1890 blennerhasset1890 - Madame de Staël et son temps

Madame de Staël et son temps (1766-1817) : avec des document inédits (Portrait d’après Gérard)

Lady Blennerhassett, née Comtesse de Leyden [Charlotte Julia]

Ouvrage traduit de l’allemand par Auguste Dietrich

Tome premier

Paris – Louis Westhausser, éditeur, 10, rue de l’Abbaye.

1890

Chapitre quatrième, Gustave III, les Suédois et le mysticisme - Extrait, pages 252-254

Un trait caractéristique du dix-huitième siècle finissant, c'est son amour pour le mystérieux. Il revêt chez les uns la forme d'une religiosité sentimentale ; il se traduit chez les autres par le goût des associations secrètes et des pratiques superstitieuses qui, dans des temps plus éclairés au point de vue religieux, auraient été repoussées par la foi naïve d'un enfant. Le besoin du surnaturel, si longtemps honni et nié par les doctrines matérialistes, s'affirmait maintenant sous forme de doctrines occultes, de nouveaux prophètes, d’évocation des esprits et de visions de tout genre. Des hommes sérieux, éminents même, prirent part à ce mouvement ; mais un plus grand nombre de fourbes adroits s'y mêlèrent. Le mysticisme de ce temps-là a ceci de commun avec la philosophie de la même époque, qu'il préfère jouer avec les sentiments que de s'enchainer à des lois déterminées. Il n'y avait pas de contradiction intime entre la philosophie sensualiste et ce genre de mysticisme, qui croyait, avec Mesmer et Puységur, avoir trouvé dans le magnétisme animal la panacée universelle des maux physiques et l'explication naturelle du mystère, tandis qu'il s'efforçait en même temps, à l'aide du somnambulisme, de ramener le surnaturel et de se constituer en secte.

Vers l'époque où Mesmer quitta Paris, en 1781, le Sicilien Balsamo Cagliostro y fit son entrée. Plus tard, pendant son emprisonnement à Rome, il [page 252] affirmait être délégué par les illuminés allemands (1). L'organisateur de ceux-ci, le Bavarois Weishaupt, cherchait, par l'intermédiaire d'adeptes, comme Knigge, entre autres, à soumettre la franc-maçonnerie française à sa propre doctrine, qui n'était en somme que celle de Rousseau sur la propriété et la société, poursuivie dans ses conséquences logiques. Au jugement de beaucoup d'historiens, parmi lesquels il faut citer Louis Blanc, Weishaupt a été un des conspirateurs les plus considérables qui aient jamais existé ; mais son plan échoua. La franc-maçonnerie française préféra le programme plus net du jeune Mirabeau : lutte incessante contre le despotisme au profit de la liberté civile et religieuse, programme qui avait de plus l'avantage d'être national, aux aspirations vagues de Weishaupt, auxquelles revinrent en partie un peu plus tard Fauchet et Babeuf (2). Quant à Cagliostro, ses exploits se déroulèrent sur un autre terrain ; son nom se rattache à l'affaire du Collier et au cardinal Louis de Rohan, tandis que Mesmer trouva un disciple enthousiaste dans la personne de La Fayette (3).

Le mysticisme religieux de l’époque, tel que le représentaient Martinez Pasqualis, Saint-Martin, Swedenborg, Lavater, ne sortait en rien de ces régions sensualistes ou politiques ; par le noble et [page 253] pieux Saint-Martin il remonte à Jacob Bœhme, et n'a donc pas moins une origine allemande que les découvertes de Mesmer et les plans de Weishaupt. Plus tard, cette tendance reprise par quelques romantiques et poursuivie dans leur sens, ne devait pas rester sans influence sur Mme de Staël. Quand, en 1802, Lacretelle jeune lui rendit visite à Coppet, elle parla de ces choses et lui dit à propos de ses anciennes impressions à ce sujet : « Savez-vous que j'ai été sur le point de devenir Martiniste illuminée, et que je n'en ai été détournée que par la crainte d'un petit grain de folie ?... Saint-Martin avait fait quelques prosélytes en France. Je suis convaincue que sans la Révolution il en eût beaucoup augmenté le nombre, tant nos âmes étaient fatiguées du Matérialisme. Déjà il obtenait des succès merveilleux dans une petite assemblée, j'ai presque dit une petite église de fidèles. La princesse de Bourbon y présidait, et quelques hommes éloquents, tels que MM. Bergasse et d'Espréménil, étaient pour Saint-Martin des conquêtes plus précieuses. Bernardin de Saint-Pierre aurait aidé au succès de cette mission par le charme de son style, et qui sait si moi-même, dans le jeune enthousiasme qui m'avait fait écrire les lettres sur J. J. Rousseau, je n'aurais pas été une adepte plus ou moins timide d'une doctrine si attrayante pour le cœur ? Mais un charlatan, Cagliostro, s'est élancé de ses tréteaux pour pénétrer dans le sanctuaire de la petite église naissante... Et tout cela se passait en France huit ans après la mort de Voltaire. Vous voyez que le merveilleux est comme la mer qui ne [page 254] quitte une plage que pour en couvrir une autre » (4).1890 blennerhasset.stael

Si Mme de Staël ne se laissa pas gagner alors à ces tendances religioso-mystiques, il n'en fut pas de même de son mari, à qui elles se présentaient sous l'aspect séduisant d'un courant d'idées national. Comme les pays du Nord en général, la Suède y avait de tout temps été accessible. « Votre Majesté sait que la Suède est le pays des esprits, des apparitions et des prodiges », écrivait à son souverain Joseph de Maistre, qui à Saint-Pétersbourg fréquentait beaucoup le comte Stedingk et ses compatriotes (5). Pour ne pas remonter au-delà du dix-huitième siècle, le grand Linné, entre autres, offre sous ce rapport un exemple remarquable (6). Presque en même temps que les premiers écrits du théosophe Saint-Martin, qui par leur profonde conception du christianisme captivaient des hommes tels que le comte de Maistre lui-même, paraissait à Paris, en 1783, la première traduction du livre de Swedenborg, Merveilles du ciel et de l’enfer.

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