Eclair 1797

Du but auquel tendent toutes les associations humaines.

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Malgré les énormes abus des pouvoirs qui gouvernent la terre, toutes les associations humaines, de quelque genre qu’elles soient, ont intégralement un but unique qui frappe les yeux, et que personne ne peut contester, [1779 : . Car] car on le voit écrit non seulement dans le désir intime des gouvernés, mais encore dans toutes les hypocrisies des gouvernants, qui sont obligés de colorer de son nom leurs maladresses ou leurs brigandages, et qui, tout en molestant l’espèce humaine dans ses possessions, dans son repos, dans sa vie même, ne se permettent pas cependant de nier formellement ce but authentique, et de mentir hautement à la pensée de l’homme.

Or, ce but, ce terme auquel tendent en réalité les gouvernés dans toutes les associations humaines, et où tendent au moins en paroles les gouvernants, quel est-il ? N’est-ce pas de voir régner et d’établir parmi les hommes assemblés et dans la force souveraine qui se présente pour les régir, une justesse, une justice, une sagesse, une prévoyance protectrice, une sorte d’ordre puissant et fécond, inconnu à l’être purement animal et non intelligent, un ordre qui n’appartienne qu’à la classe distinguée de l’homme, c’est-à-dire qu’à la classe pensante, et qu’à la source de la pensée, et par conséquent qui soit divin, puisque, selon toutes les notions humaines, il n’y a qu’une pareille source d’où puissent dériver tous ces caractères ?

Nous ne nous égarerons donc point en disant que c’est aux fruits purs de la pensée divine et à la base même de cette lumière positive que les [4] publicistes(1) et les instituteurs des nations veulent aussi atteindre dans toutes leurs doctrines, puisqu’ils ont tous la prétention d’y être arrivés, et l’assurance de vouloir nous le persuader, lors même que, par leurs méprises et leurs ténèbres, ils s’en tiennent à une si grande distance, et semblent nous mener au terme opposé.

En effet, si le but auquel ils veulent nous conduire est cet ordre puissant et fécond, inconnu à l’être purement animal et non intelligent, pourquoi vont-ils donc chercher les éléments de l’association humaine dans les simples besoins de notre être matériel et physique ?

Parmi les nombreux publicistes qui ont fait ce faux pas, je citerai seulement Helvétius (2), dans son Essai sur le droit et les lois politiques du gouvernement français. Il fait naître du travail libre l’amas des subsistances, et de l’amas des subsistances il fait naître la propriété, qu’il regarde alors comme étant de droit naturel ; et enfin de la prévoyance naturelle à l’homme, il fait naître la réunion des forces pour la conservation des subsistances, et, par conséquent, selon lui, la formations des associations.

Mais, dans tout ceci, je ne vois rien qui s’élève au-dessus de la classe non intelligente et purement soumise à la loi physique, [1797 : « . Car »] car j’aperçois parmi les animaux plusieurs espèces qui s’adonnent au travail pour l’amas de leurs subsistances, et qui, pour les conserver quand elles sont menacées, vivent aussi en association, sans que cependant il dérive de là un état social politique conforme à ce but sublime dont nous venons de parler, et que les publicistes se proposent ; et même le mot libre, qu’emploie Helvétius pour peindre le travail de l’homme, ne prouve rien ici, car le travail en question a dû, selon les écrivains, avoir lieu d’abord pour l’individu avant que cet individu fut membre du corps social, et que sa possession devint propriété ; ainsi ce travail matériel, libre, individuel, n’explique point le passage de l’état naturel à l’état politique, et ne se montre point évidemment comme l’élément primitif de l’association, puisqu’un homme qui ne posséderait rien ne pourrait jamais devenir membre de la société.

D’un autre côté, cette prévoyance que les publicités accordent à l'homme [1799 : parce qu’ils ne connaissent que l'homme] civilisé est bien loin de se trouver universellement dans l’homme sauvage qu’ils étudient mal, et duquel cependant ils veulent faire dériver tous les ingrédients moraux dont ils ont besoin pour composer leur homme politique. En effet, Rousseau, qui, en ce genre, n’a pas remonté plus haut qu’eux, nous dit que certains sauvages vendent [5] le matin leur hamac, sans songer qu’ils en auront besoin le soir pour dormir.

