[L’orgueil]

Quoi qu'il en soit, le beau monde recherchait beaucoup M. de Saint-Martin dans ce demi-incognito philosophique et divin où il vivait ; les princesses françaises et allemandes se le disputaient, dans un temps où il avait son logement au Palais-Bourbon. Un jour, en 1780 ou 1781, la maréchale de Noailles arrivait au Luxembourg, où il dînait, pour conférer avec lui sur le livre Des erreurs et de la vérité qu'elle avait lu et qu'elle ne comprenait pas bien, non plus que nous ne le faisons nous-même : « Elle arriva, dit Saint-Martin, le livre sous le bras et rempli de petits papiers pour marque. Je sais que je n'entrai pas grandement en matière avec elle, et que même je lui expliquai les lettres F. M. (Franc-Maçonnerie) [203] d'une manière cocasse et ridicule que je me suis reprochée depuis. La personne qui était en tiers avec nous ne me laissait pas assez libre sur mon vrai sérieux pour que je le fusse aussi sur ma vraie gaieté ; mais cela n'est point une excuse. » [Mon Portrait, 414]. – Le maréchal de Richelieu voulait faire causer Saint-Martin avec Voltaire de retour à Paris, et qui mourut justement dans la quinzaine : « Je crois, dit ingénument Saint-Martin, que j'aurais eu plus d'agrément et plus de succès auprès de Rousseau, mais je ne l'ai jamais vu. Quant au maréchal, j'ai eu plusieurs conférences avec lui, tant chez lui que chez la marquise de La Croix, et je lui ai trouvé une judiciaire assez juste. Je pense même que, s'il avait eu vingt ans de moins, nous aurions pu nous entretenir avec plus de fruit. Mais son âge et sa surdité étaient de trop puissants obstacles, et je l'ai laissé là. » [Mon Portrait, 129]. Ces paroles d'ailleurs nous montrent bien le rôle que s'accordait à lui-même Saint-Martin au milieu de cette société incrédule, mais qui commençait, depuis Jean-Jacques, à ne plus l'être systématiquement. Il cherchait à opérer sur les âmes par voie individuelle et par une douce persuasion ; il était obligé le plus souvent de semer, comme il disait, là même où il n'y avait pas de terre. Ce travail n'avait rien d'ingrat pour lui. Il se faisait apôtre à sa manière ; c'était un amateur et un volontaire de la philosophie divine qui faisait ses recrues à petit bruit. « La principale de mes prétentions était de persuader aux autres que je n'étais autre chose qu'un pécheur pour qui Dieu avait des bontés infinies. » [Mon Portrait, 264].

Sa douceur, son amabilité, son procédé modeste et qui ne se découvrait avec effusion que dans l'intimité, ne laissaient pas de recouvrir un grand orgueil naïf. Bien qu'il confessât qu'il n'était qu'un demi-esprit, qu'un demi-élu, et qu'il reconnût ce qui lui manquait en puissance et en véritable magie morale pour combattre des hommes complets en mollesse et en corruption, il se croyait l'émule des plus grands opérateurs apostoliques dans le passé, et il inclinait même à penser tout bas que sur certains points il était allé plus loin qu'aucun d'eux. C'est là une sorte de danger auquel n'échappent pas ces âmes humbles et douces, lorsqu'elles prétendent agir et marcher toutes seules dans les sentiers du divin, et faire œuvre d'apôtre et de pape en ce monde : il se trouve qu'il y a un énorme Léviathan d'orgueil caché et dormant au [204] fond de leur lac tranquille (8) – Et qu'il ne vienne pas nous dire que ce qu'il sent est plus beau que de l'orgueil, ce n'en est que le plus subtil et le plus spécieux déguisement.

Je ne prétends point flatter ici Saint-Martin et je tiens à le montrer tel que je le conçois et qu'il m'apparaît après une longue connaissance plutôt qu'après une étude bien régulière. S'il se sépare de son siècle par la pureté morale et par une vive pensée de spiritualité divine, il en participe sur d'autres points essentiels de sa doctrine, et il en porte le cachet. Témoin des désordres et du relâchement du haut clergé d'alors, jugeant du sacerdoce par ce qu'il en voit, et ne soupçonnant pas ce que la persécution prochaine peut y régénérer, il est au fond un ennemi, et il se croit d'avance l'héritier et le successeur. Il est hostile et volontiers méprisant à l'Église, et il croit à sa propre petite Église qu'il voit déjà en idée dominante et universelle. Lorsque arrive la Révolution avec ses rigueurs et ses spoliations fatales, persuadé de l'idée que c'est une expiation divine, il a une pitié médiocre pour les personnes. Les horreurs dont il est témoin, et dont il s'estime préservé tout exprès par une sollicitude particulière de la Providence, ne l'émeuvent qu'assez légèrement, et n'interrompent qu'à peine le cours de ce qu'il appelle sa délicieuse carrière spirituelle : « En réfléchissant, dit-il en un endroit, sur les rigueurs de la justice divine qui sont tombées sur le peuple français dans la Révolution, et qui le menacent encore, j'ai éprouvé que c'était un décret de la part de la [205] Providence ; que tout ce que pouvaient faire dans cette circonstance les hommes de désir, c'était d'obtenir par leurs prières que ces fléaux les épargnassent, mais qu'ils ne pouvaient atteindre jusqu'à obtenir de les empêcher de tomber sur les coupables et sur les victimes. » Les hommes de désir, en ceci, me paraissent prendre leur parti des douleurs publiques un peu trop commodément.