1866 - - Martin - Annuaire Philosophique

1866 annuaire philosophiqueAnnuaire Philosophique
Examen critique des travaux de physiologie, de métaphysique et de morale accomplis dans l’année par
Louis-Auguste Martin
Sténographe du Corps législatif, Membre de la Société asiatique et de la Société philotechnique.
Tome III (1866)
Paris
Librairie philosophique De Ladrange, rue Saint André des Arts, 41.
Librairie des Sciences sociales, Noirot et Cie, rue des Saints Pères, 13.
1866

Novembre 1866 – Bibliographie : le livre de A. Franck. Pages 358-363

La Philosophie mystique en France à la fin du dix-huitième siècle : Saint-Martin et son maître Martinez Pasqualis; par Ad. Franck, membre de l'Institut. 1 vol. in-18, librairie Germer-Baillière.

M. Franck, reprenant en sous-œuvre les dernières études de Matter sur le mysticisme, les a complétées en ce qui concerne le mysticisme du dix-huitième siècle, et particulièrement celui de Martinez Pasqualis et de Saint-Martin.

Observant d’abord le rôle qu’a joué le mysticisme dans l’histoire de la religion et de la philosophie, il le distingue de la religion, parce qu’il le voit sans règle, sans limite, transformant la tradition et les textes en symboles et en figures. Mais c’est ainsi que s’établissent les cultes, et vouloir les épurer du mysticisme, c’est vouloir les réduire à l’état de déisme pur ou de spiritualisme. Du moment qu’on entoure l’idée de l’infini de traditions merveilleuses, légendaires, de rites et de symboles, on lui imprime un caractère mystique indélébile.

M. Franck ne consacre que quelques pages à la doctrine de Martinez Pasqualis, le maître de Saint-Martin; elle se résume en deux parties très distinctes : l’une intérieure, spéculative, spirituelle, reliée à d’antiques traditions ; l’autre extérieure, pratique, symbolique et dépendant de tout un système sur la hiérarchie des vertus et des puissances, ou sur les degrés du monde spirituel interposés entre Dieu et l’homme. Puis il entreprend le sujet capital de son livre : Saint-Martin, sa vie, son système philosophique et religieux.

Nous bornant à l’examen philosophique de ce système, nous dirons de suite avec M. Franck que Saint-Martin y a mis l’empreinte de son caractère, de son tour d'esprit, de ses sentiments, de sa vie; que son mysticisme est, tout à la fois, métaphysique et sentimental, dogmatique et rêveur, satirique et inspiré, traditionnel et indépendant.

[page 359] Suivant Saint-Martin, il existe au fond de notre âme un sens moral, à la fois sensible et intelligent, source profonde d’où jaillissent nos idées et nos sentiments, le sentiment du divin autant que celui du bien ; c’est, en un mot, l’âme elle-même douée d’une puissance effective et intellectuelle, d’une faculté de sentir et de comprendre qui cherche son objet infiniment au-dessus ou au delà de la nature intérieure, quoique se manifestant à la faveur d’une excitation venue du dehors. Il repousse le système des idées innées, laissant à la sensation le privilège d’exciter, de provoquer les facultés les plus essentielles.

La parole est, selon lui, une propriété naturelle à l’homme, un langage natif dont nous trouvons en nous le secret sans l’avoir appris, et dont nous sommes forcés de nous servir par cela seul que nous sommes des êtres pensants. Chaque espèce d’être a une langue particulière qui varie suivant l’organisation. Il y a même un langage pour les êtres matériels et inanimés : « Tout ce qui est externe dans les êtres, dit-il, nous pouvons le regarder comme étant le signe et l’indice de leurs propriétés internes. » Aussi combat-il la prétention de Condillac et d’autres philosophes qui, subordonnant la pensée au langage, voulaient par le perfectionnement de celui-ci amener la perfection des idées.

M. Franck examine ensuite la doctrine de Saint-Martin sur l’origine de la société, sur la souveraineté du peuple et particulièrement sur la Révolution française. Saint-Martin nie que la société humaine soit née de l’instinct de conservation physique et de l’accord réfléchi des volontés ; il voit ses racines dans les profondeurs de notre âme, et en trouve les lois écrites d’avance par Dieu même dans notre essence spirituelle. Les constitutions sociales ne dérivent pas de la volonté ni de la sagesse humaine, elles dérivent des lois supérieures de l’éternelle justice. On pourrait alors lui demander pourquoi les institutions primitives de l’humanité, qui étaient si proches de leur cause divine, présentent plus d’imperfections que les institutions modernes, œuvre de l’homme, et fruits de longs tâtonnements, d’expériences réitérées. Personne assurément ne songerait à attribuer les institutions actuelles qui nous [page 360] gouvernent à une révélation divine, et, cependant, elles sont de beaucoup supérieures à celles prétendues révélées de Manou, de Moïse et de Mahomet.

