[Premiers pas – premières lectures]

Il naquit dans le doux pays de Touraine, à Amboise, sur le Grand-Marché, le 18 janvier 1743, d'une famille noble : « Je suis le quatrième rejeton du soldat aux gardes, le plus ancien connu de la famille ; depuis cette tige jusqu'à moi, nous avons toujours été fils uniques pendant les quatre générations ; il est probable que ces quatre générations n'iront pas plus loin que moi. » [Mon Portrait, 343]. Et en effet Saint-Martin ne se maria jamais. En écrivant ce premier détail de famille, il attachait une certaine idée au chiffre de quatre ; il croit avoir eu plusieurs exemples de ce qu'il appelle les rapports quaternaires, qui ont eu de l'importance pour lui et qui ont marqué dans sa vie d'intelligence : il avait ainsi sa théorie particulière et sa religion des nombres. Il sent bien que de tels rapprochements peuvent paraître à d'autres superstitieux ou futiles, et il ajoute qu'il ne les note par écrit que pour lui seul.

Il fit ses études au collège de Pont-Levoy et montra des goûts assez littéraires qui ne demandaient qu'à être cultivés. Il avait le corps débile bien que sain, une organisation chaste, tendre et aisément timorée. Son père, d'ailleurs respectable et attentif, ne le comprit pas et le contraignit ; lui qui sera si ami de la vérité, il lui arriva, tout enfant, de mentir quelquefois à son père par crainte [Cf. Mon Portrait, 61]. Il avait le sentiment filial très profond, très développé : « Le respect filial a [193] été dès mon enfance, disait-il, un sentiment sacré pour moi. J'ai approfondi ce sentiment dans mon âge avancé, il n'a fait que se fortifier par là. Aussi je le dis hautement, quelques souffrances que nous éprouvions de la part de nos père et mère, songeons que sans eux nous n'aurions pas le pouvoir de les subir et de les souffrir, et alors nous verrons s'anéantir pour nous le droit de nous en plaindre ; songeons enfin que sans eux nous n'aurions pas le bonheur d'être admis à discerner le juste de l'injuste ; et, si nous avons occasion d'exercer à leur égard ce discernement, demeurons toujours dans le respect envers eux pour ce beau présent que nous avons reçu par leur organe et qui nous a rendus leurs juges. [Mon Portrait, 67].

Les premières lectures firent sur lui une impression profonde : « C'est à l'ouvrage d'Abbadie intitulé L'Art de se connaître soi-même, que je dois mon détachement des choses de ce monde. Je le lisais dans mon enfance au collège avec délices, et il me semblait que même alors je l'entendais ; ce qui ne doit pas infiniment surprendre puisque c'est plutôt un ouvrage de sentiment que de profondeur de réflexion. » [Mon Portrait, 418].À dix-huit ans, au milieu des confusions philosophiques que les livres lui offraient, il lui arriva de dire : «  Il y a un Dieu, j'ai une âme, il ne me faut rien de plus pour être sage. – Et c'est sur cette base-là, ajoute-t-il, qu'a été élevé ensuite tout mon édifice. » [Mon Portrait, 28]. Ce fut à la campagne, à la maison d'Athée qui lui venait de sa mère, qu'il éprouva une autre vive impression de lecture ; il vient de parler des jeux de son enfance : « J'y ai joui aussi bien vivement, nous dit-il, dans mon adolescence, en lisant un jour dans une prairie à l'âge de dix-huit ans les Principes du droit naturel de Burlamaqui. J'éprouvai alors une sensation vive et universelle dans tout mon être que j'ai regardée depuis comme l'introduction à toutes les initiations qui m'attendaient. » [Mon Portrait, 146]. Burlamaqui, en découvrant à Saint-Martin les bases naturelles de la raison et de la justice dans l'homme, pourrait toutefois s'étonner d'avoir été un initiateur dans le sens particulier dont il s'agit ici. Il m'est impossible de ne pas noter en passant cette disposition de Saint-Martin à tirer de toutes choses signe, indice et présage. Comme il lui arriva plus tard de vendre cette maison d'Athée qui était du côté de Beauvais-sur-Cher, il lui semble voir là dedans un rapport avec sa [194] destinée qui a été de rompre avec les athées : un pur jeu de mots ! Il est ainsi disposé à voir partout des échos, des figures, des emblèmes ; c'est un penchant naturellement superstitieux et qui le mènera à ses crédulités futures (3).

Il avait perdu sa mère, mais il trouva dans une belle-mère une tendresse inaccoutumée : « J'ai une belle-mère à qui je dois peut-être tout mon bonheur, puisque c'est elle qui m'a donné les premiers éléments de cette éducation douce, attentive et pieuse qui m'a fait aimer de Dieu et des hommes… Ma pensée était libre après d'elle et l'eût toujours été si nous n'avions eu que nous pour témoins ; mais il y en avait un dont nous étions obligés de nous cacher comme si nous avions voulu faire du mal. » [Mon Portrait, 111]. L'amitié plus terrestre et plus positive de son père et de sa sœur arrêtait les élans naïfs de Saint-Martin ; il se sentait comprimé en leur présence et n'osait s'ouvrir à eux de sa vocation et de ses pensées. Ce qu'il sentit là dans la famille, il le sentira bientôt à plus forte raison devant tout son siècle. Ce ne fut que dans les dernières années de sa vie qu'il s'enhardit peu à peu et se dilata.

Quand on a dit de Saint-Martin qu'il était spiritualiste, on n'a pas dit assez ; il était de la race du petit nombre de ceux qui sont nés pour les choses divines ; en des temps plus soumis, il eût marché dans les voies de l'auteur de l'Imitation. Il disait : « Tous les hommes peuvent m'être utiles, il n'y en a aucun qui puisse me suffire ; il me faut Dieu. » [Mon Portrait, 2]. Son second besoin était de communiquer ce qu'il croyait si bien posséder, et de tout diviniser autour de lui. Il se sentait pour cela une force infinie d'émanation et d'onction dans l'intimité. Sa destinée divine, comme il l'appelle, lui semblait douce et belle si on l'eût laissé faire ; mais les obstacles ici-bas n'ont jamais manqué.