1953 Combat1Combat

Le journal de Paris
De la Résistance à la Révolution
Organe du Mouvement de libération française
Mardi 20 octobre 1953 – 12e année – n°2.891, page 3 du journal

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Article de Robert Amadou paru dans le journal Combat le Mardi 20 octobre 1953 :

Il y a 150 ans, mourait Louis-Claude de Saint-Martin...
le Philosophe inconnu

 1953 Combat

Le 13 octobre 1803, mourait Louis-Claude de Saint-Martin. Le titre de Philosophe Inconnu, auquel il attachait un grand prix et sous lequel il publia ses livres ne répond pas seulement à la discrétion d’un homme qui mit toute son ambition à proclamer la vérité et tout son orgueil dans la mission qu’il acceptait de « balayeur de la terre » ; il exprime aussi l’obscurité où reste, de nos jours, la personnalité et l’œuvre du penseur et du mystique, du disciple posthume de Jacob Bœhme, de l’inspirateur des romantiques allemands dont l’enseignement toucha  aussi Cazotte, Balzac et Baudelaire qui le connut par les Soirées de Saint-Pétersbourg. C’est Joseph de Maistre, en effet qui nommait Saint-Martin, « le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes. »

Le cent-cinquantième anniversaire de sa mort semble une occasion d’évoquer la figure de Saint-Martin, jadis ressuscitée par Sainte-Beuve, sa vie tout entière vouée à la recherche spirituelle, à la poursuite de la connaissance des « rapports qui unissent Dieu, l’homme et l'univers », à l’exercice des activités essentielles.

Réintégration

Le Philosophe Inconnu naquit en 1743 au château d’Amboise. Formé par la lecture des auteurs religieux, indifférent aux attraits des philosophes des lumières, c'est vers l’illuminisme qu’il incline dès sa jeunesse. Pendant quelques années, il est l'adepte fervent d’une secte de mystères où il pratique la magie et la théurgie ; mais il abandonne bientôt les sociétés et les opérations, les rites et les exorcismes. Il quitte la voie « extérieure » et, ne voulant plus commander qu’à lui-même, il marche au but unique de la « réintégration » par le chemin du cœur, par la voie « intérieure. »

« Homme de désir », il dépouille le vieil homme dont il n’ignore aucun repli. Ecce homo, dit-il en un de ses ouvrages. Mais cet être déchu est appelé aux plus incroyables destinées. Il doit devenir le « nouvel homme » et remplir, en ce monde, « le ministère de l'Homme-Esprit. » C’est avec raison que l’on peut voir en Saint-Martin, un des plus hauts mystiques de l’époque contemporaine. Et la doctrine de ce mystique est une doctrine chrétienne. Saint-Martin se penche sur les multiples formes religieuses qui se partagent le cœur des hommes. Il découvre, avec passion, les premières mémoires des orientalistes. Mais il voit dans ces dogmes et dans ces liturgies étranges, les lambeaux parfois splendides d’une révélation primitive et totale. Saint-Martin réussit là où échouera une Simone Weill : ennemi de tout préjugé, il répudie aussi tout syncrétisme et met en lumière la transcendance des vérités chrétiennes. Il sait reconnaître ces vérités lorsque, selon le mot de Chesterton, elles sont devenues « folles. » Mais il enseigne de les croire et de les vivre dans leur plénitude. Saint-Martin n’attend le salut que de la grâce de Dieu et de l’intercession rédemptrice de Jésus-Christ; le « Réparateur. » « Ma secte, dit-il, c’est la Providence ; mes prosélytes, c’est moi ; mon culte, c’est la justice. »

« Un homme de grand mérite »

L’âme sublime de Saint-Martin, son existence digne et pieuse sa foi et sa douceur, son labeur sans relâche nous apparaissent, comme en abrégé, dans les derniers mois, dans les derniers jours de sa vie terrestre.

Au début de 1803. Saint-Martin rencontre Chateaubriand. Le 27 janvier, il dîne avec lui chez le peintre Neveu, au Palais Bourbon alors affecté à l’Ecole Polytechnique. Chateaubriand fut

surpris par le « philosophe du Ciel » au « langage ténébreux. » Mais après la mort de Saint-Martin, le vicomte corrigera son récit sommaire de l'entrevue  et écrira dans les Mémoires d’Outre-Tombe : « Il me prend un remords ; j’ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu de moquerie : je m’en repens. M. de Saint-Martin était, en dernier résultat, un homme d'un grand mérite, d’un caractère noble et indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient élevées et d’une nature supérieure. Je ne balancerai pas à effacer les deux pages précédentes, si ce que je dis pouvait nuire le moins du monde à la renommée grave de M. de Saint-Martin et à l’estime qui s’attachera toujours à sa mémoire. » Quant a à [sic] Saint-Martin, il aima Chateaubriand et goûta sa présence comme celle du « seul homme de lettres honnête avec qui (il se soit) trouvé depuis (qu’il) existe. »

Il déplore de ne pas l’avoir connu plus tôt et craint de ne plus le revoir. Mais Saint-Martin ajoute : « Au reste, de qui ai-je besoin excepté de Dieu ? » Le Philosophe Inconnu n’est déjà plus tout à fait de ce monde ; il sent sa fin prochaine. Les troubles circulatoires qui ont emporté son père l’en avertissent.

