Eclair 1797

Des élections. Des autorités et des représentants.

{p. 68}

[31]

La marche fausse de la science politique humaine, en ne nous faisant connaître que l’homme altéré, sans vouloir l’avouer pour tel, en lui supposant les droits qu’il n’a plus et en éloignant toujours le [32] principe, nous amène à une absurdité palpable, savoir que, selon le plan naturel des choses, il y ait, dans les mêmes espèces, des souverains du même ordre, des chefs du même genre, et que ce soient les individus qui les choisissent. Cet usage peut avoir lieu, il est vrai, parmi les hommes en sociétés [1797 : société] dans des circonstances urgentes, dans des dangers imminents, ou plutôt dans le cas d’une altération évidente du corps social et du mobile régulier qui devrait lui servir de boussole, telle que de n’avoir plus la moindre notion positive sur l’objet fondamental de l’association humaine ni du principe lumineux qu’elle pourrait avoir pour régulateur, et, par conséquent, telle qu’est la situation universelle des associations terrestres, dont le but ne s’élève pas au-dessus de l’ordre inférieur et matériel.[1797 : à la ligne]. Dans ces cas là, sans doute, les élections sont praticables et ne mériteraient pas même de censure, si les élus se tenaient dans la borne des droits si atténués et si réduits qui restent à l’homme ; car, regardant tous ces objets de l’ordre inférieur comme les affaires du ménage, ainsi que je l’ai dit dans ma lettre, les hommes sont bien les maîtres sans doute de régler ces sortes d’affaires comme il leur plaît, et de se choisir parmi eux des bonnes et des gouvernantes, sur qui ils se déchargent de tous ces soins. C’est ainsi que nous ne trouvons pas mauvais qu’une troupe d’enfants choisissent entre eux des chefs, des supérieurs et des dignités de toute espèce et qu’ils fassent des règlements pour l’administration de leurs joujoux et de leurs poupées. Mais, de même que ces enfants seraient répréhensibles et que leurs jeux deviendraient dangereux s’ils portaient les choses au sérieux, de même, dans l’ordre moral [1797 : social] et politique, les élus s’écartent de la ligne et de la mesure qui leur restent aujourd’hui s’ils veulent mettre de l’autorité où on ne leur demande que des conseils ; de l’empire où on ne leur demande que de la bienveillance, et des lois sanguinaires où on ne leur demande que des soins.

Tant que l’état social ne s’élève pas au-dessus de ce degré inférieur, je le répète, les élections humaines sont tolérables ; mais dès qu’il monte, elles ne sont plus qu’illusoires, parce qu’il aborde des régions dont l’homme n’a plus ni la clef, ni la carte ; et c’est en voulant agir comme les ayant encore l’une et l’autre et en les fabriquant selon son caprice, qu’il ravage l’ordre inférieur social, au lieu de le restaurer.

Dans l’ordre des associations plus relevées, et qui, selon que je l’ai exposé, ne sont autre chose que des associations théocratiques et [33] religieuses, ce ne peut plus être l’homme, ce ne peut être que l’universelle sagesse ou la pensée vive et divine, ce premier point de notre niveau, qui choisisse ses ministres et qui accompagne leur élection de tous les moyens qui leur sont nécessaires pour la remplir. Or, si l’universelle sagesse peut choisir ses ministres dans l’ordre des choses divines et supérieures, à plus forte raison le pourrait-elle dans un ordre plus inférieur, si les hommes n’étaient pas si avides de se revêtir de l’apparence de l’autorité, au défaut de l’autorité réelle, et d’agir cependant comme si cette autorité réelle était entre leurs mains.

Mais pour montrer combien sont abusives les prétentions de ceux qui puisent leur autorité impérieuse dans ces simples élections humaines, et qui n’étant appelés, comme je viens de le dire, qu’aux affaires du ménage, veulent dominer souverainement dans toute la maison, je n’ai qu’une chose à demander. N’est-ce pas le père de famille qui choisit les gouvernantes et les instituteurs de ses enfants, ainsi que les fermiers et les laboureurs de ses terres ? Et sont-ce jamais les gouvernantes, les institutrices, les fermiers et les laboureurs qui choisissent le père de famille ? Ainsi, lorsqu’un élu, selon les voies humaines et inférieures, s’annonce pour être le représentant du peuple, il doit, s’il est juste et bon logicien, dire à ses concitoyens : « Je ne suis représentant que d’une partie de votre volonté ; savoir, de celle qui a pour objet l’administration de vos affaires domestiques, parce que vous avez le pouvoir de me confier ces soins inférieurs ; mais je vous tromperais et je me mentirais à moi-même si je me disais le représentant de votre volonté entière ou de celles qui embrasseront [1797 : celle qui embrasserait] tous les degrés de votre existence, et toutes les bases, ainsi que tous les ressorts de votre ordre social ; car vous n’avez plus la jouissance de toutes les lumières et de toutes les pensées qu’il faudrait pour cela ; et, par votre élection, il vous a été impossible de me les donner et à moi de les recevoir. Ce n’est donc qu’en vous abaissant que je m’élève, ce n’est qu’en vous ôtant l’usage de vos moyens, que je parais en avoir plus que vous ; ce n’est qu’en vous rapetissant journellement, que je me fais passer pour grand à vos yeux. Que serait-ce donc si je n’usais de mon ministère que pour vous ruiner, pour vous ôter la liberté ou la vie ? Il est clair que ce ne serait point à ces actes-là que vous m’auriez appelé, puisque chaque citoyen peut dissiper ses biens, se tenir renfermé ou se couper le col quand il lui plaît et qu’il n’a pas besoin d’un représentant pour se satisfaire sur tous ces points ».

[34] Rousseau a dit que la souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; il dit aussi qu’à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus. Il dit enfin que les députés du peuple ne peuvent être ses représentants, qu’ils ne sont que ses commissaires.

On voit ici en quoi je m’accorde avec lui ; savoir dans l’idée d’un représentant, que je regarde en effet comme un être de raison dans le sens où on nous le montre, et qui, selon tous les principes les plus rigoureux, ne peut être qu’un commissaire. Mais on voit aussi en quoi j’en diffère ; savoir, particulièrement, dans l’idée de la souveraineté du peuple, que je place bien comme lui dans la volonté générale ; mais non point dans la chimérique volonté générale du peuple, puisque je ne connais d’autre volonté générale que celle de l’éternelle sagesse, ou de l’universelle pensée divine, et le discours que je fais tenir ci-dessus à un soi-disant représentant, explique clairement mon idée.

Mais veut-on concevoir mieux encore ce que seraient ces députés ou commissaires à l’élection desquels la volonté humaine n’aurait point de part ? Portons nos yeux sur la nature. De tous les animaux, je ne vois que les abeilles qui aient un chef, et ce chef, ce ne sont point elles, c’est la nature qui le leur donne. Ce chef n’est point maître, il est source infiniment féconde, et par-là il est une indication sensible de ce que les rois et les chefs des hommes devraient être dans l’ordre de l’esprit, c’est-à-dire qu’ils devraient verser sur leur cercle l’immensité des dons et des faveurs dont ils seraient les organes privilégiés ; secondement, ils ne seraient jamais choisis par des hommes, et leur élection viendrait de la classe de la pensée supérieure à eux, et d’une source qui ne leur appartient plus en propre.