1901 La Liberté : 1907

Auteur : ANDRÉ GAUCHER

Sommaire

- Un chiffre fatidique
- Consultation du docteur Papus
- Le napoléonisme des tarots.

Un chiffre fatidique

Sous les mailles étroites du réseau des faits positifs, l'Isis apparaît quelquefois. L'Occulte veille. L'Invisible nous entoure et nous étreint. Sur des lignes obscures de journal, j'ai cru sentir passer, hier, le petit souffle de l'Esprit.

« Certains fidèles de l'Empire, prétend le Clairon du Drapeau, espèrent la restauration du régime de leurs rêves en 1907. Leur espoir repose sur ce faible raisonnement, qu'en additionnant 1907, on obtient le total 17, et que ce chiffre est fatidique dans la famille Bonaparte. En effet, l'ex-prince impérial, à la mort de son père, avait dix-sept ans et a été frappé en Afrique de 17 coups de zagaie ; les lettres qui forment le nom de Napoléon Bonaparte sont au nombre de 17 ; Napoléon III est né en 1808 (et 1808 additionné, égale 17) ; l'impératrice Eugénie est née en 1828 (et 1826 additionné, égale 17) ; de leur mariage (1853) à leur déchéance (1870) dix-sept années s'écoulent... Enfin, le prince Victor est né en 1862 et en additionnant vous aurez encore 17. »

À vrai dire l'embouchure de ce Clairon me parut un peu étroite. De pareilles observations, je le sais, font sourire les profanes autant qu'elles plaisent aux initiés ; mais ne peuvent-elles éveiller chez un esprit naturellement enclin à la spéculation philosophique les affinités lointaines du domaine de l'Analogie ? Par là, tout ce qui touche à l'Occultisme me paraît également profond, redoutable et tentateur.

Aussi bien n'est-ce pas d'aujourd'hui que des penseurs audacieux essayèrent de placer au fond de la réalité cachée sous le double voile de l'Espace et du Temps les mystérieuses propriétés du Nombre. La matière, disent-ils, est nombre. La vie est nombre. Toutes les courbes où viennent s'inscrire les jeux des forces naturelles se résolvent nécessairement en rapports et combinaisons du nombre. L'individu chimique, l'atome, n'est peut-être, en dernière analyse, qu'une modification numérique d'une substance primitive homogène. Le travail même de la vie, la génération des cellules s'opère sous l'œil puissant du microscope avec une sorte de rythme et d'harmonie étranges que les physiologistes étonnés ont nommés « danse des centrosomes. » Le nombre est partout. La musique, disent les Allemands, est une arithmétique sonore. Le monde entier n'est-il donc qu'une arithmétique vivante ?

Pythagore le croyait. Mais le Clairon a des doutes, J'hésitai.

L'appétition de l'occulte fut, cependant, la plus forte, et voilà, sans doute, pourquoi, entre les murs verdoyants des villas et le rideau gris des platanes où la brise charrie de lourds effluves de seringas et d'aubépines, j'ai suivi, par cette matinée de juin, le boulevard Montmorency. Avant d'arriver à la porte d'Auteuil, il tourne brusquement et s'abaisse.

C'est ici.

— Vous demandez, monsieur ? dit la femme de chambre, qui vient m'ouvrir,
— Le docteur Papus.

Et je tends ma carte.

— Par ici, monsieur, on vous attend.

Je traverse une antichambre et un couloir. Je grimpe un escalier tournoyant. Me voici tout en haut de la maison dans un vaste cabinet de travail aussi encombré de livres, de fioles et d'appareils que celui du docteur Faustus, mais incomparablement moins poudreux et infiniment plus clair. Justement, par les fenêtres ouvertes, le jardin tout entier est entré. Presque à portée de la main, les cimes vertes se balancent, décor idyllique qui plait sans doute à nos magiciens modernes, car nous sommes ici, ne vous en déplaise, dans un antre de sorcellerie. Regardez plutôt quels volumes composent la magnifique bibliothèque qui tapisse les murs de la chambre de sa robe de maroquin rouge. Tenez, que vous disais-je ? Voici Hermès Trismégiste, voici les Vers dorés de Pythagore, les Védas, l'Apocalypse ; voici le Sepher Bereschit et le Sepher Jetzirah ; voici l’œuvre de Guillaume Postel et celle de Mercure Van Helmont ; les vers décasyllabiques de Nostradamus doivent traîner dans quelque coin ; tandis que plus près de nous en bonne place apparaissent les œuvres des occultistes, des théosophes, des astrologues modernes Ely star et Eugène Nus, Eliphas Lévi et Stanislas de Guaita.