Le spleen

L’aristocrate qui ne méprisait point la compagnie du siècle, mais l’édifiait par le spectacle de sa vertu et la qualité de sa parole, se trouve étranger parmi ses semblables. Les femmes avaient été ses auditrices assidues. Elles sont présentes encore en cette année 1803 où il eut quelques relations (entre autres, avec la baronne de Krudener. Mais celles-ci [sic], romancière à succès, n’allait pas tarder à faire retraite, et à se réfugier dans la méditation et la pénitence ; ses penchants n’étaient pas à l’encontre des austères réflexions qui, de plus en plus constamment, accaparaient le théosophe d’Amboise. À cette époque, écrit-il, « je ne peux plus frayer qu’avec ceux qui ont ma maladie. » Cette maladie, c’est le spleen, le mal du pays, la nostalgie de la patrie véritable. « Ce spleen, note-t-il encore, pendant l’été, est un peu différent de celui des Anglais » car celui des Anglais les rend noirs et tristes, et le mien me rend extérieurement et intérieurement tout couleur de rose. »

Saint-Martin travaille cependant ; il se hâte car il veut achever de délivrer son message. Il poursuit la traduction des œuvres de Jacob Bôehme : car il avait appris l’allemand pour mieux approcher le cordonnier illuminé de Gorlitz, comme il avait étudié l’hébreu pour connaître la Bible. Son dernier regret sera de ne pas laisser « quelque chose d’un peu avancé sur les Nombres » et ses travaux sur ce sujet paraîtront seulement en 1843 ; et son dernier souhait sera d’avoir un entretien sur les problèmes qui lui semblent résumer les énigmes et les lois de l’univers avec un homme capable de recueillir ses avis. Ce souhait est exaucé. Le 12 octobre, M. de Rossel rend visite à Saint-Martin et ils dissertent tous deux sur le symbolisme des Nombres qui régissent toutes choses sous la lune et au-delà. Après cette ultime leçon, Saint-Martin écrit dans son journal : « Je rends grâce au Ciel de m’avoir accordé la dernière faveur que je lui demandais. »

Saint-Martin est prêt maintenant. Et le 13 octobre, dans la maison du sénateur Lenoir-Laroche, à Aulnay-sous-Bois, un coup d’apoplexie terrasse le Philosophe Inconnu. Son agonie est courte mais lucide. Il prie Dieu à haute voix, le supplie de le recevoir ; il exhorte ses amis qui l'entourent à vivre non dans la crainte mais dans la confiance en Dieu et dans son amour. Il leur prêche une dernière fois la charité et l’union fraternelles. Gence, son discipline fidèle, recueille ses derniers mots.

« ...dans le sommeil »

La maison du sénateur Lenoir-Laroche est toujours debout, en face de la demeure qu’habita Henri de Latouche, non loin de la Vallée aux Loups. Des familles ouvrières l’habitent aujourd’hui et l'on voit encore, au fond d'une cuisine, l'alcôve où s’éteignit Saint-Martin.

Mais le théosophe d’Amboise n'eut point aimé sans doute que l’on s’émût devant les lieux qui le virent mourir. Et nous reviennent en mémoire les versets magnifiques du testament spirituel de Louis-Claude de Saint-Martin. Le Philosophe Inconnu n’attend point de la postérité une gloire qu'il refusa pendant sa vie. Mais il adresse un vœu à ceux qui, d’aventure, ouvriraient ses livres :

« Si je n’ai que le denier de la veuve à leur offrir pour leur aider à faire le voyage de la vie, je les conjure de ne pas le rejeter sans en avoir éprouvé la valeur.
« C'est avec une douce consolation que je les verrai cueillir ces faibles fruits des désirs d’un homme simple qui les a aimés.
« Puisse la vertu de leur cœur, puisse la piété des siècles être le cantique funéraire qui sera à jamais chanté sur ma tombe !
« Je l’entendrai dans le sommeil de la paix et j’en rendrai à mon Dieu tout l’hommage. »

Robert AMADOU.

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