Eclair 1797

De la liberté et des noms

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La liberté politique, telle que Rousseau nous l’a peinte dans le premier livre de son Contrat Social [1797 : non italique], produirait sans doute, sinon le bonheur, au moins la paix dans les États où cette liberté serait connue. Mais, d’après son propre aveu, et surtout d’après toutes les observations qu’on vient de parcourir, on voit que cette espèce de liberté, dont l’idée fait honneur au génie de son auteur, n’a jamais eu d’existence dans aucune des associations régies par la simple volonté corrompue des hommes. Ceux qui, moins avancés encore que cet éloquent écrivain, croient que passer d’une forme de gouvernement sous une autre forme de gouvernement, c’est vraiment conquérir la liberté, ne se servent pas plus de leur discernement que les enfants ; quant à ceux qui voudraient confondre la liberté avec la licence, et qui dès lors ne se montrent que comme des fous ou des brigands, je n’ai rien à leur dire, puisqu’ils sont hors d’état de rien entendre, je remonte donc tout de suite à la seule source qui puisse nous offrir cette liberté dont les hommes ont si grand besoin, mais qu’ils s’efforcent en vain d’acquérir.

[40] La liberté prise dans ce sens supérieur consiste à ce que le corps politique ne soit point entravé par les incertitudes de lois insignifiantes, en [1797 : à] ce que sa route lui soit clairement tracée, en [1797 : à] ce que tous les membres qui le composent n’aient que des mouvements profitables à l’ensemble social, et qu’ils trouvent également dans la loi qui les régit, et le droit et la force d’atteindre à tous les développements dont leur nature les rend susceptibles, et la certitude que, loin d’en être empêchés ni par cette loi, ni par les autres membres, ils reçoivent d’eux tous, au contraire, l’appui et le secours nécessaires pour mettre tous leurs dons en valeur, puisque plus ces dons se développeront, plus la société y gagnera.

Or, d’où peut-on attendre cet ensemble de jouissances et de perfections, si ce n’est du règne complet et effectif de la suprême volonté générale, et non pas de l’abusive volonté générale humaine ? Et s’il est constant que ce titre de volonté générale ne peut s’appliquer à la volonté humaine, qui n’offre jamais ce caractère, il faut donc de toute nécessité le laisser à la seule volonté à qui il convienne, c’est-à-dire à cette volonté générale supérieure qui ne cherche qu’à universaliser sa loi vive et lumineuse, et qui seule peut remplir l’idée que les hommes et les publicistes paraissent s’en être formé dans toutes les parties de la terre ; car n’oublions pas que nous avons reconnu la pensée vivifiante et divine, comme premier et unique fondement de toutes les associations humaines.

Malheureusement les sources de la pensée mauvaise l’ont tellement emporté sur ce qui restait à l’homme de la source pure, que nous ne connaissons point d’association dont le centre ou le noyau ne soit ou débile, ou vicié ; et plus malheureusement encore, lorsque les pensées bonnes se sont retirées de la demeure de l’homme, il en a conservé les noms, qu’il a presque toujours pris pour les choses mêmes qu’ils auraient dû représenter.

Il y a une loi fondamentale et sans exception, qui fait que si les pensées, soit bonnes ou mauvaises, sont toujours le noyau de l’association humaine, cependant elles ne peuvent se manifester que par des noms, et c’est pour cela que tous les peuples ont un nom, parce que chaque peuple est une pensée, et aurait dû n’être même qu’une pensée divine-pure, à n’en juger que par cet attrait qu’ont tous les peuples à se forger une origine céleste et à justifier par là la plupart des récits mythologique qui se trouvent partout envelopper la naissance des [41] nations. Mais indépendamment des noms propres et constitutifs des nations, elles sont toutes attachées et dévouées à des noms usuels, moraux et métaphysiques, qu’elles ont continuellement à la bouche, auxquels elles rendent journellement un hommage et un culte, et auxquels elles consacrent non seulement tous leurs mouvements, mais auxquels même elles sacrifient leur existence. Ces noms ostensibles qu’elles regardent comme les enseignes de la vérité, et sous lesquels il y a tant d’autres noms cachés qu’elles négligent de scruter scrupuleusement, sont la liberté, la gloire, l’honneur, la justice, l’intérêt national, la religion, la vengeance, la protection de ses alliés, etc. [1797 : et] C’est sous ces noms-là qu’elles font absolument le contraire de ce qu’ils renferment.

Nous blâmons beaucoup les nations sauvages qui immolent des victimes humaines à leurs idoles ; nous blâmons les Juifs qui en ont fait autant aux leurs, d’après les faux exemples qu’ils avaient pris chez leurs voisins. Or, chez tous ces peuples, indépendamment du nom de leurs idoles matérielles, il y avait aussi des noms de dévotion, de patriotisme, de besoins expiatoires mal entendus, de vengeance, etc. ; et c’est à ces noms-là ou à l’idée fausse qu’ils renfermaient que ces nations sacrifiaient des hommes, bien plutôt qu’à leurs idoles matérielles, qui ne pouvaient leur demander de victimes.