Au milieu de ses chers livres Papus, Janus bifrons de la thérapeutique et de l'occultisme, me tend la main en souriant.

— Comment allez-vous ? Quel sujet vous amène ?
— Une simple explication, mon cher Maître. Smarra, dieu du cauchemar, me laisse en repos. Nul envoûtement ne trouble ma vie. Seule l'énigme de ces quelques lignes m'a conduit vers vous.

Consultation du docteur Papus

Papus prend le journal de mes mains et lit attentivement, gravement.

— Oui. dit-il, enfin, les nombres ont des vertus ignorées des profanes, connues des seuls initiés. Et tout homme a dans la vie une étoile et un chiffre. Ce n'est pas moi qui vous répondrai, c'est l'un des plus anciens livres de l'Humanité, le traité talmudique de la création, le Sepher Jetzirah. Écoutez :

« La première des Sephiroth, un, c'est l'esprit du Dieu vivant, c'est le nom béni et rebéni du Dieu éternellement vivant. La voix, l'esprit, la parole, c'est l'Esprit saint.
» Deux, c'est le souffle de l'Esprit et avec lui sont gravées et sculptées les vingt-deux lettres, les trois mères, les sept doubles et les douze simples et chacune d'elles est esprit.
» Trois c'est l'Eau qui vient du souffle et avec eux il grava la matière première inanimée et vide. Il édifia TOHU, la ligne qui serpente autour du monde et BOHU les pierres occultes desquelles sortent les Eaux...

Le napoléonisme des tarots

À ce langage apocalyptique j'ouvrais des yeux fort profanes et Papus s'en aperçut.

Ne vous impatientez pas, reprit-il, l'explication va venir. C'est ainsi, comme vous le voyez, que les Juifs nous ont transmises intactes toutes les lettres qui forment le Sepher de Moïse. Mais le peuple chargé de transmettre dès la plus haute antiquité l’enseignement occulte c’est le peuple bohémien.

Les Bohémiens possèdent une Bible. Oui, le jeu de cartes nommé Tarot que possèdent les Bohémiens est la Bide des Bibles. C'est le livre de Tot Hermès Trismégiste, c'est le livre d'Adam, c'est le livre de la Révélation primitive des anciennes civilisations.

Là où l'homme du peuple ne voit qu'un moyen d'amusement, le penseur retrouve la clef de cette obscure tradition. Raymond Lulle base sur le Tarot son Ars magna et parvient à remplacer le cerveau humain par le Tarot en marche. Jérôme Cardan écrit sur les clefs du Tarot un traité de la subtilité. Guillaume Postel retrouve dans ce Tarot la clé des choses cachées, alors que Louis-Claude de Saint-Martin, le philosophe inconnu, y voit décrits les liens mystérieux qui unissent Dieu, l'Univers et l'Homme !

Eh bien, le Tarot prête au sens ésotérique des nombres le secours d'un symbolisme plus explicite que la parole du Sépher Jetzirah. Vous retrouverez sur ces lames polychromes la vivante interprétation des significations cachées du chiffre, en particulier celle du chiffre 17 qui représente, à ce que je vois, la destinée napoléonienne avec ses fatalités et ses grandeurs.

Et les cartes du Tarot passent sous mes yeux, rapides. Un, c'est le Bateleur ; deux, la Papesse ; sept, le Chariot ; dix-sept, l’Étoile.

Cette lame représente une jeune fille nue, épanchant sur la terre les fluides de la vie universelle par deux coupes. Cette jeune fille est couronnée de sept étoiles au milieu desquelles en est une très brillante et très grande. Près de la jeune fille, un ibis se pose sur une fleur.

— Et la signification de ce symbole ? interrogeai-je.
— C'est, répond gravement Papus d'une voix qui souligne certains mots, l'image d'un être Immortel et qui, étant immortel, Espère toujours, car sa chute ne saurait être irréparable, à cause de la Force dispensatrice des Fluides qui lui donne le moyen de renouveler éternellement ses créations.
— Eh ! mais, dis-je, mon cher maître, ce symbole me paraît en effet assez napoléonien !

Dehors l'air est tiède. Les jardins d'Auteuil sont parfumés. « La force dispensatrice des fluides » de Juin fait germer sans doute d'obscures moissons, et dans la nuit impénétrable des âges encore non révolus des chiffres s'entourent à mes yeux d'une fatidique auréole. — ANDRÉ GAUCHER.

Le Tarot des Bohémiens, le plus ancien livre du monde, à l'usage exclusif des initiés (2e édition augmentée) par Papus (1865-1916).