Du principe originel de l’association primitive et secondaire.
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D’après ce que nous venons de voir, on peut poser ici la pensée supérieure, prise dans sa plus grande régularité et dans sa puissance la plus vive, comme étant le principe originel de toutes les associations des hommes. Ce doit être une pensée sage, profonde, juste, fertile et bienveillante qui ait été le lien primitif de l’association humaine, puisque c’est une pensée de ce même genre que les publicistes et les législateurs semblent se proposer dans leurs doctrines et dans leurs lois, et qu’ils voudraient paraître avoir obtenue. Cette pensée pourrait se [13] regarder comme un centre autour duquel se seraient constamment tenus rassemblés tous ceux des hommes qui se seraient laissés dominer par le charme de son empire doux et bienfaisant : c’eut été comme la racine vivante de l’arbre social, et cet arbre n’eût porté sur son tronc que des branches de son espèce, quoique avec des propriétés diverses.
Je n’ai pas besoin de peindre ici le tableau de cet état primitif, je l’ai tracé suffisamment dans ma Lettre sur la Révolution Française, [1797 : pas d’italique ni de majuscules], pages 21 et 22, et tout chimérique qu’il doive paraître à l’homme imprégné de toutes les substances opaques dont nous laissons journellement envelopper notre intelligence, il n’en paraîtra pas moins plausible à ceux qui se scruteront avec franchise et avec une entière résolution, de parvenir jusqu’à la racine de leur être ; parce qu’ils sentiront que cette racine de leur être n’est autre chose que cette pensée incommutable et divine qui est sans autre principe qu’elle-même, qui ne cesse d’agir dans la plus grande régularité et dans toute la vivacité de ses puissances ; parce qu’ils sentiront qu’à l’instar de toutes les productions quelconques [1797 : quelconque], ils ne peuvent trouver le repos qu’en étant assis sur leur propre racine, et que cette racine que j’ai déclarée être la pensée suprême, n’a pu primitivement se couvrir que de rameaux intacts, en qui elle fit pénétrer librement et sans obstacles toute la pureté de sa sève.
Par l’altération évidente que l’espèce humaine a subie, et qui, comme je n’ai cessé de le répéter à toutes les pages de mes écrits, est mille fois plus démontrée par une seule des journalières inquiétudes de l’âme de l’homme que le contraire ne peut l’être par tous les balbutiements des philosophes, l’homme s’est trouvé dans une situation bien inférieure à ce haut rang. La pensée sublime et divine, qui eût dû perpétuellement servir de centre et comme de noyau à son association primitive, s’est éloignée de lui, comme ne trouvant plus à se faire jour dans les canaux de son esprit qu’il avait resserrés ; mais, en s’éloignant de lui, elle ne lui a retranché que ses jouissances, et elle ne lui en pas retranché le souvenir, c’est-à-dire qu’à l’instar des grands de la terre, que l’on exile quand ils sont coupables, le premier ancêtre des humains n’a point été précipité enfant ni ignorant dans la région ténébreuse où nous errons, il y a été précipité homme fait ; et dans cette chute, on ne lui a ôté que l’usage de ses forces, mais on lui en a laissé le sentiment ; sans quoi sa privation n’eût point été une punition pour lui, et il n’aurait point eu de remords de son égarement, car l’homme-enfant n’en apporte aucun dans ce bas monde.
[14] D’un autre côté, si l’homme avait été précipité enfant, il n’eût eu aucune prévoyance pour satisfaire ou prévenir ses besoins, car les enfants n’ont pas plus de cette prévoyance qu’ils n’ont de remords, et il serait mort de misère et de faim longtemps avant l’âge où cette prévoyance eût pu naître en lui, nouvelle raison pour que cette prévoyance, ou nulle ou tardive, ne puisse être prise pour la racine de l’association humaine, comme le prétendent les publicistes.
Mais, ainsi que nous l’avons dit, il en a été de ce premier homme comme il en est des illustres coupables dans notre ordre social actuel, soit civil, soit politique, lesquels, après avoir joui des avantages de la faveur et de la fortune, se sont attirés, par leurs crimes, la disgrâce de leur souverain ou de leur gouvernement ; ils sont précipités dans le dénuement et l’humiliation ; ils y sont précipités tous pleins encore de leurs jouissances et du souvenir amer de leur splendeur. [1797 : à la ligne]. C’est alors qu’une nouvelle pensée se développe en eux ; et cette pensée a pour objet de chercher à adoucir la honte de leur sort actuel et personnel, et de faire en sorte que leurs descendants soient le moins possible les victimes de la triste destinée de leurs parents. [1797 : pas de saut de ligne]
Mais, dans tous ces cas, le soin de leur gloire et de leur honneur les occupera bien davantage que les soins de leur individu matériel, parce qu’ils ont vécu dans le sein de la gloire, et qu’ils n’y vivent plus, tandis que, dans leurs disgrâces, leurs souverains ne leur refusent ni l’abondance, ni tous les soins corporels que peut permettre un exil. Or, le sentiment de la gloire tient à celui d’un centre glorieux et à la connaissance de la splendeur qu’il peut répandre sur nous, ou qu’il y a déjà répandue.
C’est dans ces circonstances qu’un père, lorsque ses enfants seront en âge de le comprendre, leur retracera l’image de sa destinée première, comparée à celle qu’il est obligé de subir aujourd’hui, c’est alors qu’il réveillera progressivement leur intelligence et leur industrie, pour qu’ils essaient, chacun selon ses [1797 : leurs] facultés et les occurrences, de se réintégrer dans les titres, les dignités et les possessions dont il a été dépouillé ; et peut-être par leur persévérance, leur activité et leurs talents, parviendront-ils à fléchir la rigueur du gouvernement, et à attirer sur leur famille quelque adoucissement et quelques faveurs, et à la rapprocher plus ou moins de l’état honorable qui fait l’objet de son ambition.
