1866 Capefigue Krudner1866 – Capefigue - La Baronne de Krudner

La Baronne de Krudner:

L'empereur Alexandre Ier au Congrès de Vienne et les traités de 1815

Par M. Jean Baptiste Honoré Raymond Capefigue

Paris. Amyot, Editeur, 8, rue de la Paix

1866


Chapitre I – L’enfance et les études mystiques de la baronne de Krudner (1769-1775)

Extrait, pages 14-15

En plein dix-huitième siècle, un juif portugais, du nom de Martinez Pascalès, enseignait la doctrine de la communication de l'homme avec les esprits, doctrine transmise par les prêtres d'Egypte, et qu'il disait d'une telle pureté, que les abeilles recueillaient le miel autour de ses paroles (1). Martinez eut pour son disciple ardent, un jeune officier créole, le chevalier de Saint-Martin (2), caractère calme, très convaincu et l'ardent conseiller [page 15] Weishaupt (3), le chef des illuminés en Allemagne, et maître un moment des universités. Mme de Krudner fait observer que le martinisme (4) se distinguait de la franc-maçonnerie en ce qu'il entrait droit dans l'illuminisme, sans se préoccuper des idées politiques et des systèmes matériels qui divisent le monde. Du sein du martinisme naquit le comte Cagliostro, l'ami de Martinez Pascalès ; comme lui, il se disait maître des mystères de l'Orient, et des oracles de Memphis ; Mme de Krudner ne le raillait pas; elle l'étudiait ainsi que le comte de Saint- Germain : chronologiste enchanteur, érudit prodigieux, il accumulait les faits, avec autant de sûreté que les bénédictins, en les pliant à sa fantaisie (5).

Notes

1. Ses adeptes furent appelés Martinistes ; ses principaux enseignements furent à Marseille et à Bordeaux.
2. Saint-Martin ne fut jamais chef de secte, mais disciple.
3. Jean Weishaupt, né en 1748, était professeur à Ingolstadt, conseiller honoraire du duc de Saxe-Gotha.
4. Le martinisme fit de grands progrès en Allemagne; des ministres et des petits princes s'y affilièrent; elle se confondit un moment avec la franc-maçonnerie.
5. J'ai beaucoup parlé de Cagliostro et du comte de Saint- Germain dans mon Louis XVI.

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Extrait, pages 28-33

Pourtant le mysticisme pur et la devination des prophètes n'était pas absolument disparu au milieu de l'indifférence religieuse et parmi les personnages célèbres de la Révolution. Au plus fort de la terreur sanglante, après que Robespierre avait proclamé l'Être suprême et le culte de l'immortalité de l'âme, Vadier, le député railleur du comité de surveillance parut à la tribune pour dénoncer une conjuration de fanatiques qui se tenait à l'Estrapade, sous la présidence de Marie Théot (1), [page 29] qu'il désigne comme prenant le titre suprême de la Mère de Dieu. Le but politique de Vadier était de jeter beaucoup de ridicule sur Robespierre, en le mêlant à cette intrigue, en l'annonçant comme roi-prophète.

Marie Théot, ou Théos, déjà connue parmi les visionnaires (2), s'était dit une nouvelle Eve, la Mère de Dieu, et autour d'elle, Marie Théot avait groupé un certain nombre d'adeptes ; le chartreux dom Gerle, spiritiste ardent et dévoué (3) ; Marie Labrousse, étrange prophétesse, qui annonçait partout la ruine de la papauté et le triomphe de la constitution civile du clergé ; tous, réunis à l'Estrapade, priaient ensemble, le livre d'Évangiles ouvert. Une jeune fille, vêtue de blanc, que l'on nommait la Colombe (4), symbole de l'Esprit-Saint, chantait des hymnes pour ouvrir les oreilles à la vérité et annoncer le prophète rédempteur :

Vérité montre-toi, viens changer notre sort
Viens pour anéantir l'empire de la mort. [page 30]
Et en s'adressant à Marie Théot, les deux colombes chantaient à leur tour :
Ni culte, ni prêtre, ni roi:
Car la nouvelle Eve, c'est toi.

Le Prophète rédempteur était, disait-on, Robespierre, ce qui en faisait tout à fait une affaire politique. Les papiers du comité de sûreté générale ne laissent aucun doute sur les rapports de dom Gerle avec Saint-Martin l'illuminé, Marie Labrousse, la duchesse de Bourbon et ce groupe de mystiques qui traversait les temps, et les hommes en gardant leur croyance dans le monde des esprits.

L'antique sagesse des mages, l'enseignement des mystères se retrouvaient aux représentations puérilement théâtrales qu'on appela le culte des Théophilanthropes ou adorateurs de Dieu, et dont les adeptes les plus zélés furent la Réveillère-Lepeaux et Bernardin de Saint-Pierre, liés avec les martinistes, plus puissants alors qu'on ne pouvait le croire, et qui avaient aidé la propagation des idées révolutionnaires.

