Alexandre Dumas : Le Collier de la Reine - 18491849 - Le collier de la reine 
Épisode des mémoires d’un médecin
Alexandre Dumas

Semaine littéraire du Courrier des États-Unis - Paul Arpin. Bureau du Courrier des États-Unis, 12 Park Place - 1849

Deuxième volume de la série Mémoires d'un médecin qui comporte en outre Joseph Balsamo, Ange Pitou et La Comtesse de Charny. On peut trouver une analyse ainsi que le texte complet du livre sur le site de la Bibliothèque Dumas, l’œuvre d’Alexandre Dumas en ligne : Le Collier de la Reine

Édition de 1860 en 2 vol., publiée chez Michel Lévy Frères, rue Vivienne, 2 bis, Paris, tome I, pages 210-213.

 XVI – Mesmer et Saint-Martin. Extrait, pages 81-82

[L’orthographe est d’origine]

Et, comme si ce siècle avait pris à tâche de donner à chaque esprit selon son aptitude, à chaque cœur selon sa sympathie, à chaque corps selon ses besoins, en face de Mesmer, l'homme du matérialisme, s'élevait Saint-Martin, l'homme du spiritualisme, dont la doctrine venait consoler toutes les âmes que blessait le positivisme du docteur allemand.

Qu'on se figure l'athée avec une religion plus douce que la religion elle-même ; qu'on se figure un républicain plein de politesses et de regards pour les rois ; un gentilhomme des classes privilégiées, affectueux, tendre, amoureux du peuple ; qu'on se représente la triple attaque de cet homme, doué de l'éloquence la plus logique, la plus séduisante contre les cultes de la terre, qu'il appelle insensés, par le seule raison qu'ils sont divins!

Qu'on se figure enfin Épicure poudré à blanc, en habit brodé, en veste à paillettes, en culotte de satin, en bas de soie et en talons rouges ; Epicure ne se contentant pas de renverser les dieux auxquels il ne croit pas, mais ébranlant les gouvernemens qu'il traite comme les cultes, parce que jamais ils ne concordent, et presque toujours ne font qu'aboutir au malheur de l'humanité. '

Agissant contre la loi sociale qu'il infirme avec ce seul mot : elle punit semblablement des fautes dissemblables, elle punit l'effet sans apprécier la cause.

Supposez, maintenant, que ce tentateur, qui s'intitule le philosophe inconnu, réunîsse, pour fixer les hommes dans un cercle d'idées différentes, tout ce que l'imagination peut ajouter de charmes aux promesses d'un paradis moral, et qu'au lieu de dire : les hommes sont égaux, ce qui est une absurdité, il invente cette formule qui semble échappée à la bouche même qui la nie :

« Les êtres intelligens sont tous rois ! »

Et puis, rendez-vous compte d'une pareille morale tombant tout à coup au milieu d'une société sans espérances, sans guides; d'une société — archipel semé d'idées, c'est-à-dire d'écueils. Rappelez-vous qu'à cette époque les femmes sont tendres et folles, les hommes avides de pouvoir, d'honneurs et de plaisirs ; enfin, que les rois laissent pencher la couronne sur laquelle, pour la première fois, debout et perdu dans l'ombre, s'attache un regard à la fois curieux et menaçant. Trouvera-t-on étonnant qu'elle fît des prosélytes, cette doctrine qui disait aux âmes :

— Choisissez parmi vous l'âme supérieure, mais supérieure par l'amour, par la charité, par la volonté puissante de bien aimer, de bien rendre heureux ; puis, quand cette âme, faite homme, se sera révélée, courbez-vous, humiliez-vous, anéantissez-vous toutes, âmes inférieures, afin de laisser l'espace à la dictature de cette âme, qui a pour mission de vous réhabiliter dans votre principe essentiel, c'est-à-dire dans l'égalité des souffrances, au sein de l'inégalité forcée des aptitudes et des fonctionnemens.

Ajoutez à cela que le philosophe inconnu s'entourait de mystères ; qu'il adoptait l'ombre profonde pour discuter en paix, loin des espions et des parasites, la grande théorie sociale qui pouvait devenir la politique du monde.

— Écoutez-moi, disait-il, âmes fidèles, cœurs croyans, écoutez-moi et tâchez de me comprendre, ou plutôt ne m'écoutez que si vous avez intérêt et curiosité à me comprendre, car vous y aurez de la peine, et je ne livrerai pas mes secrets à quiconque n'arrachera point le voile.

Je dis des choses que je ne veux point paraître dire, voilà pourquoi je paraîtrai souvent dire autre chose que ce que je dis.

Et saint Martin avait raison, et il avait bien réellement autour de son œuvre les défenseurs silencieux, sombres et jaloux de ses idées, mystérieux cénacle dont nul ne perçait l'obscure et religieuse mysticité.

Ainsi travaillaient à la glorification de l'âme et de la matière, tout en rêvant l'anéantissement de Dieu et l'anéantissement de la religion du Christ, ces deux hommes qui avaient divisé en deux camps et en deux besoins tous les esprits intelligens, toutes les natures choisies de France.

Ainsi se groupaient autour du baquet de Mesmer, d'où jaillissait le bien-être, toute la vie de sensualité, tout le matérialisme élégant de cette nation dégénérée. Tandis qu'autour du livre des erreurs et de la vérité se réunissaient les âmes pieuses, charitables, aimantes, altérées de la réalisation après avoir savouré des chimères.

Que si, au-dessous de ces sphères privilégiées, les idées divergeaient ou se troublaient ; que si les bruits s'en échappant se transformaient en tonnerres, comme les lueurs s'étaient transformées en éclairs, on comprendra l'état d'ébauche dans lequel demeurait la société subalterne, c'est-à-dire la bourgeoisie et le peuple, ce que plus tard on appela le tiers, lequel devinait seulement que l'on s'occupait de lui, et qui dans son impatience et sa résignation brûlait du désir de voler le feu sacré, comme Prométhée, d'en animer un monde qui serait le sien et dans lequel il ferait ses affaires lui-même.

Les conspirations à l'état de conversations, les associations à l'état de cercles, les partis sociaux à l'état de quadrilles, c'est-à-dire la guerre civile et l'anarchie, voilà ce qui apparaissait sous tout cela au penseur, lequel ne [82] voyait pas encore la seconde vie de cette société.

Hélas ! aujourd'hui que les voiles ont été déchirés, aujourd'hui que les peuples Prométhées ont dix fois été renversés par le feu qu'ils ont dérobé eux-mêmes, dites-nous ce que pouvait voir le penseur dans la fin de cet étrange dix-huitième siècle, sinon la décomposition d'un monde, sinon quelque chose de pareil à ce qui se passait après la mort de César et avant l'avènement d'Auguste.

Auguste fut l'homme qui sépara le monde païen du monde chrétien, comme Napoléon est l'homme qui sépara le monde féodal du monde démocratique.

Peut-être venons-nous de jeter et de conduire nos lecteurs après nous dans une digression qui a dû leur paraître un peu longue; mais en vérité il eût été difficile de toucher à cette époque sans effleurer de la plume ces graves questions qui en sont la chair et la vie.

Maintenant l'effort est fait : effort d'un enfant qui gratterait avec son ongle la rouille d'une statue antique, pour lire sous cette rouille une inscription aux trois quarts effacée.

Rentrons dans l'apparence. En continuant de nous occuper de la réalité, nous en dirions trop pour le romancier, trop peu pour l'historien.