observateur méthodique et attentif, avec les conceptions mystiques, les prophéties sibyllines du « Philosophe inconnu ». De cette fusion d'éléments divers, vivifiés et transformés par une imagination puissante, naquirent les Considérations sur la France.1793 mallet du pan considrations

[1]. Dans le paragraphe précédent, Cogordan parle du thème fréquent à l’époque d’ouvrages dont le titre comporte le terme Considérations. Ainsi un auteur génevois, ancien rédacteur politique du Mercure, royaliste convaincu, Mallet du Pan, publie en 1793 Considérations sur la nature de la révolution française. D’où l’expression : « Deux ans plus tard » la publication de ce livre.

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Chapitre V – La doctrine de J. de Maistre. § III, extrait, page 157

Qu'est-ce que prier ? Ce n'est pas, comme le croyait Fénelon, désirer. Ce désir n'est qu'un mouvement de l'âme vers l'objet auquel elle aspire. L'homme de désir — ces mots forment, comme on sait, le titre d'un traité mystique de Saint-Martin, — est celui qu'une force intime tenue à Dieu, qui veut par une initiation mystérieuse parvenir plus près de l’Être suprême, entrer en communion avec lui. Entre le désir et la prière, la distance est grande. Le désir est un état d'âme. La prière est un acte de volonté. Pour prier, il faut la foi et la pureté. Dieu ne saurait admettre la requête de celui qui contesterait son autorité, pas plus qu'un roi celle d'un ennemi de sa maison. Il est difficile de bien prier et de savoir si l'on a bien prié. Aussi est-il téméraire d'affirmer qu'on a prié et qu'on n'a pas été exaucé. Car on a peut-être mal prié. Peut-être aussi a-t-on demandé une faveur contraire à l'intérêt général ou à l'intérêt d'une autre personne, ou à son propre intérêt.

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Chapitre VI – Conclusion. § I, extrait, pages 186-187

[…] Ses jugements littéraires sont toujours dominés par la préoccupation religieuse. En politique, il en est de même : il voit Dieu partout, il fait de lui l'auteur des constitutions politiques, le dispensateur des couronnes, la source de toute autorité. La religion et la politique se confondent si bien dans sa pensée qu'il arrive tout naturellement à faire du chef de l'Église le suprême suzerain des souverainetés temporelles. En cela, il est le disciple des grands docteurs du moyen âge, de saint Thomas notamment, qui reconnaît à l'Église une suprématie universelle, comprenant le pouvoir de délier les sujets d'un prince du devoir de fidélité. Maistre se plaît à montrer, d'autre part, l'intervention perpétuelle de la Providence dans les affaires de ce monde. Pour lui, Dieu n'abandonne au hasard aucune portion de son gouvernement temporel. S'il observe d'ordinaire [187] la partie fixe des lois qu'il a établies, il ne se désintéresse jamais de l'application aux hommes de ce que l'auteur des Soirées appelle la partie flexible de ces lois. Comme théoricien de la Providence, Maistre se rattache à Bossuet.0.Saint Martin

Mais par la tendance mystique de son esprit, il s'écarte autant de l'évêque de Meaux que de l'auteur de la Somme. Le mysticisme, a dit un moraliste, est à la religion ce que l'amour libre est à l'amour dans le mariage. De cette comparaison, spirituelle et assez juste, il ne faudrait pas conclure à l'impossibilité du cumul. Le doux rêveur qui parvint à la célébrité sous le nom du Philosophe inconnu a fait une grande impression sur Maistre. Saint Martin a été pour lui ce qu'a été pour tant de philosophes chrétiens du moyen âge Aristote, c'est-à-dire un inspirateur étranger dont il suivait volontiers les enseignements en tant qu'ils ne contredisaient pas ceux de l'Église, — et même quelque chose de plus, car l'auteur de l'Homme de désir était tout imprégné de christianisme. Chez Saint-Martin, Maistre a trouvé le germe de ses théories sur le caractère divin de la révolution française, sur l'intervention de Dieu dans l'organisation des sociétés humaines, sur le pouvoir régénérateur du sang et aussi la croyance en un millénium où l'humanité purifiée se développerait heureuse sous l'œil de Dieu.

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