Sainte-Beuve rend, d'une façon suffisante, le début de l'argumentation. « Des écrivains remplis de talents, écrit Saint-Martin, ont essayé de nous peindre les glorieux effets du christianisme... Le principal reproche que j'ai à leur faire, c'est de confondre à tous les pas le christianisme avec le catholicisme ». Mais c que veut dire ici le mot de « christianisme », Sainte-Beuve ne nous l'apprend pas. On croirait, à l'entendre, qu'il s'agit des notions communes à tous les disciples de l'Évangile, indépendamment des schismes et des hérésies ; alors que Saint-Martin envisage tout simplement sa propre théosophie à lui qu'il veut d'ailleurs très tolérante. « Le vrai génie du christianisme, d'après lui, serait moins d'être une religion que le terme et le lieu de repos de toutes les religions. » Avons-nous déjà affaire au christianisme romantique de George Sand ou de Michelet ? Non, car ils n'admettraient pas que « le catholicisme est la voie d'épreuve et de travail pour arriver au christianisme ». Mais ils pourraient signer tout le reste du passage :

Le christianisme nous montre Dieu à découvert au sein de notre être, sans le secours des formes et des formules. [Ceci nous ramène au principe de la révélation intérieure, fondement de l'illuminisme]. Le catholicisme nous laisse aux prises avec nous-mêmes pour trouver le Dieu caché sous l'appareil des cérémonies...

... Le christianisme n'a aucune secte, puisqu'il embrasse l'unité, et que l'unité étant seule, ne peut être divisée d'avec elle-même. Le catholicisme a vu naître en son sein des multitudes de schismes et de sectes...

... Le christianisme repose immédiatement sur la parole non écrite : le catholicisme repose en général sur la parole écrite, ou sur l'évangile, et particulièrement sur la messe.

Le parallèle dure deux pages ; mais cet extrait suffit, je crois, à donner l'idée de l'ensemble. Sa position ainsi prise, Saint-Martin pénètre dans le sujet, et il émet des considérations un peu jansénistes peut-être, justes néanmoins. Il condamne, dans cette apologie de l'art chrétien, la tendance à n'envisager toute vérité que du point de vue artistique :

Lorsqu'on fait honneur au christianisme du progrès des arts, et particulièrement du perfectionnement de la littérature et de la poésie, on lui attribue un mérite que ce christianisme est loin de revendiquer. Ce n'est point pour apprendre aux hommes à faire des poèmes, et à se distinguer par de charmantes productions littéraires, que la parole [divine] est venue dans le monde : elle y est venue, non pas pour faire briller l'esprit de l'homme aux yeux de ses semblables, mais pour faire briller l'esprit éternel et universel aux yeux de toutes les immensités.

Mais laissons là le christianisme. Ne parlons que du catholicisme. Il est très faux (dit Saint-Martin) que son action ait eu l'importance que lui attribue Chateaubriand. Il a simplement profité de ressources préexistantes. « S'il n'y avait pas eu des Phidias et des Praxitèles, est-on bien sûr que nous eussions eu des Raphaël et des Michel-Ange ?... S'il n'y avait pas eu un Homère et un Virgile, jamais le Dante, le Tasse, Milton, Klopstock n'auraient probablement songé à revêtir des couleurs de la fiction poétique les faits religieux qu'ils ont chantés ; parce que le génie épuré du simple catholicisme même se serait opposé à ces fictions et à ces ouvrages de l'imagination des hommes. »

On le voit, le Philosophe Inconnu ignore le Moyen Âge. Il n'envisage l'art chrétien qu'à partir de la Renaissance. Chateaubriand, d'ailleurs, lui donnait l'exemple. Des écrivains antérieurs à Dante, il ne dit pas un mot, et la place de Dante, elle-même, est exiguë. Aussi la critique de Saint-Martin s'explique-t-elle. Je ne dis pas qu'il ait raison, je dis qu'on peut comprendre son attitude. Il pouvait fort bien dénier au catholicisme toute influence réelle sur l'art demi-païen de l'époque classique, ou sur les fantasmagories d'auteurs tels que le Tasse. Et que telle ait été son intention, le passage suivant semble le démontrer :

Comme toutes ces ressources étrangères dont nous parlons, tous ces arts, tous ces modèles de l'antiquité dans l'éloquence et la littérature, ne prêtaient au catholicisme qu'une vie d'emprunt, comme ils le portaient bien plus vers une gloire humaine que vers une gloire solide et substantielle qu'ils ne connaissent pas eux-mêmes, ils ne pouvaient pas lui procurer un avantage durable et toujours croissant.