On trouvait le mysticisme répandu dans les petits États d'Allemagne; plus d'un ministre et d'un homme politique s'y trouvaient affiliés; il [page 31] faut même attribuer à la double action du martinisme et de la franc-maçonnerie le progrès et le triomphe des sociétés secrètes.

A cette époque, la baronne de Krudner faisait partie de cette colonie allemande ou suisse qui avait placé le siège de sa puissance à l'hôtel Salm (5). Là brillaient et dominaient Mme de Staël et Benjamin Constant, tous deux liés avec Mme de Krudner. Benjamin Constant, jeune homme aux cheveux blonds et pendants, était tout entier lié à la philosophie allemande et au martinisme. Benjamin Constant était trop rêveur pour ne pas croire aux puissances mystérieuses. Il traduisait l'Histoire de la philosophie de Tennemann, et, en Allemagne, chacun avait été frappé, étonné de l'évolution d'esprit qui s'était opérée dans l'esprit de Tennemann, parti du scepticisme et arrivant presqu'à l'enfantillage de la crédulité, en analysant la magie du moyen âge. [page 32]

Il fallait au reste que cette magie eût un éblouissant prestige, puisqu'elle avait inspiré au grand poète, à l'esprit le plus railleur, à Goethe, le drame de Faust. Depuis Macbeth, rien de plus hardi ni de plus convaincu n'avait été osé sur la sorcellerie. Le diable y apparaissait, s'y personnifiait, intervenant dans la lutte éternelle du bien et du mal. Le moyen âge n'avait rien inventé de plus magistralement diabolique que Méphistophélès.

Goethe appartenait par l'imagination à la secte des martinistes ou des spiritistes ; on ne crée pas un personnage tel que le docteur Faust, sans la conscience profonde des miracles infinis d'un monde intermédiaire. Pour Calderon, Shakspeare Goethe, le dernier mot sur les mystères n'était pas dit et c'est à cette œuvre d'incessantes recherches que la secte des martinistes se consacrait. Quoique obscurs et complètement oubliés dans la France révolutionnaire, les mystiques n'en étaient pas moins nombreux ; le chef qu'on appelait le philosophe inconnu, Louis-Claude Saint-Martin, l'élève de Martinez Pascalès (qui avait donné la vie et le nom à la secte des martinistes) croyait sincèrement à la doctrine de Boehmer, de Svédenborg, si célèbre en Allemagne ; il disait le siècle trop matériel, trop absorbé dans ses [page 33] instincts d'animalité pour comprendre le spiritus mundi. Dans cette voie Saint-Martin eut bientôt de nombreux disciples ou plutôt des amis, je le répète : la duchesse de Bourbon (6), la marquise de Chastelux, la marquise de Lusignan, le prince André Galitzin et enfin la baronne de Krudner qui s'associait à ces prophéties, tout en gardant sa renommée de femme de plaisir et du monde au milieu des fêtes du Directoire.

Notes

1. Ce furent Sénart et Héron, agents du comité, qui arrêtèrent les adeptes de Marie Théot. Le rapport de Vadier est dans le Moniteur. Robespierre avait fait délivrer un certificat de civisme à Marie Théot. Voyez les détails dans les Mémoires de Sénart.
2. Marie Théot avait passé une partie de son existence à la Bastille.
3. On voit dom Gerle dans le tableau du Serment du Jeu de Paume.
4. Les deux colombes fort belles se nommaient Ambart et Rosa.
5. Les députés de l'hôtel de Salm étaient tous dévoués à la politique du Directoire : là se réunissaient Mme de Staël, Benjamin Constant, et même M. de Talleyrand : l'hôtel de Salm (aujourd'hui la Légion d'honneur), avait été bâti par le prince Frédéric Salm-Kirbourg, au service de la France sous Louis XVI, et qui servit avec enthousiasme la Révolution ; il fut néanmoins condamné à mort en 1794; ses biens furent confisqués ; l'hôtel de Salm fut remis à son fils Frédéric-Ernest.
6. La duchesse de Bourbon était une des plus ardentes adeptes du spiritisme, avec son médecin Lamothe. La duchesse revint à des sentiments très pieux vers la fin de sa vie.

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Chapitre VI – La déclaration de la sainte alliance – La part de Mme de Krudner et de Bergasse – Les Illuminés dans la diplomatie (sept. 1815)

Extrait, page 77

… Mme de Krudner toute remplie des superstitions de l'esprit grec, recevait l'empereur dans sa retraite, entourée de croix d'améthyste et d'images, illuminées de mille bougies et trempées de parfum. Là venait Bergasse, élève de Saint-Martin, le thaumaturge le plus assidu, au reste esprit très distingué. Bergasse avait publié une courte et substantielle brochure contre la charte et spécialement contre le sénat (1).

