1845 - Le magasin pittoresque - Tome XII, n° 45 p.357-359

1845 bibliotheque de pocheLe magasin pittoresque, rédigé, depuis sa fondation, sous la direction de
M. Édouard Charton
Treizième année
1845
Paris, aux bureaux d’abonnement et de vente, 29, quai des Grands Augustins
M DCCC XLV - Pensées de Saint-Martin

Pensées de Saint-Martin, extraites de ses Œuvres posthumes

(Voy., sur la vie et les œuvres  de Saint-Martin, le Philosophe inconnu, p. 330.)

Je me disais dans ma jeunesse : Fais en sorte d'être assez heureux pour n'être jamais content que de ce qui est vrai.

Dans une circonstance critique de ma vie, où j'avais des torts, je me dis avec assurance : La vraie manière d'expier ses fautes, c'est de les réparer, et pour celles qui sont irréparables, de n'en être point découragé.

[358] Si, en présence d'un homme honnête, des hommes absents sont outragés, l'honnête homme devient de droit leur représentant.

Avant de nous livrer à des actes importants, nous aurions trois conseils à consulter : 1° si nous pouvons ; 2° si nous voulons ; 3° si nous devons. Malheureusement, presque toujours, ce sont les circonstances qui nous tiennent lieu de volonté ou de désirs, et ce sont nos volontés ou nos désirs qui nous tiennent lieu de devoirs.

Le monde frivole passe sa vie dans une chaîne de néants qui se succèdent et qui lui ôtent jusqu'aux moyens de s'apercevoir qu'il y ait une vérité, de même que la capacité de la saisir. Le plus grand nombre des femmes et des hommes qui leur ressemblent sont comme des enfants qui regardent tout, qui crient à la moindre contradiction, mais qui n'ont d'autre force que celle de crier, et qu'il faut défendre de tout, parce que la peur et l'impuissance sont leurs éléments constitutifs.

La société du monde, en général, m'a paru comme un théâtre où il faut continuellement passer son temps à jouer son rôle, et où il n’y a jamais un seul moment pour l'apprendre. La société de la sagesse, au contraire, est une école où l'on passe continuellement son temps à apprendre son rôle, et où l'on attend, pour jouer, que la toile soit levée, c'est-à-dire que le voile de l'univers soit disparu.

A la manière dont les gens du monde passent leur temps, on dirait qu'ils ont peur de n'être pas assez bêtes.

C'est parce que l'esprit du monde n'est pas droit, qu'il a besoin d'être droit. Mais l'esprit de vérité ne se soucie pas d'être droit, et est au-dessus de cette ressource : toute sa force et toute sa confiance sont dans sa droiture.

Les hommes en agissent avec leurs corps comme les enfants avec leur poupée, qu'ils habillent et déshabillent continuellement, qu'ils frisent et défrisent, qu'ils parent et dépouillent le moment d'après de ses ornements.

Le nombre des personnes qui se trompent est sûrement considérable ; mais celui des personnes qui se trompent elles-mêmes l'est infiniment davantage.

La chose qui m'a paru la plus rare en fréquentant les hommes, c'est d'en rencontrer un qui logeât chez lui ; ils logent presque tous en chambre garnie, et encore ce ne sont pas là les plus dénués et les plus à plaindre ; il en est qui ne logent que sons les portes, comme les lazaronis de Naples, ou même dans les rues ou à la belle étoile, tant ils ont peu de soin de conserver leur maison patrimoniale, et de ne se pas laisser évincer de leur propre domaine.

Nous ne nous livrons avec tant de plaisir à la lecture des romans que par la paresse de notre esprit. Dans ces sortes de lectures, nous nous repaissons des tableaux, des belles actions et des vertus qui nous y sont présentés, et, cette passagère jouissance étouffant en nous la faim des réalités, nous sacrifions ainsi des besoins réels à des plaisirs illusoires. On peut en dire autant du spectacle.

En fait de malheurs, regardez toujours au-dessous de vous ; en fait de vertu et de science, regardez toujours au-dessus ; ce sera le moyen de vous préserver du désespoir et de l'orgueil.

Ce qui est le plus difficile pour nous, ce n'est pas de nous connaître, c'est de nous corriger. Nous manquons bien moins d'intelligence que de courage.

Si l'homme se passe une faute, il en commettra trente.

La politesse est une sorte de charité où l'on doit toujours s'oublier pour les autres.

Ne regardons point, si longtemps derrière nous que devant ; et si nous avons eu la faiblesse de nous arrêter en chemin, que ce soit une raison de plus de nous presser davantage.

