Altérations progressives des associations humaines
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Dans ma lettre déjà citée, j’ai montré le développement progressif des facultés aimantes, judiciaires et cœrcitives de l’homme-esprit, qui ont engendré d’abord la société naturelle-fraternelle, puis la société civile, et enfin la société [1797 : politique] ; et j’ose dire que cette clef, absolument neuve, est la plus simple et la plus conforme à l’être de l’homme, qui ait été présentée depuis que les publicistes se sont occupés des associations humaines. Quoique dans ces divers mouvements des facultés de l’homme, la société humaine eût acquis différents caractères, l’objet de la société n’eût point changé pour cela ; la restauration divine de l’espèce humaine eût toujours été son terme, et la pensée vive et supérieure eût toujours dû être son mobile, à quelque extension que se fût portée la forme de l’association, d’après les divers désordres qui auraient pu naître dans son sein.
Mais malheureusement ces désordres se sont introduits dans la sève même de l’arbre social et en ont bientôt défiguré la forme et la destination. L’homme, en se précipitant dans l’abîme du temps, pour lequel il n’était point fait, avait aussi englouti avec lui quelques lueurs de cette pensée première et divine dont il s’était éloigné, mais qui voulait néanmoins servir encore de centre et de noyau à son association, en se proportionnant à ses mesures réduites et rétrécies ; et lorsque cette pensée qui est une racine vivante, a voulu pousser sur la terre divers rejetons, elle n’a pu [1797 : les] montrer et les faire végéter qu’au travers des décombres de tout genre qui nous enveloppent et nous asservissent par leur obscurité et leur pesanteur. [1797 : pas de paragraphe].
Au milieu de tous ces obstacles, l’homme n’a pas été plus docile à ce mobile divin qu’il ne l’avait été dans son état originel, et il a bientôt fini par ne laisser apercevoir que les immondices dont il était environné, et a laissé se voiler d’autant plus cette lumière resplendissante qui aurait pu le diriger encore dans son abîme.
D’ailleurs, dans ces scories il s’est trouvé d’autres racines qui étaient vives comme la première, mais qui n’en avaient pas les qualités saines [18] et salutaires, et qui, non seulement retardaient sa croissance, mais tendaient même à se mettre exclusivement à sa place et à occuper seules le terrain ; c’est-à-dire qu’il s’est trouvé aussi des pensées fausses et désastreuses qui ont contrarié cette seconde pousse de cette première pensée ou de la première racine : il y a eu, d’un autre côté, des pensées avides et dévorantes qui ont détaché quelques branches de ce grand arbre ; d’autres qui se sont entées sur ses rameaux, et qui ont tâché d’en corrompre la sève, le tout avec de nombreuses variétés et de continuelles alternatives qui ont introduit dans l’association humaine, je ne dis plus de simples diversités, mais les contrastes et les hétérogénéités sans nombre qu’on y aperçoit.
Et c’est ici où les publicistes et les docteurs en législation ont laissé voir leur ignorance, et la précipitation de leurs jugements ; car, au lieu de s’élever jusqu’à la source de ces contrastes qui leur eussent toujours offert un astre fixe au milieu de toutes les déclinaisons de leurs boussoles, et une tendance à la pensée vive, au lieu du simple instinct animal pour noyau de l’association, ils n’ont porté leurs regards que sur les obstacles matériels et terrestres, au travers desquels la racine pure aurait pu percer exclusivement à toutes les autres ; c’est-à-dire, qu’ils ont pris les scories pour la racine elle-même ; qu’ils ont pris pour principe de l’association ce qui, au contraire, ne tendait qu’à l’étouffer et à la détruire, et ce que l’association elle-même devait chercher à contenir dans de justes mesures ; et c’est là ce qui leur a fait inventer toutes ces explications et toutes ces opinions incomplètes, renversées de fond en comble par le principe qui sert de base à cet écrit, savoir, que l’homme étant esprit de l’ordre divin, il faut que la teinte et les caractères de sa classe se soient montrés dans son association secondaire ou restauratrice, pour pouvoir le ramener à son état de gloire, sauf les modifications indispensables que sa situation nécessite, et les chocs qu’ont éprouvé les deux espèces de racines spirituelles opposées qui ont végété dans son terrain [1797 : terrein].
