Extraits de la Préface de Jacques Matter
[…] Le traité de Saint-Martin [Des Nombres] a donc, pour les amis du philosophe, sa valeur propre.
J’ai cru, toutefois devoir au généreux empressement que M. Schauer met à publier les Nombres et à son zèle pour la gloire du premier mystique de notre siècle, le conseil de joindre à un écrit aussi apocalyptique d’un penseur si peu lu parmi nous après un laps de soixante ans, une publication qui est, par sa nature, à la portée de tous, et qui est devenue très rare, j’entends l’ÉCLAIR SUR L’ASSOCIATION HUMAINE, que les plus avides bibliomanes n’ont pas toujours pu se procurer. Cet écrit est propre, d’ailleurs, à donner en même temps les principaux traits de la morale, de la politique et de la spéculation philosophique de Saint-Martin.
Après la Lettre sur la Révolution française, que son auteur, qui prisait singulièrement tout ce qu’il écrivait, plaçait [XII] lui-même si haut, je ne connais rien de lui qui le fasse mieux connaître et soit plus de lui.
En effet, dans ses ouvrages de morale religieuse et de théosophie, ce sont d’ordinaire ses maîtres, Martinez Pasqualis et Jacques Bœhme qu’on croit entendre, tandis que, dans ses pages de morale et de politique, c’est bien lui qui parle. Or, si inférieur qu’il soit au génie de celui de ses deux guides qu’il suit le plus, de Bœhme, il est pourtant plus lucide et plus éloquent quand il est lui-même qu’en traduisant. Quand il interprète ou imite le philosophe teutonique, il est plus profond, cela est vrai ; mais indépendant, il est plus original. Il est alors libre au point d’aller, partout, jusqu’à l’extrême limite du dédain pour les opinions de tout le monde.
C'est par là qu’il lui est arrivé ces deux choses, d’abord de se faire mettre parmi les penseurs qu’on abandonne, puis de se faire condamner comme un esprit rétrograde.
Il s’est surtout fait méconnaître comme écrivain politique par la Lettre et par l’Éclair. On l’a pris en 1793 et en 97 pour un défenseur arriéré et pour un apôtre malavisé d’une théocratie proscrite par l’expérience ou engloutie par le torrent du siècle. Singulière théocratie que la sienne, où il n’y a pas de place sérieuse pour le sacerdoce ! Claude de Saint-Martin veut le règne de Dieu, cela est vrai, mais quelle différence entre sa politique et celle de Bossuet !
Je tiens à développer ce point de vue ailleurs, dans un travail spécial sur Saint-Martin, son maître et ses disciples.
Ce qu’il faut à sa conception toute mystique, c’est le [XIII] rétablissement du rapport primitif de Dieu et de l’homme, la soumission pure et entière de la pensée humaine à la pensée divine, de la loi humaine à la loi divine. Sans doute, sa politique, qui est tout d’une pièce, c’est la religion ; mais sa religion n’est pas la théocratie, c’est la théosophie la plus abstraite à laquelle il soit possible à l’intelligence humaine de se porter. Pour parler son langage, disons plutôt, c’est la spéculation la plus haute à laquelle il soit possible à l’intelligence divine de porter l’intelligence humaine; car c’est là sa théorie.
On le voit bien, cette politique-là, toute théosophique, n’a rien de commun avec le système flétri par l’histoire sous le nom de théocratie. Un système où les ministres de Dieu se disent ses délégués naturels dans le gouvernement de ce monde, n’allait pas du tout au mystique qui trouvait fâcheux que « tant de gens se crussent prêtres, parce que cela l’empêchait de leur apprendre à le devenir. »
Pour mon compte, j’aurais mis peu de prix à des pages de politique essayant l’impossible, réhabilitant une doctrine qui n’a plus de vie. J’ai pensé, au contraire, qu’un élément de haute spéculation sociale pourrait venir se mêler utilement à nos systèmes tout positifs et qu’une politique de pure discussion, partant d’Helvétius et de Rousseau, nous offrirait aujourd’hui comme un attrait de nouveauté. Or, tel est le caractère et le mérite de l’Éclair. C’est l’écrit d’un des admirateurs les plus enthousiastes de l’auteur du Contrat social. En effet, malgré leurs dissidences, il n’est pas d’écrivain contemporain que le Philosophe inconnu mette au-dessus du Citoyen de Genève.
[XIV] Ce n’est donc pas à la seule rareté de la pièce que se rapportait mon conseil ; j’en considérais l’utilité, l’utilité spéculative, bien entendu. N’ayons pas la prétention de faire de Saint-Martin ce qu’il ne fut pas ni ne peut devenir, un métaphysicien critique ou un guide pratique. Son rôle marqué par lui-même est un autre. Il dédaigne toute science humaine. A cet égard, il n’hésite jamais. Sa pensée ne connaît pas le doute ; c’est Dieu lui-même qui la règle. Sa vie n’est presque pas de ce monde. Il n’y est venu que par dispense. Ce qu’il aime, c’est de s’isoler des hommes, de se détacher du terrestre, de contempler le divin. De toutes les choses que nous aimons beaucoup, il se détourne. A toutes celles que nous prisons peu, il s’attache avec une sorte d’énergie de cœur. Il s’en explique souvent. Son maître de prédilection, Jacques Bœhme, a fait de lui une sorte d’enthousiaste inspiré. J’allais dire de métaphysicien allemand. C’est peut-être cela qui fait le mieux comprendre les sympathies qu’il a conservées en Allemagne, et les singulières affinités qu’il présente avec Schelling, cet autre admirateur de Bœhme. C’est aussi ce qui explique le culte que professent pour lui François de Baader et sa nombreuse école, au sein de laquelle germe l’idée de donner des œuvres de Saint-Martin une édition aussi exacte et aussi complète que celle des Œuvres de Schelling par le fils du grand penseur, et celle des Œuvres de Baader par son éminent disciple Hoffmann de Wursbourg, publications qui n’ont pas encore obtenu, parmi nous l’attention qu’elles méritent.