On comprend sa répulsion pour la souveraineté des peuples ; c’est une révolte contre Dieu qui impose aux hommes leur législation et leur gouvernement : « De tout temps, dit-il, les peuples servent alternativement de moyens à l’accomplissement du grand œuvre de la Providence, selon leurs crimes, comme selon leurs vertus. (1. Lettre sur la Révolution française, p. 30) » Les peuples seraient-ils coupables des désordres sociaux, s’ils n’étaient pas libres de faire des lois destinées à les prévenir ? « L’histoire des nations, ajoute-t-il, est une sorte de tissu vivant et mobile où se tamise sans interruption l’irréfragable et éternelle justice. » N’est-ce pas faire jouer à la Providence, vis à vis de l’homme, le même rôle que les anciens faisaient jouer au Destin ? Si Dieu ne nous laissait que le pourvoir de répondre ou de résister à ses prescriptions, notre liberté serait dangereuse et décevante, car elle s’exercerait au bord d’un précipice où notre faiblesse nous ferait inévitablement tomber.

Saint-Martin considère la Révolution comme un fait providentiel, une expiation en même temps qu’un instrument de salut ; en cela il se rapproche de J. de Maistre. Il va même jusqu’à englober le clergé dans le châtiment à cause des richesses, du luxe et du relâchement moral dont il donnait l’exemple scandaleux.

M. Franck examine ensuite la doctrine religieuse de Saint-Martin. La meilleure preuve de l’existence de Dieu pour celui-ci est dans notre besoin permanent, universel, irrésistible d’admirer et d’adorer, parce que tout besoin implique non seulement l’existence de son objet, mais aussi ses attributs ; or les attributs de Dieu, révélés par notre besoin d’admiration, sont ceux de cause active intelligente, par conséquent libre.

Au lieu de la proposition de Malebranche « Nous voyons tout en Dieu, » Saint-Martin dit : « .Nous oyons Dieu dans tout. » La matière, pour lui, n’a aucune qualité en soi et ne forme point une existence distincte ; elle n’est qu’une image [page 361] ou une apparence sensible de ce qui n’est pas elle, produite par des puissances émanant d’une puissance plus générale, d’un esprit doué de vertus supérieures.

Interprétant à sa manière le dogme de la trinité chrétienne, il transforme les trois personnes en trois attributs par lesquels Dieu se manifeste comme premier principe et première raison des choses ; ces trois attributs existant simultanément sont : la puissance, l’intelligence et l’amour. Et, comme ils sont toujours en action, il s’ensuit que Dieu se crée lui-même éternellement, car il exerce sur lui-même sa pensée, sa puissance et son amour.

Qu’est-ce que l’homme suivant Saint-Martin ? C’est un dieu engendré par la pensée et la parole éternelle. Entre le dieu créé et le Dieu créant, il y a similitude, mais non identité. Cette similitude ne devrait-elle pas préserver de la corruption et de la déchéance ? L’émanation d’une substance incorruptible peut-elle être corruptible elle-même ? Supposons que le germe de cette corruption ne soit point dans son origine, comment et quand se forme-t-il ? Il naît, dit-on, de la liberté : l’homme, pensée de Dieu, est créé capable d’agir par lui-même ; sa volonté est l’instrument de son perfectionnement et aussi de sa déchéance. C’est donc à la fragilité de sa nature qu’il doit s’en prendre, selon Saint-Martin, de ses illusions et de ses fautes. Pourquoi ne s’en prendrait-il pas à l’auteur même de cette fragilité ? Parce que Dieu a voulu laisser à l’homme quelque chose à faire. L’activité humaine n’aurait donc pas eu un exercice suffisant en ne s’appliquant qu’au bien ? Mais, ajoute-t-on, il n’aurait pas eu de mérite s’il n’avait eu à choisir entre le bien et le mal ; mérite fort chèrement payé, puisqu’il expose à être malheureux dans ce monde et dans l’autre.

