stebeuve portraits1832 - Critiques et Portraits littéraires, Charles-Augustin Sainte-Beuve

Paris. Eugène Renduel, rue des grands Augustins, 22 - 1832

Présentation

« Toute la carrière de Sainte-Beuve est rythmée par la publication des volumes qui réunissent ses articles de critique littéraire. Cinq tomes de Critiques et portraits littéraires paraissent ainsi entre 1836 et 1839. De ce premier recueil seront tirés, avec des articles nouveaux, des Portraits de femmes (1re édition en 1844), des Portraits littéraires (1re édition en 1844) et des Portraits contemporains (1re édition en 1846). Les Portraits littéraires sont consacrés à des écrivains disparus au moment de l’article, tandis que les Portraits contemporains recueillent en principe des articles sur des vivants ainsi que des articles de polémique (comme le fameux brûlot « De la littérature industrielle », publié d’abord en 1839). (1) »
Sainte-Beuve, avant de publier son long article sur Saint-Martin dans les Causeries du Lundi, avait déjà parlé du Philosophe inconnu dans ses Critiques et Portraits littéraires, en le citant comme en passant. Il montrait déjà une bonne connaissance de ses ouvrages.

Nous avons extrait les divers passages dans lesquels Sainte-Beuve cite, peu ou prou, Saint-Martin. C’est le cas pour les articles sur Oberman et sur La Mennais (Tome I) ; sur Ballanche (Tome III).

L’article du Tome II sur Lamartine est publié à part.

On peut trouver les Critiques et Portraits littéraires :

Note

1. Extrait d’un article de Michel Brix, Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869), le critique et l’art du portrait : www.boojum-mag.net/f/index.php?sp=liv&livre_id=1282

Tome I (1832) :  Extrait d'Oberman, pages 500-501

M. de Sénancour a eu, à tous égards, une de ces destinées fatigantes, malencontreuses, entravées, qui, pour être venues ingratement et s'être heurtées en chemin, se tiennent pourtant debout à force de vertu, et se construisent à elles-mêmes leur inflexible harmonie, leur convenance majestueuse. Si l'on cherche la raison de cet oubli bizarre, de cette inadvertance ironique de la renommée, on la trouvera en partie dans le caractère des débuts de M. de Sénancour, dans cette pensée trop continue à celle du dix-huitième siècle, quand tout poussait à une brusque réaction, dans ce style trop franc, trop réel, d'un pittoresque simple et prématuré, à une époque encore académique de descriptions et de périphrases ; de sorte que, pour le fond comme pour la forme, la mode et lui ne se rencontrèrent jamais; on la trouvera dans la censure impériale qui étouffa dès lors sa parole indépendante et suspecte d'idéologie, dans l'absence de public jeune, viril, enthousiaste; ce public était occupé sur les champs de batailles, et, en fait de jeunesse, il n'y avait que [501] les valétudinaires réformés, ou les fils de famille à quatre remplaçants, qui vécussent de régime littéraire. Marie-Joseph Chénier, de la postérité du dix-huitième siècle comme M. de Sénancour, l'a ignoré complètement, puisqu'il ne l'a pas mentionné dans son Tableau de la littérature depuis 89, où figurent tant de noms. L'empire écroulé, l'auteur d'Oberman ne fit rien pour se remettre en évidence et attirer l'attention des autres sur des ouvrages déjà loin de lui. Il persévéra dans ses habitudes solitaires, dans les travaux parfois fastidieux imposés à son honorable pauvreté. Il s'ensevelit sous la religion du silence, à l'exemple des gymnosophistes et de Pythagore; il médita dans le mystère, et s'attacha par principes à demeurer inconnu, comme avait fait l'excellent Saint-Martin. « Les prétentions des moralistes, comme celles des théosophes, dit-il en tête des Libres Méditations, ont quelque chose de silencieux ; c'est une réserve conforme, peut-être, à la dignité du sujet. »