En effet, malgré la choquante et déplorable bigarrure que nous offrent les associations humaines, et surtout, malgré les effroyables contrastes que l’homme-esprit nous laisse apercevoir, il est constant que c’est toujours une pensée vive, soit bonne, soit mauvaise, qui est la base de ces révoltantes oppositions ; c’est toujours une faculté spirituelle, soit juste, soit fausse, qui sert de noyau à toute association humaine quelconque, ainsi qu’au plan des conquérants et des législateurs des [19] nations ; et tous les mobiles matériels que les publicistes mettent en place se peuvent bien présenter pour être finalement un des résidus de l’association, mais non point pour en être le principe ; car l’association vraie elle-même s’occuperait sans doute aussi de ces objets matériels pour l’utilité générale de ses membres, mais elle ne s’en occuperait qu’avec mesure et que par le moyen de ce même noyau vif, ou de cette pensée supérieure et génératrice qui lui servirait de centre.
Nos associations fausses et vicieuses s’occupent sans doute bien plus encore de ces objets matériels ; avec cependant cette différence que les divers membres de ces associations défigurées songent beaucoup plus souvent à eux-mêmes qu’à leurs concitoyens ; mais c’est toujours un fruit d’esprit, quoique vicié, qui fait la source et le principe de leur impulsion, comme le régulateur de leurs mouvements ; et l’on pourrait dire même que ce ne sont pas réellement les besoins matériels qui leurs servent de mobile ; car on voit tous les jours que les plus grandes cupidités, la plus grande fureur d’envahissement, d’accumulation de propriétés, enfin de toutes les dévastations des conquérants et des gouvernants se trouvent aussi dans ceux des hommes qui sont déjà plus que repus de l’abondance, et qui jouissent de tous les moyens de suffire et au-delà, à tous les besoins matériels. Ce n’est donc point, je le répète, l’homme-animal, c’est l’homme-esprit, bien ou mal dirigé, qui sert de base radicale à tous ces mouvements secondaires des associations, et à toutes ces convulsions sociales, parce que l’homme cherche toujours à faire équilibre, quand même ce serait à contresens.
C’est ainsi qu’au milieu d’une association politique paisible et bien gouvernée, autant que cela nous est possible aujourd’hui, on voit s’élever un rebelle qui, entraîné par un mobile d’orgueil et d’ambition, forme un centre opposé au centre général, et fait naître par un démembrement, une association au milieu d’une association ; tandis qu’une autre fois ce sera au milieu d’une association inique qu’il s’élèvera un homme de bien qui, entraîné par son zèle pour la vérité et la justice, en rétablira les bases et formera un noyau pur autour duquel se rangeront de nombreux associés, et qui contiendra, ou détruira l’association illégitime [1797 : à la ligne]. Le [17997 : Ce] balancement successif est universel sur la terre, parce que les mobiles de ce double mouvement sont des mobiles vifs qui se trouvent tous sous ces ruines désastreuses où l’espèce humaine est engloutie, et [20] quoique je ne m’attache point ici aux détails et à la variété des couleurs et des résultats politiques qui en doivent provenir, il demeure toujours certain que c’est un acte de l’esprit, et d’un esprit tendant à remonter à son terme, qui forme la clef de toute association humaine, parce que l’homme est un esprit transposé, et que, soit dans sa marche régulière, soit dans ses écarts, il ne peut manquer de manifester son titre.
Bien plus, les hommes qui se rendent les mobiles de ces divers balancements s’annoncent quelquefois aussi comme autant de Dieux, et quoiqu’ils ne soient souvent que des monstres, qui, néanmoins, trouvent parfois des peuples assez imbéciles pour leur donner les honneurs de l’apothéose, ils démontrent même, par leurs entreprises dévastatrices et par les criminelles déifications dont ils s’enivrent, que l’homme et toutes les associations dans lesquelles il vit devraient avoir eu le caractère divin et sacré pour terme, comme il est certain qu’elles l’ont eu pour principe et pour origine ; et quels que [1797 : quelques] soient les écarts et les extravagances de l’homme, la loi de son niveau se montre partout.