1861 Revue d Alsace 2e Article de Jacques Matter, publié dans la Revue d’Alsace, mars 1861, pages 187-190. Cet article a été repris dans le livre Des nombres, œuvre posthume de Louis-Claude de Saint-Martin, suivi de l’Éclair sur l’association humaine, publié par L. Schauer, Paris, Dentu, 1861, pp. 13-16.

De Saint-Martin, Mme de Bœcklin, les deux Saltzmann, Gœthe. Suite et fin (*)

(*) Voir la livraison de novembre 1860, page 520.

Ce 15 mars 1861.

Monsieur le Directeur de la Revue d’Alsace.

Mon cher Directeur,

Il y a plaisir vraiment à faire appel au goût de l’investigation littéraire et aux sentiments de dévouement fraternel dans le champ de l’exploration historique en cet excellent pays d’Alsace : on y est entendu des hommes de tout âge, comme on le serait de la belliqueuse jeunesse en l’appelant à monter à cheval. Vous avez bien voulu seconder ma voix en demandant aide et assistance sur un personnage alors inconnu pour moi. Le voilà connu à tout le monde. Recevez-en mes plus vifs remerciements. Et surtout permettez-moi d’associer ici le public à l’expression de ma reconnaissance personnelle pour tous ceux qui ont si généreusement répondu à nos désirs.

A leur tête je dois nommer un ancien maire de Strasbourg, M. Kratz, qui a bien voulu me communiquer un volume aujourd’hui un peu oublié, le Voyage à Paris de Storck (de Saint-Pétersbourg), volume où se trouvent, sur celui des Saltzmann qui fut l’ami de Gœthe, les indications les plus précieuses. Il parait que cet « ami d’un grand homme » était tout simplement un homme charmant, et je suis heureux d’avoir l’occasion de rendre à sa mémoire tous les hommages qui lui sont dus. Rassuré aujourd’hui sur l’absorption dont son nom menaçait un nom sacré pour moi, je n’ai plus pour l’usurpateur involontaire que les sentiments de la justice la plus empressée.

L'obligeance de M. Kratz a été plus active et plus heureuse encore. Des relations de famille avec feu la baronne de Ratzenried , l’amie de cœur de Madame de Bœcklin , lui ont permis de me communiquer des lettres intéressantes de cette amie de Saint-Martin et de précieux extraits tirés par elle des auteurs qu’elle admirait le plus.

Grâces à ces documents et à la correspondance de Saint-Martin avec le baron Kirchberger de Liebisdorf, que vient de mettre à ma disposition son possesseur actuel, le comte d’O. ; grâces à des fragments de biographie, inédits, que je dois à l’obligeance de M. Taschereau, administrateur en chef de la Bibliothèque impériale ; grâces enfin à une notable série de traditions orales, recueillies avec la critique nécessaire, le rôle que Madame de Bœcklin a joué dans la vie studieuse d’un homme fort distingué m’est aujourd’hui parfaitement connu, et je suis à même de donner du mérite de Madame de Bœcklin une appréciation qui, pour être moins contemporaine, n’en sera peut-être que plus juste.

La notice que M. Müller a publiée dans le Courrier du Bas-Rhin du 28 février ajoute, sur sa personne et sur sa famille, des indications d’une richesse et d’une précision dont nous devons remercier l’auteur avec un sincère empressement.

Maintenant que la vérité s’est fait jour de toutes parts, tenons-nous en à l’histoire sans fable ni poésie ; ne confondons plus Mme Charlotte de Bœcklin avec aucune de ses parentes ; n’en faisons pas un personnage ; ne tombons à son sujet ni dans les exagérations du « philosophe inconnu » ni dans d’autres. Elle n’a joué aucun rôle dans son pays. De concert avec Rodolphe Salzmann elle a fait connaître J. Bœhme et a donné un guide moins extatique à un admirateur excessif de Swedenborg. Elle a traduit quelques textes du « philosophe teutonique » pour le baron de Liebisdorf. Femme spirituelle, pieuse et simple, elle a terminé dans une situation un peu modeste une carrière dont le début avait promis de l’éclat, et après avoir introduit dans les sanctuaires du mysticisme allemand son ami trop enthousiaste, elle a bientôt cessé de le guider. Voilà tout son rôle. Elle a eu le bon esprit de ne pas même essayer celui de Docteur. Elle n’a pas écrit.