Saint-Martin n’admet ni la grâce, ni la prédestination, ces deux sœurs de la fatalité, comme moyen de réhabilitation pour l’homme ; le premier instrument de salut c’est le temps, qu’il considère comme l’accompagnement nécessaire de la génération et de la mort, la source de notre réhabilitation, sans laquelle notre déchéance serait éternelle. C’est l’acte par lequel la puissance divine s’incline vers nous : « Une des plus majestueuses et des plus consolantes idées que l’homme puisse [page 362] concevoir, dit-il, c’est que le temps ne peut être que la monnaie de l’éternité. Oui, le temps n’est que l’éternité subdivisée, et c’est là ce qui doit donner à l’homme tant de joie, tant de courage et d’espérance. En effet, comment nous plaindrions-nous de ne plus posséder l’éternité si, en nous en donnant la monnaie, on nous a donné de quoi l’acheter ?... C’est par cette même loi du temps que toutes les justices divines s’accomplissent, car Dieu laisse porter à l’extrême l’action perverse, parce que par là elle ne peut manquer de se briser et de se détruire. » Que dirait-on à un père qui laisserait ses enfants se livrer aux plus grands désordres, dans la prévision qu’ils auront un terme ? On lui dirait, avec raison, qu’il ferait mieux de conjurer ce mauvais usage de la liberté, en leur ôtant le moyen d’y risquer leur santé et leur honneur.

Il est vrai que Saint-Martin admet, comme le christianisme, que Dieu inspire seulement le bien, tandis que le mal est une création du démon ; cet esprit mauvais s’est insinué dans l’homme et a corrompu son sang. Aussi, pour justifier l’effusion non interrompue du sang par la guerre et par les supplices que présente l’histoire, Saint-Martin soutient-il que le sang est le principe et le siège de toute impureté, un obstacle au développement de notre puissance, l’organe de la puissance de notre ennemi, du génie du mal ; d’où cette atroce conséquence que l’effusion du sang est salutaire, et, comme dit J. de Maistre, purificatrice. Voilà pourquoi Dieu la prescrivait si souvent à son peuple. Les inquisiteurs trouvèrent sans doute la chair aussi impure que le sang, puisqu’ils la firent brûler toute vive. On voit que le mysticisme ne s’exhale pas toujours en élans d’amour, et qu’il a des velléités sanguinaires et féroces.

A ceux qui s’indignent des cruautés accomplies au nom du ciel, Saint-Martin répond que leur esprit est fermé aux vérités profondes et qu’ils sont du nombre de ceux « pour qui le matériel est tout, tandis que Dieu ne compte que les âmes. »

En vertu du dogme de la réversibilité qu’il admet, les victimes innocentes entrent dans le plan de l’économie divine qui les emploie, comme un sel pur et conservateur, afin de préserver par là de l’entière corruption et de la dissolution totale les victimes coupables avec lesquelles elles descendent [page 363] dans le tombeau : d’où il suit que le salut des coupables sera dû à la perdition ou aux supplices des innocents.

Il ne croit pas que Jésus par sa mort ait lavé les hommes du péché originel, mais il dit qu’il leur a donné l’exemple de l’affranchissement spirituel par son immolation volontaire. Jésus pour lui n’est pas un Dieu, mais un type de l’amour du dévouement et du sacrifice nécessaire à la réhabilitation de l’humanité déchue.

Rejetant les peines éternelles, il prédit, comme Zoroastre, la réintégration même du démon, réintégration qui emporte avec elle, de toute nécessité, celle des âmes humaines. Ce résultat final justifie à ses yeux les châtiments temporaires, car ils sont destinés à relever le coupable et à nous faire un jour retrouver tous au sein de Dieu.

La fin du monde, comme il l’entend, n’est donc point la séparation éternelle des justes et des réprouvés ; elle est, au contraire, l’éternelle et l’universelle réconciliation ou rédemption, l’accomplissement de la justice et le règne de l’amour, la destruction de la matière et l’abolition du mal.

Cette conclusion rachète bien sa théorie fataliste et cruelle de la déchéance, de la réversibilité, de l’effusion nécessaire du sang ; en cela il s’éloigne heureusement du dogme impitoyable de l’enfer éternel.

Le fond de sa doctrine, comme le remarque très justement M. Franck, n’appartient pas plus à la religion qu’à la philosophie. Son mysticisme dérive moins du christianisme que de la kabbale ; il est mêlé de platonisme, de gnosticisme, d’alchimie et de théurgie ; mais au milieu de tout cela il se montre toujours le défenseur de la conscience et de la liberté humaine : « Ce qui fait et fera toujours son plus grand titre aux yeux de la postérité, dit M. Franck, c’est qu’il est resté lui-même une âme aimante et tendre, un esprit d’une trempe délicate et forte, où l’élévation et souvent la profondeur n’excluent pas la finesse... De ses ouvrages s’exhale comme un parfum de candeur et d’amour, qui suffit pour les sauver de l’oubli. »

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