Eh bien ! nous qui croyons si fort au-dessus des autres peuples en ce genre, voyons combien nous avons offert de victimes humaines dans la Révolution [1797 : révolution], aux mots de nation, de sûreté, de l’État, etc. N’oublions pas surtout combien nous en avons offert au mot liberté [1797 : non italique], et cela devant une idole matérielle qui en porte le nom, mais qui n’est qu’une image muette de cette pensée féroce et si barbarement appliquée, dont les sacrificateurs ou les bourreaux étaient les ministres. Non, nous ne différons pas des autres nations ; nous sommes enveloppés des mêmes ténèbres, et nous avons fait nos preuves que nous sommes capables des mêmes crimes, nous n’en avons même presque pas varié le mode et les nuances.

C’est donc malheureusement une vérité trop certaine que toutes les nations de la terre couvrent de morts, soit leurs champs de bataille, soit les théâtres de leurs cruautés, et que, sur ces lacs de sang vous entendez planer des voix qui répandent le bruit de leurs actions triomphales, et qui crient : Victoire, gloire, liberté ! etc., sans laisser à l’oreille le temps de démêler le sens de toutes ces impostures. Devons-nous avoir une plus grande idée de ce nom de paix qui succède à [42] toutes ces boucheries et que les peuples célèbrent avec tant d’exaltation, comme s’ils avaient vaincu leur vrai ennemi, qui est l’ignorance et l’illusion, tandis qu’avec ce beau nom de paix et toutes les fêtes qui l’accompagnent, ils ne font tout au plus que mettre des entr’actes à leurs délires ?

Mais au milieu de toutes ces illusions, nos principes ne cessent de faire aussi entendre leur voix, et de trouver des témoignages en leur faveur ; et dans toutes ces sanguinaires iniquités, ainsi que dans toutes ces absurdités commises par l’abus des noms, nous voyons toujours que, comme c’est une pensée religieuse et un acte de l’esprit, soit en bien, soit en mal, qui est le noyau et le principe des associations humaines, c’est cette même pensée qui se montre à faux et en sens inverse dans tous leurs mouvements et dans toutes leurs révolutions ; c’est-à-dire que, pour des yeux observateurs, toutes les associations ont commencé et continuent d’être appuyées sur des pensées restauratrices et religieuses, puisque tous les noms que je viens de remarquer et de recueillir parmi tous les faits politiques ne sont que l’expression défigurée et contournée de ces mêmes pensées ; et malgré eux, les peuples nous montrent ici, comme dans tous les autres exemples, les deux points du niveau. [1797 : à la ligne]. Or, si nous voyons tous les jours les nations s’agiter, se dévouer, et rendre comme un culte à ces noms prétendus divins, quoique devenus aussi faux et aussi abusifs que sont fausses et abusives les pensées qu’ils nous présentent aujourd’hui parmi les peuples, pourquoi ne voudrions-nous pas que ces peuples eussent pu se conduire avec le même zèle pour des noms vrais, et pour des pensées vraies et vivantes que ces noms auraient renfermées ? Et pourquoi ne pourraient-ils pas se conduire dans un ordre vrai et juste, comme nous voyons qu’ils le font dans un ordre faux et mensonger, puisque, d’après toutes nos observations, on ne peut nier que cet ordre vrai et juste n’ait été primitivement leur principe ?

Mais à quoi servira-t-il d’avoir montré les conditions indispensables pour remonter à ce terme ? Qui est-ce qui nous écoutera ? qui est-ce qui nous croira ? qui est-ce qui les remplira ? Néanmoins, je les ai présentées à l’homme, parce que j’ai cru que c’était de mon devoir, quel qu’en dût être le résultat. D’ailleurs, quoiqu’elles soient universellement négligées, on peut dire qu’elles n’en sont pas moins connues. Oui, tout le monde les pressent ; et pour qu’elles apportassent quelques profits aux hommes, il faudrait que les publicistes et les législateurs [43] s’occupassent davantage de développer devant nous les trésors de l’homme-esprit, dans lesquels seuls se trouveraient la clef et la peinture fidèle de l’association originelle, et qu’à notre tour nous fissions tous nos efforts pour réintégrer en nous ce caractère d’homme-esprit qui, en nous alliant par un pacte naturel avec la véritable volonté générale, nous apprendrait à connaître et à goûter l’unique liberté qui puisse nous satisfaire, et à laquelle toutes les nations aspirent, sans pouvoir jamais l’obtenir par les voies fausses où on les fait marcher.

Et vous, hommes, dont on a si étrangement égaré l’intelligence, quelque peine que ces principes aient à entrer en vous, convenez que si vous en aviez quelques autres à leur opposer, ce ne serait pas au moins ceux dont vos publicistes ne cessent de vous étourdir, et dont la fausseté vous est si cruellement démontrée par les faits et par l’expérience. [1797 : pas de paragraphe].

Non, hommes, mes frères et mes amis, ce n’est point moi qui vous parle une langue étrangère, quoique vous ayez tant de difficulté à me comprendre ; c’est votre première langue que je vous parle, c’est votre langue maternelle ; vous avez seulement négligé de la pratiquer ; mais si vous preniez sur vous de la fixer avec attention, ne doutez pas que bientôt elle ne vous devînt familière et comme naturelle à vos organes ; ce sont, au contraire, toutes ces langues erronées que vous parlent les publicistes et les philosophes de matière, qui sont pour vous des langues étrangères, et qui vous empêchent d’entendre et de parler votre propre langue.