Tome I (1832) : Extrait de L’abbé de La Mennais. Extrait, pages 568-569

Vers le même temps où l'esprit de M. de La Mennais acceptait si largement l'union du catholicisme avec l'état par la liberté, il tendait aussi à se déployer dans l'ordre de science et à le remettre en harmonie avec la foi. Pendant les intervalles de la controverse vigoureuse à laquelle on l'aurait cru tout employé, serein et libre, retiré de ce monde politique actif où le Conservateur l'avait vu un instant mêlé et d'où tant d'intrigues hideuses l'avaient fait fuir, entouré de quelques pieux disciples, sous les chênes druidiques de la Chesnaye, seul débris d'une fortune en ruines, il composait les premières parties d'un grand ouvrage de philosophie religieuse qui n'est pas fini, mais qui promet d'embrasser par une méthode toute rationnelle l'ordre entier des connaissances humaines, à partir de la plus simple notion de l'être : le but dernier de l'auteur, dans cette conception encyclopédique, est de rejoindre d'aussi près que possible les vérités [569] primordiales d'ailleurs imposées, et de prouver à l'orgueilleuse raison elle-même qu'en poussant avec ses seules ressources, elle n'a rien de mieux à faire que d'y aboutir. La logique la plus exacte jointe à un fonds d'orthodoxie rigoureuse s'y fraie une place entre Saint-Martin et Baader. Nous avons été assez favorisé pour entendre durant plusieurs jours de suite les premiers développements de cette forte recherche : ce n'était pas à la Chesnaye, mais plus récemment à Juilly, dans une de ces anciennes chambres d'oratoriens, où bien des hôtes s'étaient assis sans doute depuis Malebranche jusqu'à Fouché ; je ne me souvenais que de Malebranche. Pendant que lisait l'auteur, bien souvent distrait des paroles, n'écoutant que sa voix, occupé à son accent insolite et à sa face qui s'éclairait du dedans, j'ai subi sur l'intimité de son être des révélations d'âme à âme qui m'ont fait voir clair en une bien pure essence. Si quelques enchaînements du livre me sont ainsi échappés, j'y ai gagné d'emporter avec moi le plus vif de l'homme.


Tome III (1836) : Extrait de Ballanche

Nous assistons à la formation lente et mystérieuse de cette nature singulière qui, s'affermissant à travers tant de crises, eut bien le droit de croire à la vertu des épreuves. Ce qui la caractérise particulièrement, c'est cette lenteur, cette spontanéité qui tirera presque tout d'elle-même, et aussi cette incubation sommeillante qui attend son heure. M. Ballanche, quoique né a Lyon, et malgré ses inclinations mystiques et ses dispositions magnétiques, resta étranger, et à l'école mystique qui avait dû laisser quelques traditions depuis Martinez Pasqualis, et à l'école magnétique que l'exaltation des esprits, pendant le siège, enrichissait d'observations extraordinaires.

Sans varier jamais autrement que pour s'élargir autour du même centre, il a touché de côté beaucoup de systèmes contemporains et, pour ainsi dire, collatéraux du sien ; il en a été informé plutôt qu'affecté, il a continué de tirer tout de lui- même. La doctrine de Saint-Martin semble assurément très voisine de lui, et pourtant, au lieu d'en être aussi imbu qu'on pourrait croire, il ne l'a que peu goûtée et connue. Je remarque seulement dans les Prolégomènes le magisme de la parole, le magisme de l'homme sur la nature, expressions qui doivent être empruntées du mystérieux théosophe. Il a emprunté davantage à Charles Bonnet, à savoir le nom même et l'idée de la palingénésie, de cette interminable et ascendante échelle des existences progressives ; mais il s'en est approprié la vue en la transportant dans l'histoire, tandis que l'illustre Genevois ne l'avait que pour l'ordre purement naturel. M. Ballanche connut de bonne heure à Lyon Fourier, auteur des Quatre Mouvements; mais il entra peu dans les théories et les promesses de ce singulier ouvrage publié en 1808; aujourd'hui il se contente d'accorder à l'auteur une grande importance critique en économie industrielle, et de penser avec lui en des termes généraux que [52] l'homme a pour mission terrestre d'achever le globe.