Tous les hommes peuvent m'être utiles ; il n'y en a aucun qui puisse me suffire. Il me faut Dieu.

Mon plus grand charme eût été de rencontrer des gens qui devinassent les vérités ; car il n'y a que ces gens-là qui soient en vie.

Le respect filial a été dans mon enfance un sentiment sacré pour moi ; j'ai approfondi ce sentiment dans mon âge avancé, et il n'a fait que se fortifier par là ; aussi, je le dis hautement, quelque souffrance que nous éprouvions de la part de nos père et mère, songeons que, sans eux, nous n'aurions pu le pouvoir de les subir et le les souffrir, et alors nous verrons s'anéantir pour nous le droit de nous en plaindre, songeons enfin que, sans eux, nous n'aurions pas le bonheur d’être admis à discerner le juste de l’injuste ; et si nous avons occasion d'exercer à leur égard ce discernement, demeurons toujours dans le respect envers eux pour le beau présent que nous avons reçu d'eux par leur organe, et qui nous a rendus leurs juges.

La mort n'est qu'une des heures de notre cadran, et notre cadran doit tourner éternellement.

L'espérance de la mort fait la consolation de mes jours ; aussi voudrais-je que l'on ne dit jamais, l'autre vie ; car il n'y en a qu'une.

Ce qui est est plus loin de nous que ce qui n’est pas ; nos œuvres sont la mémoire de nos lumières.

Les fausses affections dont l'espèce humaine est la proie l'empêchent de s'élever à la région libre et vive. Les hommes sont presque tous, comme les insectes enfermés dans de la glu ou dans des gommes et dans ces fossiles transparents que l'on rencontre dans la terre : il est impossible qu'on les remue et qu'on les sorte de leur prison.

Qu'est-ce que c'est que l'homme ; tant qu'il n'a pas la clef de sa prison ?

C'est dans l’homme que nous devons écrire, penser et parler ; ce n'est point sur du papier, en l'air, et dans les déserts.

Conduis-toi bien, cela t'instruira plus dans la sagesse et dans la morale que tous les livres qui en traitent ; car la sagesse et la morale sont des choses actives.

La route de 1a vie humaine est servie par des tribulations qui se relaient de poste en poste, et dont chacune ne nous laisse que lorsqu'elle nous a conduits à la station suivante pour y être attelés par une nouvelle tribulation.

J'ai vu que les hommes étaient étonnés de mourir, et qu'ils n'étaient point étonnés de naître. C'est là cependant ce qui mériterait le plus leur surprise et leur admiration.

J'ai vu que l'enfant dédaignait et laissait au-dessous de soi les choses du monde qui occupent les hommes, parce qu'elles sont au-dessus de lui ; mais j'ai vu aussi que les hommes, qui ne sont que de grands enfants, en faisaient autant relativement aux lumières et aux vérités éternelles de la divine sagesse.

Je crois être comme un homme tombé dans la mer, mais qui tient à la main une corde dont son poignet est fortement entouré, et qui correspond jusqu’au vaisseau. Quoique cet homme soit le jouet des flots, quoique les vagues l'inondent et passent par-dessus sa tête elles ne peuvent pas l'engloutir ; il sent de temps à autre son soutien; et à la ferme espérance qu'il va bientôt rentrer dans le vaisseau.

Les livres m'ont paru n'être que les fenêtres du temple de la Vérité, et n'en être pas la porte ; ils ne font que montrer les choses aux hommes, ils ne les leur donnent pas.

J'ai observé combien les hommes 'se trompaient sur le bonheur de ce monde. Ce bonheur ne leur est accordé que pour qu'ils aillent plus loin et pour qu'ils montent ; au contraire, ils s'y arrêtent ; ils prennent le moyen pour le terme, et quand ce moyen leur est ôté, ils tombent.

N'est-ce pas une douleur pour la pensée de voir que l'homme passe sa vie à chercher comment il la passera ?

Pour prouver que nous sommes régénérés, il faut régénérer tout ce qui est autour de nous.

Souvent de n'être pas un monstre, cela suffisait pour [359] que je me crusse sage. Qu'est-ce que c'est que l'homme ?

Les hommes impétueux et courts d'esprit, quand ils aperçoivent quelques défauts dans leurs semblables, ne les expliquent que par la méchanceté et non point par la faiblesse, parce que cette faiblesse n'est point leur analogue. Les hommes doux expliquent, au contraire, les méchancetés de leurs semblables par de l'erreur et de la faiblesse, parce qu'ils n'ont point leur analogue dans les méchancetés. C'est ainsi que notre jugement tient à la teinte de notre caractère ; mais la seule et vraie teinte qui lui convienne, c'est la douceur et la charité. Il n'y a que cela qui en éloigne tous les nuages.