Je ne craindrai point d’ajouter que le gouvernement lui-même [15] désirera encore plus la restauration de ces illustres coupables qu’il n’a désiré leur punition, parce que si sa gloire se trouve dans l’exercice de sa justice, elle se trouve encore plus à rassembler autour de lui et dans son sein des hommes remarquables par leurs éminentes dignités, par l’étendue de leurs talents et par la grandeur de leurs vertus, puisque c’est par de pareils hommes que son propre lustre peut s’étendre.
Je suis convaincu que cet exemple est entièrement applicable à l’homme primitif. Je suis persuadé que le premier ancêtre des hommes en étant précipité dans les liens terrestres, y a apporté le souvenir de sa gloire ; qu’il a pu alors mesurer dans sa pensée non seulement tout l’espace qu’il avait parcouru dans sa chute, mais encore les voies qui pouvaient lui rester pour remonter jusqu’à son terme ; je crois surtout que la main suprême, veillant toujours sur lui dans son abîme, ne lui aura pas caché les moyens qu’elle pouvait encore lui accorder pour l’aider à se réintégrer dans ses droits ; je crois enfin qu’il aura transmis à ses descendants et les tableaux de son ancienne gloire et les puissantes espérances de retour qui lui étaient accordées, et que ce sont ces notions divines et ces principes consolateurs qui, après la chute, ont dû servir de noyau ou de centre aux anciennes associations terrestres, comme ils auraient dû en servir à toutes celles qui leur ont succédé et qui leur succéderont jusqu’à la fin des siècles ; car les peuples qui auraient commencé par être enfants, n’auraient jamais formé d’associations, si quelqu’un ne leur en eût fait connaître le véritable objet, qui doit tenir à l’ordre divin, puisque l’homme est un esprit de la classe divine, et si par conséquent celui qui le leur faisait connaître ne l’avait pas connu lui-même.
Quoique par la chute de l’homme, ces associations n’aient pu avoir pour objet que sa réhabilitation et celle de toute son espèce, on ne peut nier qu’avant sa chute l’objet n’en eût dû être bien différent, puisque le premier homme dans ce haut rang n’étant point mixte et ténébreux, comme nous le sommes, ses jouissances, ses trésors, ses lumières, son autorité, tout eût dû être dans l’ordre complet divin, ou en rapport avec cet ordre supérieur, ce qui a dû lui en rendre la perte et la privation si douloureuses que nous ne pourrions nous en faire une idée juste qu’autant que nous rétablirions en nous l’image et le caractère de l’homme divinisé, afin d’être dans le cas de comparer ces deux états ; et quoique ici-bas ce titre sublime et primitif ne se montre plus, c’est néanmoins et du besoin de le recouvrer, et des secours accordés [16] dans cette vue à l’homme égaré, que nous parviendrions à former les véritables éléments des associations humaines, après la première dégradation de notre espèce
J’ai avancé dans ma lettre qu’il n’y avait de vrai gouvernement que le gouvernement théocratique ; je le répète ici authentiquement, et je ne fais aucun doute que ce serait à ce terme final que se réuniraient tous ceux qui chercheraient de bonne foi et de sang-froid à scruter ces vastes profondeurs, car l’égarement du premier homme tenant à l’ordre divin, il fallait que la punition, les douleurs qui en résultent, les remèdes, et la guérison qu’il en pouvait attendre, tinssent également de cet ordre sublime ; or il n’y a que Dieu qui connaisse et puisse diriger l’esprit de l’homme dans ces sentiers ; et l’homme qui de lui-même s’en arrogerait le privilège, serait un imposteur et un ignorant.
Ainsi ce ne sont pas seulement les anciennes associations humaines dont nous trouvons ici la source et le noyau, mais nous y trouvons aussi la source et le noyau des religions, qui ne sont réellement dans leur origine que de véritables associations restauratrices dans l’ordre divin, puisque dans l’association antérieure à la chute, l’homme eût été uni à Dieu, et n’eût pas eu besoin des laborieuses religions pour s’en rapprocher ; et ces esquisses jetées rapidement suffisent pour nous donner une idée de la base de nos associations terrestres et civiles qui, lors de leur institution, n’ont dû être que des associations religieuses, quoique [1797 : malgré que] , par [1797 : la] suite des temps, ces deux objets se soient séparés et se soient continuellement laissé infecter de tant de falsifications, que l’esprit de l’homme ne sait plus où s’adresser pour s’éclairer sur leur principe comme sur leur destination.
Rousseau, sans doute, ne m’eût pas condamné de poser de semblables bases à l’association humaine, puisqu’il dit lui-même que les hommes n’eurent point d’abord d’autres rois que les dieux [1997 : Dieux], ni d’autre gouvernement que le théocratique ; qu’ils firent le raisonnement de Caligula, et qu’alors ils raisonnaient juste. (Contrat Soc., Liv. IV, ch. VIII) Mais moi, je lui reproche, après avoir aperçu ce coup de jour, de n’avoir fait que civiliser ce théocratisme ; tandis que si l’homme est esprit, et si tout dans lui et autour de lui doit porter la teinte de l’esprit, il fallait, au contraire, théocratiser jusqu’aux derniers rameaux du civil des peuples pour être dans la mesure et pour ne nous point entraîner dans des sentiers si tortueux, si décevants et si contraires au but et aux lois de notre être originel.