1850 Kauffmann Cherpin1850 - Histoire philosophique de la Franc-Maçonnerie. Ses principes, ses actes et ses tendances

Par A. Sebastian Kauffmann et J. Cherpin [Directeur de la Revue maçonnique]
Lyon - 1850

Chapitre treizième

Bordeaux, chapitre de Prince de royal secret – Grande influence des trois loges de cette ville lorsque Martinès Paschalis y fonde un atelier sous le titre de Temple des Élus écossais – Lettres de ce novateur – Exposition de son système des Élus coëns. Martinès est signalé comme imposteur par une loge de Toulouse – La loge la Française prend sa défense – Sa loge est fermée. Sa mort.

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Quatre ans plus tard la grande-loge du régime ancien et accepté fonda, à Paris, un chapitre sous le titre des Empereurs d'Orient cl d'Occident, souverains princes maçons. C'est de sa souche que sortira, en 1804, le système écossais perfectionné de trente-trois degrés. En 1761, ce chapitre avait donné à Stephen [sic pour Etienne] Morin, que des affaires commerciales appelaient en Amérique, une patente de grand-inspecteur-général, pour répandre dans le Nouveau-Monde la maçonnerie écossaise. Celle-ci, oubliée pendant la révolution, sera rapportée en France en 1804 par un nommé Grasse de Tilly, avec un supplément de huit degrés nouveaux. A l'exemple des Stuarts, ce nouvel intrigant se fera des moyens de ressource de ces degrés supérieurs, et se proclamera grand-maitre du nouveau rite.

Quelque temps après sa fondation, le conseil des Empereurs d'Orient et d'Occident institua à Bordeaux un chapitre sous le nom de Prince de Royal-Secret. C'est dans ce conseil que furent examinés et régularisés les grades du rite écossais au nombre de vingt-cinq ; leurs titres et l'ordre dans lequel ils furent classés n'ont depuis lors subi aucun changement.

Le conseil des Empereurs d'Orient et d'Occident avait envoyé au conseil de Bordeaux des commissaires pour participer au travail de classement des grades. Comme on le voit , la capitale ne tenait pas alors à déshonneur de se soumettre quelquefois aux lumières de la province, et la maçonnerie n'en allait pas plus mal.

Un an après la fondation du conseil de Royal-Secret, Bordeaux jouissait d'une autre innovation. Les trois loges de cet orient exerçaient alors une grande influence dans la société, car elles comptaient parmi leurs membres les hommes les plus recommandables. La Française avait donné l'initiation à des personnages éminents dans la magistrature et le commerce, et sa renommée s'en était accrue.

Ce fut sur elle qu'un intrigant arrêta ses vues ambitieuses. Martinès Paschalis [sic], qui avait déjà fondé une loge sous le titre de Temple des Elus écossais, s'adressa à quelques membres de la Française, leur exhiba une pancarte couverte d'hiéroglyphes inintelligibles qu'il disait lui avoir été cédée, à lui et à ses descendants, par Charles Stuart. Comme il jouissait déjà d'une certaine [page 453] réputation, les adeptes qu'il avait pris pour confidents se laissèrent facilement séduire et l'accueillirent. Ce fut alors qu'il adressa à la Française la lettre suivante (1):

« Supplie très humblement la très respectable loge de vouloir bien faire l'honneur de l'affilier, et il fera en reconnaissance des vœux au G.·. A.·. de l’U.·. pour la prospérité des maçons répandus sur la surface de la terre et de cette R.·. L.·..

Signé : Martinès, Ecuyer.

Martinès fut affilié et exposa son système des Elus-coëns.

« L'idée de ce système avait été empruntée à Swedenborg. La création de l'homme, sa désobéissance, sa punition, les peines du corps, de l'âme et de l'esprit qu'il éprouve, forment l'ensemble de la doctrine d'initiation dans le rite des Elus-coëns.

» Sa régénération et sa réintégration dans sa primitive innocence, ainsi que dans les droits qu'il a perdus par le péché originel, sont le but qu'on se propose.

