Eclair 1797

De ce que les hommes appellent la volonté générale, ou de la volonté générale humaine.

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Non seulement nous ne pouvons reconnaître la volonté générale comme base de l’association et comme lien du contrat social, mais non ne pouvons pas même le [1797 : la] reconnaître comme base et principe de la forme de gouvernement, ni de tous les modes d’administration que les hommes inventent et varient tous les jours en aveugles pour régir les corps politiques.

Car ce serait se placer au-dessous de l’enfance que de regarder comme volonté générale celle de ce qu’on appelle peuple [1797 : non italique], ou de cette portion obscure et ignorante des nations, qui n’est mobile qu’à l’appât de la cupidité, ou qu’à la férocité des bêtes sauvages. Qui ne sait que ce qu’on appelle peuple doit se considérer par tout comme l’instrument le plus maniable pour tous ceux qui voudront s’en servir, n’importe dans quel sens ? Il leur est aussi facile de le mouvoir pour faire le mal que pour faire le bien, et l’on peut le comparer à un aiguillon dans la main du pâtre, qui l’emploie à son gré pour conduire son bétail où il lui plait, et qui, avec ce même instrument, mène à sa volonté le bœuf au pâturage, au labourage ou à la boucherie.

Parmi les témoignages universels que le spectacle de la terre entière pourrait nous offrir à cette vérité, prenons pour exemple ce qui s’est passé sous nos yeux dans la révolution française. Quoique je persiste à y voir la main de la Providence, quant au fond [1797 : fonds], je ne persiste pas moins à y voir la main de l’homme, quant à la forme et aux fureurs atroces et révoltantes qui ont déshonoré ce grand événement.

Lors donc qu’on voudrait nous présenter les diverses formes de gouvernement par lesquelles nous avons passé depuis le commencement de cette révolution, comme étant le fruit et l’expression de la volonté générale des Français, il serait bien clair qu’on ne pourrait nous en imposer davantage.

Premièrement, lorsque les états généraux se sont constitués le souverain, il est sûr que ce n’était alors que leur volonté particulière qu’ils [29] exprimaient, et non point celle de tous leurs commettants ; bien plus, lorsqu’ils se sont constitués ainsi le souverain, cet acte était bien loin d’être le fruit de l’assentiment universel des états généraux eux-mêmes, puisqu’ils offraient l’assemblage des intérêts les plus disparates et les plus opposés entre eux. [1797 : pas de paragraphe].

Joignons donc cette diversité d’intérêts qui partageaient en effet l’assemblée à cette même diversité d’intérêts qui partageait également toute la France, puisque les états généraux n’étaient que l’extrait des ordres qui la composaient alors, et nous verrons à quoi se réduira ce que cette fameuse assemblée nous a donné comme l’expression de la volonté générale de la nation.

Il faudra ainsi retrancher du nombre des votants pour cette extraordinaire révolution tous ceux qu’elle blessait dans leurs distinctions, dans leurs dignités, dans leurs privilèges, dans leurs intérêts pécuniaires ; c’est-à-dire, qu’il faudra en retrancher d’abord tous les gens de cour, de quelque étage qu’ils fussent, et quelque fût leur emploi ; puis il faudra en retrancher tout le haut clergé ; il faudra en retrancher toute la noblesse, grande ou petite ; il faudra en retrancher la haute finance et l’armée innombrable de ses sous-ordres ; il faudra en retrancher cette foule de propriétaires qui devaient se trouver ruinés par les sacrifices que cette assemblée faisait soi-disant en leur nom ; il faudra en retrancher tous ces hommes paisibles que ce nouvel état de choses entraînait à une vie turbulente et si étrangère à leurs habitudes ; il n’y aura donc plus à compter que ceux de cette assemblée qui avaient eu le talent ou l’adresse de subjuguer leurs antagonistes, et il faudra seulement y ajouter le petit nombre de partisans qui, dans le reste de la France, étaient en état d’avoir un avis semblable au leur.

Joignons à cette liste de réduction, tous les enfants et toute la jeunesse au-dessous de l’âge requis par la loi, et en outre toutes les femmes que leur sexe exclut des affaires publiques, même lorsqu’elles seraient en âge d’avoir une volonté, et qui forment à elles seules la moitié d’une nation ; et l’on verra, d’après tous ces tableaux, à quoi se réduit en France le petit nombre de ceux qui se sont dit, et se disent agir et gouverner au nom de la volonté générale. Car, ce que nous venons de dire, par rapport aux états généraux qui ont opéré la révolution française, on peut le dire, à peu de choses près, de toutes les formes de gouvernement qui se sont succédées dans cette révolution, ainsi que des autorités administratives, qui ne sont censées être que les bras de ces [30] gouvernements, et par conséquent que la partie active de cette volonté générale de laquelle tous les mouvements doivent émaner.

