Essai philosophique. II. Organisation – Philosophie. Extrait page LXXVII- LXXIX

« Singulier siècle que le dix-huitième, dit avec raison M. Matter, dans son Étude sur Saint-Martin, dont la première moitié plonge avec amour dans tous les genres de criticisme, et dont la seconde, devenue toute sceptique, nous offre William Law (1) en face de Hume, Swedenborg en face de Kant, Saint-Germain, Cagliostro et Martinez de Pasqualis en face de Diderot, de Voltaire et de Rousseau (2).

Notes

1. Voici ce que dit M. Matter de William Law, dont le nom semble ignoré de la plupart des biographes :

« William Law, ministre anglican, se faisait remarquer à cette époque (c’est-à-dire à l’époque du voyage de Saint-Martin en Angleterre, vers 1786 ou 1787) par la tendresse toute mystique qui respirait dans ses publications morales ou religieuses ; et dans un pays où régnaient encore une foi ardente et une grande piété, au milieu des bruyantes attaques des libres penseurs, un écrivain d’une si haute mysticité dut rencontrer de vives sympathies. Law jouit de cet avantage. Animée de tous les sentiments de foi évangélique auxquels Saint-Martin lui-même s’appliquait, en sa qualité de missionnaire chrétien, la propagande de Law avait en Angleterre un succès très éclatant. »

2. On peut consulter aussi, sur les hommes et les doctrines du XVIIIe siècle, au moment où nous sommes arrivé, l’histoire de la Révolution française, par M. Louis Blanc, tome II, chapitre III : les Révolutionnaires mystiques, pages 71 et suivantes.

Ce chapitre ne doit être lu, cependant, qu’avec réserve, car il contient d’assez nombreuses inexactitudes. On voit que M. Louis Blanc, tout occupé sans doute alors à préparer les immenses matériaux de son histoire, a reçu de seconde main ses renseignements sur la Franc-maçonnerie et sur les sectes mystiques du dernier siècle, et a suivi, avec trop de confiance, la voie qui lui était tracée par des auxiliaires et des copistes n’ayant de cette époque et de cette histoire qu’une connaissance imparfaite.

Ce qu’il dit des hauts grades est en grande partie erroné, et il a accepté trop facilement les récits et les appréciations des ennemis de la Franc-maçonnerie, presque toujours mal informés. Les livres le plus souvent cités dans le chapitre des Révolutionnaires mystiques sont les suivants : les Mémoires de l’abbé Barruel, le Testament de Cagliostro, la Lettre de Mirabeau sur Cagliostro et Mesmer, l’Essai du marquis de Luchet Sur la secte des Illuminés, [LXXVIII] et d’autres ouvrages qui renferment, au milieu de quelques indications conformes à la vérité, les plus déplorables erreurs.

Le jugement de M. Louis Blanc sur Saint-Martin, le philosophe inconnu, mérite aussi d’être réformé. Dans ce même chapitre des Révolutionnaires mystiques, l’historien s'exprime ainsi : « Le mot de la grande énigme qu’il (Saint-Martin) posait devant la nation française, c’était : Liberté, Égalité, Fraternité, formule que, dans son style symbolique, il appelait le TERNAIRE SACRÉ, et dont il ne parlait que sur le ton d’un enthousiasme solennel : « Je déclare que personne plus que moi ne respecte ce Ternaire sacré... Je proteste que je crois qu’il a existé éternellement et qu’il existera à jamais..., et j’ose dire à mes semblables, que, malgré toute la vénération qu’ils portent à ce Ternaire, l’idée qu’ils en ont est encore au-dessous de celle qu’ils en devraient avoir. Je les engage à être très réservés, dans leurs jugements sur cet objet. ».

Rien n’indique, dans la citation choisie par M. Louis Blanc et dans l’œuvre entière du philosophe inconnu, que Saint-Martin ait songé à la devise: « Liberté, Égalité, Fraternité » en parlant de ce Ternaire sacré et mystérieux auquel il décerne de si enthousiastes éloges ; nous ne croyons pas que ces trois mots se rencontrent une seule fois dans le livre des Erreurs et de la vérité ; et les passages du même livre, qui précèdent la phrase rapportée ci-dessus, ceux qui la suivent, démontrent avec évidence que son auteur était bien éloigné d’une pareille idée. Après avoir parlé des éléments et expliqué pourquoi il n’en compte que trois, en éliminant l’air, il ajoute : « J’annonce le nombre trois comme fragile et périssable; alors que deviendra donc le Ternaire si universellement révéré, qu’il y a eu des nations qui n’ont jamais compté au-delà de ce nombre ? » Cette dernière phrase précède la citation de M. Louis Blanc ; voici ce qui la suit et la complète : « Enfin, il est très vrai qu’il y a trois en un, mais il ne peut y avoir un en trois, sans que celui qui serait tel fût sujet à la mort. »

Tout cela est très obscur et on ne se charge pas de l’expliquer ; mais il [LXXIX] paraît impossible d’en tirer une analogie même indirecte et d’y voir le moindre rapport avec la devise de la France républicaine et des Loges maçonniques.

On a cru devoir insister sur cette rectification, non pas tant à cause de son importance historique, que pour combattre le système auquel se rattache l’interprétation de la doctrine de Saint-Martin, telle qu’elle est donnée par M. Louis Blanc. Rien n’est plus éloigné de la vérité que cette prétendue filiation qu’on a trop souvent cherché à établir entre la Révolution et les folies mystiques de tous les temps, principalement celles qui troublaient toutes les têtes à la fin du XVIIIe siècle ; rien n’est plus dangereux que de placer ses origines légitimes et réelles dans les rêves des théosophes et les sentences obscures d’un spiritualisme transcendantal. Le mysticisme se mêla, sans doute, dans une certaine mesure au mouvement révolutionnaire ; mais bien loin d’avoir préparé l’avènement de la Révolution, d’avoir aidé à son développement et à son triomphe, il fut toujours pour elle le plus insurmontable obstacle et la plus dure pierre d’achoppement. (Voir plus loin, pages 438 et suivantes, une note sur Saint-Martin.)

Il est à peine utile d'ajouter que nous professons pour le caractère et pour le talent de M. Louis Blanc une estime déjà ancienne et une admiration des plus sincères ; mais il a paru d’autant plus utile d’indiquer l’erreur qu’elle venait de plus haut et devait, par conséquent, s’accréditer avec plus de facilité. Depuis que les deux premiers volumes de l’Histoire de la Révolution française ont été publiés, c’est-à-dire depuis 1847, vingt années se sont écoulées; une dure et longue expérience a mûri nos esprits, fortifié nos convictions, mais modifié nos idées sur un grand nombre de points de détail. Combien de jugements anciens n’aurions-nous pas à réformer aujourd'hui ? Il suffit de comparer les derniers volumes de l’Histoire de M. Louis Blanc aux deux premiers, pour apprécier les changements qui se sont opérés en lui, et les progrès accomplis par l’écrivain et par l’historien, pendant ces vingt années de travail, de méditation sérieuse et d’exil.

Le texte cité de Saint-Martin a été copié dans l’édition suivante : « Des Erreurs et de la Vérité, » par un Ph., Inc... Édimbourg, 1775. Pag. 136 et 137.