[Dernières années]

Laissons le prophète, et ne voyons que le philosophe d'une belle âme et d'infiniment d'esprit dans ces matières morales déliées. Les dernières années de Saint-Martin se passèrent tantôt à Paris, tantôt à la campagne, à méditer, à écrire, à traduire Boehme, à revoir ses amis de l'émigration et de la haute société qui rentraient peu à peu et se ralliaient après l'orage. Il lui semblait que les horizons s'étendaient et s'élargissaient chaque jour, à mesure que la Révolution s'apaisait et tendait à son déclin. Les grands objets s'annonçaient à lui d'une manière de plus en plus imposante et douce, [222] et proportionnée à son état présent : « J'ai mille preuves réitérées que la Providence ne s'occupe, pour ainsi dire, qu'à me ménager. » [Mon Portrait, 639]. Il était d'ailleurs tellement inapplicable et impropre aux choses positives, que dans le second trimestre de l'an IV, ayant été porté sur la liste du jury pour le tribunal criminel de son département, il crut devoir se récuser par toutes sortes de raisons qui, si elles étaient admises, paralyseraient la société :

« Je ne cachai point mon opinion ; je dis tout haut que, ne me croyant pas le droit de condamner un homme, je ne me croyais pas plus en droit de le trouver coupable, et que sûrement, tout en obéissant à la loi qui me convoquait, je me proposais de ne trouver jamais les informations et les preuves assez claires pour oser disposer ainsi des jours de mon semblable ». [Mon Portrait, 615].

Ces observations parvinrent aux autorités, et on ne le porta plus depuis sur la liste. À force de vouloir tout deviner dans le passé et dans l'avenir, de tels hommes ne voient plus rien de certain autour d'eux ; ils croient savoir au juste ce qui se passait dans le Paradis terrestre et ce qu'était Adam avant son sommeil, ce que redeviendra l'homme après sa réparation, et ils n'entendent rien aux conditions les plus indispensables et les plus immédiates de l'ordre social et du bon ménage politique. Ce n'est point avec des personnages de cette trempe qu'un chef d'État fera jamais un Code civil.