Ce n'est pas assez d'avoir de l'esprit, il faut avoir de la spiritualité.

Ce n'est point du hazard [sic] que j'attends mon bonheur,
Je l'attendrai toujours de la loi de mon cœur ;
De cette antique loi qui, dans moi-même innée,
Me laisse en liberté régler ma destinée.
Voilà le souverain qui doit me gouverner.
Si pour une autre loi j'allais l'abandonner,
Si je livrais mon sort aux soins de la fortune,
Je descendrais alors dans la classe commune,
Et je mériterais de ne jamais goûter
Cette paix qu'ici-bas je peux me procurer.

Nous sommes tous comme un même sel dissous dans des eaux différentes, tant pour la qualité que pour la quantité. Or il ne faudrait autre chose que laisser évaporer dans les hommes ces eaux diverses qui sont leurs préjugés, leurs passions, etc. ; et on retrouverait partout en eux le même sel, comme cela arrive dans les évaporations naturelles des sels que nous dissolvons tous les jours dans différents liquides.

Rien n'est plus aisé que d'arriver jusqu'à la porte des vérités ; rien n'est plus rare et plus difficile que d'y entrer ; et c'est là le cas de la plupart des savants de ce monde.

Travaille pour l'esprit avant de demander la nourriture de l'esprit ; qui ne travaille pas n'est pas digne de vivre.

La paix se trouve bien plus dans la patience que dans le jugement ; aussi il vaut mieux pour nous être inculpés injustement, que d'inculper les autres, même avec justice.

Si, après notre mort, ce monde-ci ne doit plus nous paraître qu'une féerie, pourquoi ne le regarderions-nous pas comme tel dès à présent ? La nature des choses ne doit point changer.

Qu'il est doux de pouvoir nous regarder sans que notre haleine ternisse le miroir !

Tout est vanité, dit Salomon ; mais n'étendons point cette doctrine jusqu'au courage, à la charité et à la vertu ; et, au contraire, élevons-nous assez vers ces choses sublimes pour pouvoir dire : Tout est vérité, tout est amour, tout est bonheur.

Comme notre existence matérielle n'est pas la vie, notre destruction matérielle n'est pas la mort.

Avec quelle vivacité deux gouttes d’eau se réunissent quand l'instant de leur contact est arrivé! O vérité ! ô âme de l'homme ! votre union future doit encore être plus active quand le moment sera venu de vous rapprocher !

La vérité s'est fait faire son portrait, qui est le monde, et elle nous l'a mis sous les yeux pour tempérer l'amertume de notre privation. Mais qu'est-ce que la contemplation de la copie; auprès de la contemplation du modèle !

L'homme a des avertissements de tout, mais il n'y fait pas attention. En effet, tout est dans notre atmosphère ; le secret est de savoir y lire.

Un homme opulent qui a sa bourse pleine d'or, et l'homme du peuple qui n'a que du cuivre dans la sienne, ne différent que par la somme ; mais ce qu'ils ont l'un et l'autre porte l'image du même souverain.

C'est un grand travail que de chercher à nous connaître tels que nous sommes ; mais il faut ensuite travailler à nous connaître tels que nous voudrions être. Ces deux sciences sont liées et doivent continuellement nous occuper. Une troisième science vient après ces deux, et est sans doute la plus difficile de toutes ; c'est qu'après avoir appris à connaître ce que nous devrions être, il faut travailler sans relâche à le devenir.

Les bibliothèques sont pour l'esprit de l'homme ce que les pharmacies sont pour son corps. L'homme ne doit oser des remèdes qu'elles contiennent qu'avec précaution et beaucoup de réserve et de choix. C'est dans lui seul qu'il peut trouver la santé et l'immortalité.

J'aime à voir une opinion répandue chez les Chinois : qu'il fallait que leurs musiciens eussent des mœurs pures et le goût de la sagesse pour tirer des sons réguliers et parfaits de leurs instruments de musique.

Certains hommes ne veulent entendre parler que de la loi naturelle, et moi aussi ; mais non pas de la loi naturelle des bêtes, car il y a une loi naturelle pour l'intellectuel, et c'est la seule qui se compte.

On dit dans le monde qu'il faut hurler avec les loups : à la bonne heure ! mais en s'habituant à hurler avec eux, ne finit-on pas, comme eux, par mordre et dévorer ?