Quant à Saint-Martin lui-même, n’exagérons rien non plus. Il ne fut jamais un « brillant officier, » et il n’était plus en service du tout en 1790, quand il vint en Alsace. Il est le plus grand mystique de France dans les temps modernes ; mais il n’est ni un philosophe éminent ni un penseur original : pâle disciple de J. Bœhme, il est une âme excessivement croyante, mais pure et sereine, un peu rêveuse d’ordinaire, souvent plus épigrammatique qu’il ne serait nécessaire.

Son séjour plus prolongé qu’on ne le pensait a-t-il laissé à Strasbourg des traces un peu sensibles ?

Ce n’est pas ici le lieu d’apprécier le rôle que le mysticisme et la théosophie ont joué sur les bords du Rhin, au commencement de ce siècle, et le but que je me suis proposé en appelant l’attention sur une femme distinguée qui figure dans les mémoires d’un écrivain enthousiaste de Strasbourg, appelant Strasbourg son paradis terrestre, ce but étant parfaitement atteint, je réserve pour d’autres temps et d’autres pages ce que les papiers de M. Salzmann, de Jung-Stilling, de Madame de Bœcklin, de Saint-Martin et de Liebisdorf nous apprennent à ce sujet. Quant aux rapports du grand mystique avec Madame Charlotte de Bœcklin, je pense qu’il faut nous contenter de savoir qu’ils furent admirables. Tout le monde ne verra peut-être pas avec nous au premier coup d’œil, qu’il s'agit encore et toujours de théosophie ct de mysticisme, si souvent que Saint-Martin parle d’elle dans ses Mémoires. Et pourtant chacun doit en être bien persuadé, même en lisant les lignes que je vais en transcrire, ne fût-ce que pour l’instruction de ceux qui ne savent pas encore assez combien il faut surveiller sa plume quand elle s’exprime sur nos affections et sur nos amitiés, si saintes soient-elles.

« Un des traits de celui qui n'a cessé de me combattre est ce qui m'arriva à Strasbourg en 1791.

» Il y avait trois ans que j’y voyais tous les jours mon amie intime. »

Je signale ces lignes. Elles montrent que M. de Saint-Martin est arrivé à Strasbourg dès 1788. On ne parlait jusqu’ici que d'un séjour d’un an qu’il y aurait fait.

« Nous avions eu depuis longtemps le projet de demeurer ensemble, sans avoir pu l’exécuter. Enfin nous l’exécutons. Mais au bout de deux mois, il fallut quitter mon paradis, pour aller soigner mon père.

« La bagarre de la fuite du roi me fit retourner de Lunéville à Strasbourg, où je passai encore quinze jours avec mon amie. Mais il fallut en venir à la séparation. Je me recommandais au magnifique Dieu de ma vie pour être dispensé de boire cette coupe ; mais je lus clairement que, quoique ce sacrifice fût horrible, il le fallait faire, et je le fis en versant un torrent de larmes. »

On reconnaît à ce style et à cette exaltation le siècle de Werther.

« L'année suivante, à Pâques, tout était arrangé pour retourner près de mon amie, une nouvelle maladie de mon père vient encore à point nommé, arrêter tous mes projets… »

Qui dirait que c’est un théosophe de cinquante ans qui écrit à une mystique née la même année que son correspondant ?

Et quelle gloire pour deux noms que toute cette amitié à la fois si vive, si enthousiaste et si sainte !

Elle ne fut pas exclusive, toutefois, et une autre page de ces Mémoires, page que je me ferai un devoir de publier un jour, nous rappellera bon nombre de familles du pays et de l’étranger que Saint-Martin voyait à Strasbourg et dont la société fut pour lui si pleine d’attraits qu’il fit de cette ville son paradis terrestre.

Plusieurs de ces nobles familles me sont inconnues, et j’aimerais bien à risquer encore quelques questions.

Mais aujourd’hui je finirai plutôt ces lignes par l’expression du sentiment qui me les a fait commencer : ma reconnaissance la plus empressée et la plus sincère pour une assistance aussi courtoise et aussi généreuse.

Agréez, mon cher Directeur, l’expression, etc.

Matter

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