» D'après ce système, l'homme qui se présente pour être reçu n'est, aux yeux de la secte, qu'un composé de boue et de limon. Les chefs de cette société théocratique lui donnent la vie, à condition qu'il s'abstiendra de goûter des fruits de l'arbre vivifiant. Il est séduit, il oublie sa promesse, il est puni et précipité dans les flammes. Mais bientôt il renait à une vie nouvelle ; il est réintégré dans sa dignité primitive, si des travaux utiles, si une vie sainte et exemplaire l'en rendent digne.

» Voilà ce que l'on apprend aux initiés de la première classe dans trois degrés qu'on appelle apprentissage, compagnonnage et maîtrise, dont, ainsi qu'on en pourra juger, la Genèse a fourni le programme.

» L'homme ayant recouvré ses droits primitifs et s'étant rapproché de son créateur par une voie spéculative, est animé du souffle divin. Il devient propre à connaitre les secrets les plus sacrés de la nature ; la haute chimie, la cabale, la divination, les [page 454] sciences ontologiques ne sont pour lui que des connaissances communes, dans lesquelles il peut être instruit facilement.

» Ces êtres privilégiés forment la seconde classe dans l'ordre des Elus-coëns. Ces classes se subdivisent en plusieurs autres dans lesquelles on enseigne aux initiés, en raison de leurs goûts ou de leur génie, la cabale et les sciences occultes dans toutes leurs parties (2).

Ce système fut très goûté en Allemagne et en Angleterre, où il trouva de nombreux et illustres partisans. Si Paschalis en fut l'auteur, Saint-Martin en fut le saint Paul ou l'organisateur.

Les Elus-coëns n'admettaient qu'un petit nombre d'hommes choisis, et observaient le plus grand secret sur leurs mystères ; ceux-ci n'ont été révélés que par des manuscrits trouvés dans les bibliothèques de Saint-Martin et de Lavalette de Lange après leur mort. On assure que beaucoup d'ouvrages philosophiques sont sortis de cette école à laquelle appartenaient le baron d'Holbach, Duchanteau, etc.

La loge la Française, à laquelle avait été affilié Paschalis, prit en 1764 le titre de Française-Elue-Ecossaise, qu'elle a conservé jusqu'à ce jour.

Enfin, des doutes sur la moralité et la sincérité de Paschalis commencèrent à naitre parmi les francs-maçons de Bordeaux. Un atelier de Toulouse, sous la désignation de Loges de Saint-Jean réunies, ayant appris que la Française, avec laquelle il était en relations intimes, s'était laissée surprendre par le prétendu inspecteur-général de la Loge des Stuarts, lui écrivit le 26 août 1762 pour l'éclairer sur la position aventureuse de ce personnage. Celui-ci avait, pendant son séjour à Toulouse, laissé des souvenirs peu honorables. D'après cette lettre, Paschalis n'était qu'un simple ouvrier en voitures, qui n'avait été initié dans aucune loge; ses titres étaient de son invention, etc.

La Française ne voulut pas profiler de cet avertissement ; elle répondit par une apologie de Paschalis. Elle ne voyait en lui qu'un maçon puissant dont on enviait l'autorité.

Cependant les autres loges, frappées du scandale causé par ses [page 455] adhérents, eurent recours à la grande-loge qui fit fermer le temple de Paschalis. Ce dernier, ne jouissant plus d'aucun crédit, dénué de ressources, s'achemina en 1768 vers Paris, où il fit de nouvelles dupes ; puis il partit furtivement pour Saint-Domingue, où il allait, dit-on, recueillir une succession. Il mourut à Port-au-Prince en 1779 [sic pour 1774].

Notes :
(1) Nous devons ces détails inédits au F.·. Noé, vénérable d'honneur de la loge l'Étoile de la Gironde. Ce F.·., aussi érudit que dévoué à l'ordre, travaille à une histoire des loges de Bordeaux.

(2) Histoire de la fondation du Grand-Orient, [Thory] page 242. 

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