Extrait de la Lettre 8 - SAINT-MARTIN À KIRCHBERGER - Du 25 août 1792

Ne soyez point surpris, monsieur, des similitudes que vous apercevez entre mes idées et celle de madame G. [Guyon], de même qu'entre les siennes et celles de notre ami B. [Bœhme]. La vérité n'est qu'une, sa langue n'est qu'une aussi, et tous ceux qui marchent dans cette carrière disent tous les mêmes choses sans se connaître et sans se voir, quoique, cependant, les uns disent de plus ou moins grandes choses que les autres, selon le plus ou moins de chemin qu'ils ont fait. Prenez par exemple nos Écritures ; l'on y voit partout la même idée et la même doctrine malgré la diversité du temps et des lieux où ont vécu les écrivains sacrés. Je puis assurer que moi, indigne, j'ai inséré dans mes ouvrages, nombre de germes dont je n'avais pas moi-même tout les développements et dont néanmoins, je sentais la vérité, et que ces mêmes germes, je les trouve tous les jours en plein rapport avec mon cher B., ce qui me comble de joie : 1° à cause de la similitude, 2° parce que cela me procure de douces récoltes que je n'aurais peut-être jamais faites sans cela. Il y a cinq ou six ans que je reçus tout naturellement dans mes spéculations, une ouverture sur la géométrie et les nombres, qui me transporta du plus vif ravissement ; eh bien ! un an après, je trouvais ce rayon de lumière tracé tout au long dans les traditions chinoises, rapportées dans les lettres édifiantes de nos missionnaires. Cela avait été écrit, il y a quatre mille ans et à quatre mille lieues de moi. Et ce rapport ne fit que décupler mon ravissement au lieu de m'humilier ; car la première chose qu'il y ait à savoir c'est que nous ne pouvons rien inventer et que nous recevons tout. Je crois, comme vous, que les différents ouvrages dont vous me parlez peuvent être une excellente introductions (sic); mais les introductions verbales des personnes exercées me paraissent encore plus profitables que les livres, à moins qu'ils ne soient de l'ordre de ceux de mon ami B[œhme]. ; encore aimerais-je mieux l'écouter que le lire. Je suis dans une maison où madame G[uyon]. est très en vogue (1). On vient de m'en faire lire quelque chose. J'ai éprouvé à cette lecture combien l'inspiration féminine est faible et vague en comparaison de l'inspiration masculine, telle que celle de J[acob]. B[œhme]. Je trouve dans l'une du tâtonnement, du moral et du mystique en place des lumières ; quelques heureuses interprétations, mais beaucoup d'autres qui sont forcées, enfin, plus d'affection et de sentiments que de démonstrations et de preuves, mesure qui est peut-être plus avantageuse au salut de l'auteur, mais qui sert à la véritable instruction de celui qui cherche. Dans l'autre, je trouve un aplomb d'une solidité inébranlable, j'y trouve une profondeur, une élévation, une nourriture si pleine et si soutenue que je vous avoue que je croirais perdre mon temps que de chercher ailleurs. Aussi, j'ai laissé là les autres lectures. Cependant, je les laisse aux personnes de la maison qui s'en occupent, et je leur cache même mon auteur favori, parce qu'elles ne seraient pas de force à le suivre, et que, d'ailleurs, j'aurais trop de peine à les traduire.

 

[…]

 

Je n'ai qu'un misérable dictionnaire allemand où ce mot Rähs ne se trouve seulement pas. Quant au mot Selbneit, que madame G.[Guyon] traduit par propriété, il rend parfaitement, dans les deux langues, les obstacles que nous mettons nous-mêmes à notre avancement ; mais j'ai trouvé sur ce point, madame G. portée à une mesure qui me paraît outrée (peut-être faute d'être digne de la comprendre). L'ami B. me rend la chose simple et sensible en me montrant toutes les chaînes que pose sur nous celui qu'il appelle l'esprit de ce monde. Voilà la vraie mort qu'il faut subir, la vraie propriété qu'il faut chasser de nous ; mais quand la propriété divine daigne la remplacer en nous, il nous est permis de la conserver avec grand soin, et c'est sur cela que je ne trouve Madame G. ni claire ni mesurée. La voie des opérations partielles et spirituelles est très voisine de cet esprit du monde, et surtout de cette région astrale où il fait sa demeure et qui est presque universellement employée par les opérations sans excepter le maître que j'ai eu et les disciples qui ont suivi cette voie opérative. Elle est par là très susceptible d'accroître en nous ces propriétés dont nous devons nous défendre, vu les avantages et les plaisirs qu'elle nous procure. Aussi suis-je persuadé que c'est là la principale des Selbneit sur laquelle nous devons être en garde, et c'est un sens que je n'aurais jamais compris sans les ouvertures de l'ami B.


Note

1 Il s’agit de la maison de la duchesse Bathilde de Bourbon