Eclair 1797

Source de l’erreur des publicistes.

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Heureusement qu’avec une légère attention on voit bientôt s’évanouir la féerie politique de tous nos publicistes.

 

1°. Rousseau lui-même, en nous exposant les clauses de ce contrat prétendu, avoue ingénument qu’elles n’ont jamais été formellement énoncées (Ibid.) Ce qui est, dans le vrai, détruire d’une main ce qu’il bâtit de l’autre. Il ne devait pas laisser lutter les élans de son génie contre le poids des faits s’il n’était pas sûr de n’en être pas écrasé ; et dans le vrai, si ce pacte social, qui demande dans les volontés un si grand ensemble et dans les facultés morales et intellectuelles un si grand développement, avait jamais eu lieu tel qu’on voudrait nous le présenter, comment serait-il possible qu’un si grand monument, composé à la fois de tous les dons des hommes, ne nous eût transmis, malgré les ravages des siècles, aucunes traces de son existence ?

 

[7] 2°. Dès que l’usage d’amasser des subsistances n’est point commun à tous les peuples, et qu’il n’y a point primitivement pour eux de propriété particulière, quand ils sont en corps, on voit que si l’association n’a pu être enfantée par la nécessité de conserver cet amas de subsistances, il est encore plus impossible que ce motif devienne positivement le lien du contrat social et politique, puisque l’objet même de ce contrat n’est pas toujours présent et qu’il n’est point universel parmi les sauvages où les publicistes vont prendre leurs exemples.

 

3°. Si nous ne trouvons pas non plus universellement dans le sauvage cette prévoyance nécessaire pour former même la plus simple association politique à la manière des publicistes, quoiqu’il en forme si souvent de guerrières pour sa défense, comme plusieurs espèces d’animaux, à plus forte raison ne trouverons-nous en lui ni cette prévoyance si perçante et si mesurée, ni ces profondes et délicates combinaisons d’où seules aurait pu résulter ce superbe contrat politique que les plus sages têtes ont tant de peine à composer, malgré toutes leurs lumières et leur sagacité, et qu’elles sont obligées, en dernier résultat, de réduire comme nous au rang stérile d’une belle conception, car il vaudrait autant nous dire que ce sont les enfants de Rome et d’Athènes qui ont imaginé et établi le sénat et l’aréopage. [1797 : à la ligne]. Si pour former ce sublime pacte social nous ne trouvons dans notre être inférieur aucun des éléments qu’exige nécessairement une semblable entreprise, n’est-il pas plus que probable que ce n’est point dans l’ordre humain simple et réduit à lui-même que résident les matériaux de ce vaste édifice ?

 

Nous pouvons donc dès à présent constater la véritable cause qui empêche les publicistes d’atteindre à ce but vaste, fécond et lumineux auquel ils tendent. Leur défaut essentiel est le même que celui de tous les philosophes naturalistes, c’est de vouloir faire dériver l’ordre moral quelconque de la seule région des sensations animales et de nos besoins purement physiques, tandis que dans notre pensée saine et dans notre réflexion bien ordonnée, nous sentons que les causes doivent toujours être supérieures aux effets, [1797 : non italique] au lieu que dans l’hypothèse que je viens de combattre, ainsi que dans toutes celles de cette classe, les effets seraient de beaucoup supérieurs aux causes.

 

Si forcément ils laissent filtrer dans leurs tableaux quelques nuances de la nature vive de l’homme, ils les altèrent et les déshonorent en ne les appliquant qu’à la subsistance de son être matériel et aux soins de [8] l’homme animal, tandis que, selon la logique la plus rigoureuse, chaque faculté doit être employée à des choses de sa classe et à produire des fruits de son ordre, quand même ils ne lui seraient point égaux.

 

Rousseau, qui a quelquefois approché du terme plus que les autres, semble ne l’aborder que pour s’en éloigner ensuite avec le vulgaire des penseurs. Il commence par regarder la famille comme la plus ancienne des sociétés et comme la seule société naturelle ; mais après avoir eu cette idée, très louable et qui lui eût tout expliqué s’il l’eût approfondie davantage, il dissout le lien naturel de cette société dès que le besoin physique des enfants cesse ; et, selon lui, si cette société continue, ce n’est plus naturellement, mais volontairement et par convention, soit ; mais, en admettant cette convention volontaire, elle doit changer d’objet, puisque l’homme change d’âge à cette époque et que la moralité est censée s’élever alors en lui comme un flambeau qui lui découvre d’autres besoins que ceux de son être physique.

 

On a regret de voir un aussi beau génie ne pas arriver jusqu’au but ; on a regret qu’il ne sente pas jusqu’au vif que l’homme-esprit a aussi une nature qui lui est propre, et dont les besoins réciproques peuvent et doivent former une société bien plus solide et plus impérieuse encore que celle qui ne repose que sur les liens physiques et les besoins de la matière ; on sent que, dans cet écrivain, le spécieux et l’apparent prennent la place de la vérité. On sent même jusqu’au goût de terroir, et on voit dans son système social le citoyen de Genève tout imbibé des belles conventions de son pays, s’infiltrer involontairement et par habitude jusque dans l’homme de la nature ; on sent enfin que s’il croit par intervalle à l’homme-esprit, il ne considère néanmoins que l’homme rétréci et comme animalisé par toutes nos relations et tous nos besoins politiques ; et ainsi il éloigne lui-même la seule clef qui pouvait lui ouvrir la région du véritable homme social. Il rend bien justice aux idées de liberté et de volonté [1797 : non italique] ; mais, à force de ne porter ses regards que sur la chose politique civile, il ne donne à ces deux mots que les droits dont ils devraient se défendre, et ne nous montre point le véritable usage auquel l’homme social devrait les employer. En un mot, il examine, comme tous les autres publicistes, les lois et les conventions que, selon lui, ces deux facultés ont faites ou ont dû faire ; et il fallait seulement examiner les lois et les conventions qu’elles auraient dû suivre. Il fallait dire à ces facultés : Connaissez les lois et les conventions immuables qui sont avant vous ; remplissez-les, [9] et alors l’ordre social sera dans sa mesure. Car ce serait une nouveauté inouïe dans toutes les classes et dans toutes les séries des êtres, qu’il y en eût un seul qui fut envoyé par sa source dans une région où il eût à faire les lois selon lesquelles il y devrait vivre ; où il ne trouvât pas ces lois-là toutes établies, et où il eût autre chose à faire que de s’y conformer : axiome que nous ne craignons point de soumettre à l’examen des plus sévères observateurs, et qui d’avance nous apprend le cas que nous devons faire de toutes ces lois que l’homme politique se fabrique lui-même tous les jours [1797 : à la ligne].Puisque les plus savants publicistes s’égarent ainsi, lors même qu’ils paraissent chercher de bonne foi le but de l’association humaine et le point originel d’où elle dérive, portons-nous donc vers d’autres sentiers, si nous ne voulons pas commettre les mêmes fautes et tomber dans les mêmes erreurs.