1921 - La Pensée religieuse de Joseph de Maistre,
M. Georges Goyau
La Revue hebdomadaire, 19 mars 1921, pages 362-364
Compte-rendu par Jean d'Elbée d'un article publié dans la Revue des deux mondes du 1er mars 1921
La Pensée religieuse de Joseph de Maistre, par M. Georges Goyau. VI. Maistre et le Philosophe inconnu. REVUE DES DEUX MONDES, 1er mars 1921. - MEMENTO.
Dans l'importante étude que M. Georges Goyau commence, dans la Revue des Deux Mondes, sur la Pensée religieuse de Joseph de Maistre, il consacre un chapitre aux relations spirituelles qui existèrent entre Maistre et Claude de Saint-Martin, ce « Philosophe inconnu » dont Mlle Jeanne d'Orliac nous entretient dans ce numéro-ci de la Revue hebdomadaire.
Saint-Martin considérait que le monde n'était pas du même âge que lui, mais que Dieu lui avait donné dispense pour l'habiter ; heureux de souligner l'anachronisme qui, en logeant son âme dans un pareil siècle, l'avait contrainte d'être une esseulée, il se qualifiait « le Robinson de la spiritualité ». Mais ce Robinson courait l'Europe, il se mêlait à la société humaine, en quête de « petits poulets qui vinssent de temps à autre lui demander la becquée ; » il lui advenait de s'intituler, avec une conquérante emphase, « le Jérémie de l'universalité. » Un des « petits poulets » de Saint-Martin s'appela Maistre.
Saint-Martin avait à Lyon beaucoup d'attaches : Willermoz entretenait avec lui des rapports suivis, et c'est à Lyon que s'était imprimé, en 1777, son livre : Des Erreurs et de la Vérité, manifeste enflammé contre le matérialisme de l'époque. Les longues familiarités de Maistre avec la pensée de Saint-Martin s'inaugurèrent probablement durant sa pérégrination lyonnaise. Un peu plus tard, — en 1787, semble-t-il, — il le vit en personne, au moment où celui-ci traversait la Savoie pour se rendre en Italie : ils passèrent ensemble une journée. Il le trouva « de mœurs fort douces et infiniment aimable », sans « rien d'extraordinaire dans ses manières et dans sa conversation ». Quant à Saint-Martin, il disait de son interlocuteur : « C'est une excellente terre, mais qui [363] n'a pas reçu le premier coup de bêche. » Maistre, qui connut ce propos, le racontera en 1816 à l'un de ses correspondants, et ajoutera : « Le bon Saint-Martin a eu la pensée de se souvenir de moi et de m'envoyer des compliments de loin. »
Que voulait dire Saint-Martin, lorsqu'il parlait de ce chevalier profès comme d'une friche mal bêchée ? J'imaginerais volontiers, dit M. Georges Goyau, que dans cette « excellente terre » il avait senti les fortes racines catholiques et regretté qu'un coup de bêche ne les eût pas dispersées. Car Saint-Martin, qui, lorsqu'il voulait être respectueux, définissait le catholicisme « la voie d'épreuves et de travail pour arriver au christianisme », instituait volontiers des réquisitoires contre cette Église coupable d'avoir inoculé des vices au corps social, contre ce clergé qui avait prétendu remplacer la Providence, et pressentait avec joie l'heure prochaine où « les docteurs purement traditionnels perdraient leur crédit », et où la religion « ne serait plus susceptible d'être infectée par le trafic du prêtre et par l'haleine de l'imposture ».
Pourtant, Maistre, en 1790, délivrait quittance à l'orthodoxie de Saint-Martin, faisait crédit à son prophétisme et proclamait sa sublimité. Adolphe Franck, plus tard, confrontant ces thèses de Saint-Martin avec les Soirées de Saint-Pétersbourg fera de Maistre un débiteur du « philosophe inconnu ». « Comme si, ajoute M. Georges Goyau, pour croire à la Providence et au péché originel, à l'efficace du sang rédempteur et à la solidarité des hommes devant Dieu, Maistre avait eu besoin d'un autre Credo que de celui de ses maîtres jésuites ! Mais les convergences mêmes entre l'illuminisme et ce Credo devaient intéresser Maistre. »
Mais Joseph de Maistre avouera en 1816: « Je suis si fort pénétré des livres et des discours de ces hommes-là, qu'il ne leur est pas possible de placer dans un écrit quelconque une syllabe que je ne reconnaisse. »
Et notant cette curieuse attitude de Maistre vis-à-vis des illuministes et de la maçonnerie, attitude qui exprimait, par des complexités mêmes, la fiévreuse ardeur d'une curiosité intellectuelle, le bouillonnement d'un [364] esprit assoiffé de comprendre l'homme, assoiffé de comprendre Dieu, M. Georges Goyau conclut : « Cette attitude, nous la verrons plus tard, sous certaines influences, se corriger et s'assagir ; mais qu'elle eût été complètement inféconde, c'est ce que Maistre n'admettra jamais ; et les pages mêmes où il se montrera le plus détaché de l'illuminisme avoueront encore quelque dette de sa pensée, et laisseront transparaître, presque malgré lui, ces soubresauts d'attachement tenace que suscitent les souvenirs d'une lointaine jeunesse. »
JEAN D'ELBÉE.