Les publicistes ne sont guère mieux fondés dans leur opinion sur la propriété considérée comme base de l’association. Le voyageur le Vaillant nous dit, que parmi les Hottentots, nul n’a le droit de retenir ce qui appartient à tous, et que la moindre inégalité serait la source des plus grands malheurs ; il dit aussi que tel est le caractère du vrai sauvage, et que telle est la nature.

Si la propriété en commun est celle de la nature, la propriété individuelle ne l’est donc plus, ou elle n’a dû marcher qu’après l’autre, ainsi qu’en a jugé Rousseau lorsqu’il a dit que celui qui, le premier, enferma un champ et le regarda comme à lui, fut l’ennemi du genre humain.

Par conséquent, cette propriété individuelle ne sera point le premier élément de l’association, ou bien il faudra se contredire et montrer maintenant cette propriété individuelle comme antérieure et plus naturelle que la propriété commune ; ensuite il faudra nous montrer par la même inconséquence l’ordre social civilisé des grands peuples, comme étant d’un degré plus près de la nature que l’ordre sauvage, puisque parmi ces grands peuples civilisés, on est bien loin de la propriété commune, et que chacun n’y songe qu’à sa propriété particulière.

Si, d’une part, l’association que l’on suppose avoir été dans le sauvage le fruit de l’amas des subsistances, se trouve aussi dans les animaux ; si, de l’autre, la prévoyance que les publicistes supposent dans cet homme sauvage ne se trouve pas en lui universellement, ceux de ces publicistes qui sont de bonne foi conviendront ici qu’il était difficile de se former un ensemble plus complet de contradictions et de difficultés inadmissibles que celui où ils s’exposent en prenant dans des sources aussi mélangées et aussi ténébreuses la première pierre de leur édifice [1797 : à la ligne]. Ce sera bien pis lorsqu’ils voudront amener cet édifice jusqu’à sa perfection, c’est-à-dire, jusqu’à ce contrat social, qui doit être comme l’axe de la roue politique et le point d’où elle reçoive et où aboutissent tous ses mouvements.

C’est sans doute, une belle conception, que celle d’une association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. (Contrat social, Liv. I, Ch. VI.) [1797 : à la ligne]. C’est une belle conception que celle [6] d’un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte d’association son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. (Ibid.) C’est, dis-je, une belle conception que celle de cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, et qui prenait autrefois le nom de cité. (Ibid.)

Mais le palais d’Armide est aussi une belle conception ; néanmoins la fée qui l’a bâti d’un coup de sa baguette ne nous l’a donné que comme une fiction et non point comme une réalité ; or, si pour concourir à notre agrément elle a usé si ingénieusement du droit de feindre qui lui appartient, si, dans cet ordre de choses, tout ce qui est agréable est légitime, il n’en est pas de même de l’histoire sociale et politique de la famille humaine. Le droit de fiction est refusé au grave publiciste qui, par les abus de sa pensée, pourrait nous repaître d’imposantes chimères, au lieu des solides vérités dont nous avons si grand besoin.


Notes

1. - Selon la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie française publiée en 1798, l’An VII de la République, « publiciste », substantif masculin, signifie : « Celui qui écrit ou qui donne des leçons sur le Droit public ».

2. - Claude-Adrien Helvétius, né le 26 février 1715 à Paris et mort le 26 décembre 1771 à Versailles, est un philosophe français. Au sein des encyclopédistes et des matérialistes de son siècle, développe un sensualisme matérialiste, où l’intérêt seul dirige les jugements et considère l’éducation comme l’élément constitutif principal de l’esprit des humains, qui sont, selon lui, tous susceptibles de s’instruire également. Il était par ailleurs franc-maçon et membre de la loge des Neuf Sœurs. Source : Wikipédia, article Helvétius.