Note

1. Bergasse, dans sa brochure, voulait rétablir l'ancienne monarchie en l'appuyant sur l'esprit provincial. La brochure fut poursuivie par le gouvernement de la Restauration.

Notice sur les principaux adeptes des Sociétés mystiques ou secrètes1866 Capefigue notice

Notice sur les principaux adeptes des Sociétés mystiques ou secrètes de la France et de l’Allemagne en rapport avec la baronne de Krudner. XVIIIe et XIXe siècles.

Bœhme – Pages 172-173

Boehm (Jacob), né en 1575, simple cordonnier à Gœrlitz. Au milieu de son travail, Walther lui avait [173] donné quelques notions de chimie, il en fit sortir un système philosophique tout nouveau ; s'abandonnant à des extases mystiques, il se crut appelé de Dieu avec des visions et des révélations. Ses disciples l'appelèrent le Théosophiste allemand ; il en eut un grand nombre. Quelques-uns, malgré leur attachement à son système, mirent quelque modération dans leur conduite ; les autres étaient de vrais fanatiques, tel que Kuhlmann, qui fut brûlé à Moscou. Cette secte se répandit dans le nord de l'Allemagne. Saint-Martin a traduit en français un des ouvrages de Boehm : l'Aurore naissante. Boehm alla ensuite à Dresde où il fut examiné par quelques théologiens indulgents qui le trouvèrent irréprochable. De retour à Gœrlitz, il y mourut en 1624.

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Martinez Pascalis – Pages 187-188

Martinez Pascalis, fameux spirite du XVIIIe siècle : les disciples même les plus intimes de Martinez n'ont point connu sa patrie. C'est d'après son langage, qu'on a présumé qu'il pouvait être Portugais, et même juif. Il s'annonça, en 1754, par l'institution d'un rite cabalistique d'élus dits cohens (prêtres). Un assez grand nombre de prosélytes y formèrent la secte qui reçut des loges du nouveau rite organisé en 1775, la dénomination des martinistes. Après avoir achevé de professer à Paris, Martinez quitta soudain ce séjour, et s'embarqua, vers 1778 pour Saint-Domingue ; et finit au Port-au- Prince en 1779, sa carrière théurgique. Bacon de la Chevallerie, l'un de ses disciples fut aussi un de ses agents. Saint-Martin, dans le portrait de Martinez [188] qui fait partie de ses œuvres posthumes, ne s'est pas expliqué sur la doctrine de ce maître. On peut présumer que cette doctrine professée par Martinez est la cabale des Juifs, qui n'est autre que leur métaphysique, où la science de l'être, comprenant les notions de Dieu, des esprits, de l'homme dans ses divers états. Martinez prétendait posséder la théorie pratique où la clef active de cette science ayant pour objet non seulement d'ouvrir des communications intérieures, mais de procurer des manifestations sensibles avec Dieu par les anges et les démons, esprit intermédiaire qui voltigait incessamment dans les airs et donnaient aux femmes les avertissements sur la vie.

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Saint-Martin – Pages 193-195

Saint-martin (Louis Claude de) dit le philosophe inconnu, né à Amboise le 18 janvier 1743; à [194] vingt-deux ans il entra au régiment de Foix. Initié par des formules, des rites, des pratiques, à des opérations théurgiques, que dirigeait Martinez Pascalis, chef de la secte des martinistes, il lui demandait souvent : Maître, eh quoi! faut-il donc tout cela pour connaître Dieu ? Cette voix qui était celle des manifestations sensibles, n'avait point séduit Saint-Martin. Ce fut toutefois par là qu'il entra dans la voie du spiritisme. La doctrine de cette école, dont les membres prenaient le titre hébreu de Cohen (Prêtres), et que Martinez présentait comme un enseignement secret reçu par tradition, se trouve exposé d'une manière mystérieuse dans les premiers ouvrages de Saint-Martin et surtout dans son Tableau naturel des rapports entre Dieu, l'homme, etc. Il fut désigné par le district d'Amboise comme un des élèves aux écoles normales destinées à former des instituteurs ; il accepta cette mission, dans l'espérance qu'il pourrait, en présence de deux mille auditeurs animés de ce qu'il appelait le spiritus mundi, déployer son caractère de spiritiste et combattre le philosophisme matériel et antisocial. Saint-Martin avait beaucoup lu les Méditations de Descartes et les ouvrages de Rabelais, et il aimait à visiter les lieux où ces deux auteurs avaient pris naissance. Cela peut expliquer comment le même homme avait pu composer le Ministre de l'homme-esprit, ouvrage des plus sérieux, le Crocodile, poème grotesque des plus bizarres, même après Rabelais ; fiction allégorique, qui met aux prises le bien et le mal, et couvre sous un voile de féerie, des instructions et sous une critique dont la vérité trop simple aurait pu blesser les esprits scientifiques et littéraires. Il mourut le 13 octobre 1803.

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