Aussi, n'ayant avec lui que des rapports précaires et fragiles, ils n'ont pas tardé à le laisser derrière eux et à porter seuls la couronne. Plus ils ont fait de progrès, plus le catholicisme a reculé, et l'on a vu, en effet, combien ils ont étendu leur règne dans le XVIIIe siècle, et combien, dans ce siècle, le catholicisme a décliné ;... et c'est une victoire qu'ils n'obtiendraient pas si aisément sur le christianisme ou sur la parole.

Objectera-t-on les Pères de l'Église ? Saint-Martin les connaît et les goûte. Mais ils « vivaient au milieu des monuments littéraires de la Grèce et d'Alexandrie ; ils y puisèrent ces couleurs imposantes, quoique inégales, qu'ils ont répandues dans leurs écrits ». Après eux, le christianisme « devint barbare et féroce avec les peuples féroces et barbares... On peut dire que telle a été son existence pendant près de dix siècles. » Encore une fois, méconnaissance, ignorance totale du Moyen Âge. — Ici vient se placer, dans une digression, le mot cité par Sainte-Beuve :

L'un de ces éloquents écrivains dit avec une douce sensibilité qu'il a pleuré, et puis qu'il a cru. Hélas ! que n'a-t-il eu le bonheur de commencer par être sûr! combien ensuite il aurait pleuré ! ! !

Poursuivant sa critique, le Philosophe Inconnu attaque Milton, poète cher à l'auteur du Génie. Malheureusement, les doctrines théosophiques qui y sont sous-entendues gâtent cette partie de son exposé. Enfin, condensant en un seul jugement tous ces aperçus fragmentaires, Saint-Martin formule ses conclusions sur la littérature chrétienne :

Quand les littérateurs et les poètes se sont emparés des richesses de l’Écriture sainte, ils les ont plutôt altérées qu'embellies... ; aussi n'ont-ils jamais plus brillé que quand ils se sont contentés de montrer ces richesses dans leur simplicité et leur intégrité littérale.

Comme exemple de ces derniers poètes, il cite l'auteur d'Athalie ; quant aux autres,

Le spectateur qui les entend, mais qui, comme le poète, n'a d'ouvert en lui que l'homme externe, éprouve une légère impression, une sorte d'émotion sentimentale, qui le transporte pour le moment, mais qui, n'ayant point de racines profondes, et ressemblant presque à une sensation musculaire, se termine à l'extrémité de ses nerfs par des battements de mains, et va s'évaporer par là, dans les airs. Aussi, la pièce finie, les spectateurs s'en vont-ils se replonger clans leur néant et leurs futilités accoutumées, sans se ressouvenir seulement de ce qu'ils ont senti, et encore plus sans en profiter.

Ce petit morceau ingénieux, d'une psychologie assez fine, pourrait être d'un bon moraliste du second rang. Mêmes qualités de subtilité et de pénétration dans les doutes exprimés sur la sincérité de certains poètes religieux :

Je sais que de temps en temps les poètes ont senti la nécessité d'être dirigés par la vérité... ; mais les poètes religieux eux-mêmes, n'est-ce pas en idée et par étiquette qu'ils l'invoquent ? Et croient-ils bien fermement à son existence, lors même qu'ils en prononcent le nom ? (3)

En réalité, la divinité n'est pour eux qu'une ample matière à poésie. Saint-Martin souligne l'arbitraire et la convention du prétendu merveilleux chrétien de Chateaubriand ; il blâme aussi ceux qui tirent parti des « harmonies de la nature » :

Ce que je lis de ces harmonies de la nature, composées de la main des hommes, produit en moi plus de douleur que de plaisir, car je vois que tout ce qu'ils nous donnent en ce genre s'appuie sur une idée fausse, en ce qu'ils oublient que la nature est dégradée.

Et cette idée, une des favorites du théosophe, lui sert de transition pour un autre sujet. On le voit, le morceau est assez mal composé. Il semble plusieurs fois aboutir à une conclusion, puis la discussion rebondit, et elle finit par s'éteindre sur des considérations accessoires. Ces pages contiennent aussi bien des théories contestables ; néanmoins elles sont intéressantes, sagaces, et ne méritent pas l'oubli dans lequel elles sont tombées. D'autant qu'on peut les prendre comme exemples de toute l'œuvre de Saint-Martin. Partout c'est la même logique vacillante, tantôt solide, tantôt nulle ; partout ce sont les mêmes éclairs de bon sens alternant avec des prodiges de déraison ; œuvre plus féconde, au total, et plus riche en suggestions qu'on ne serait tenté de le croire.

Notes

1. Chateaubriand et son groupe littéraire, t. I, p. 178 [voir ci-dessous].

2. Toutes nos citations seront tirées du Ministère de l’Homme esprit, p. 36S et suivantes.

3. « Les artistes le mettent en lumière [le Catholicisme] comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie ; mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l'église qu'ils décorent ? » On connait ce passage célèbre de Vigny dans Servitude et Grandeur militaires.