Si l’on réfléchit ensuite que dans un corps d’administrants il se trouve toujours plusieurs membres qui, par leur talent ou leurs intrigues, sont les meneurs des autres ; que parmi ces meneurs, il s’en trouve aussi ordinairement un qui prédomine et qui mène les meneurs ; si l’on pense à ce qui peut souvent mener ce meneur lui-même ; si l’on pense que non seulement on ne peut le considérer comme un monarque en qui est censé résider la puissance et la volonté de tous, mais qu’on ne peut pas même le considérer comme un autocrate, puisque ce n’est pas toujours sa puissance personnelle qui le conduit, qu’ainsi on peut le regarder ou comme un exotocrate, puissance externe, ou comme un disménocrate, puissance ennemie, ou même comme un anomocrate, puissance scélérate. Enfin, si d’après ce coup d’œil et ce minimum de puissance qui peut même être moins qu’une puissance négative, on entendait affirmer que la France a été révolutionnée, constitutionnée et gouvernée par la volonté générale, on ne pourrait pas se défendre d’un mouvement de surprise, et on ne pourrait s’empêcher de reconnaître dans ceux qui tiennent ce langage, ou beaucoup de mauvaise foi, ou beaucoup d’inadvertance ; on serait étonné, dis-je, que dans un temps où les idées de métaphysique font si grande peur, on en avançât une semblable, et qui sûrement est si métaphysique que jamais l’esprit humain ne pourrait atteindre jusqu’à elle.

Mais c’est dans cet abus de mots que nous voyons reluire les principes qui nous ont mis la plume à la main. Plus les hommes parlent de la volonté générale, au milieu de ces erreurs palpables, plus ils nous annoncent qu’il devrait y en avoir une qui le fût, pour que leur marche fût régulière ; et quoiqu’ils tendent à faux et en sens inverse, vers ce point du niveau dont ils auraient besoin pour conserver leur équilibre, il n’est pas moins certain qu’ils y tendent, et qu’ils constatent évidemment par là, dans leurs illusions, son existence, et par conséquent la possibilité que la seule volonté générale qui soit réelle, c’est-à-dire la volonté supérieure et divine, fût le régulateur de toutes les associations humaines. [1797 : à la ligne]. Nous ne croyons pas non plus tromper les hommes en leur disant que si, malgré leurs ténèbres et leurs imprudences, il ne filtrait pas sur la terre quelque rayon de cette universelle volonté supérieure, il serait impossible que les associations politiques subsistassent encore ; oui, le plus grand des prodiges que l’homme pût [31] concevoir, ce serait que tout ne fût pas renversé sans retour, si cette éternelle volonté générale ne laissait jamais percer, au travers des nuages épais qui nous environnent, quelques lueurs de son inaltérable clarté ; et la plus grande preuve qu’à notre insu, et sans que nous puissions souvent démêler ni dans quel homme, ni par quel moyen elle ne cesse de jeter quelques regards sur l’ordre des choses, c’est que ces choses existent.

Mais, d’un autre côté, ce prodige ne nous surprendra plus lorsque nous réfléchirons que, malgré ses égarements, l’homme, en qualité de miroir de l’éternelle pensée divine, est toujours pour elle un objet chéri dont elle ne peut cesser de s’occuper ; que d’ailleurs le moindre des regards de cet œil universel et le moindre trait de sa puissante et bienfaisante vigilance est l’expression vivante de cette volonté supérieure et générale elle-même, et qu’il en apporte avec lui tous les caractères. [1797 : à la ligne]. Voilà pourquoi, tout en jugeant les puissances humaines établies universellement sur la terre, je suis bien loin de vouloir que l’homme les renverse, parce que nous ignorons toujours la main cachée qui peut agir sous ces mains visibles, et fussent-elles injustes, ce n’est point à l’homme seul à les redresser, s’il ne veut s’exposer lui-même au sort funeste de ceux qui ne servent que d’instruments à la punition des nations et qui ne savent que s’abreuver de sang. Nous voulons seulement, par ce tableau, les engager à s’approcher elles-mêmes autant qu’elles le pourront de la justice, puisque c’est le seul moyen de corriger les défectuosités que nous avons remarquées dans ce qu’on appelle la volonté générale humaine, et d’ouvrir d’autant plus les voies à la seule véritable volonté générale.