1921.La Revue universelle1921. Les derniers jours de Joseph de Maistre

Comte Rodolphe de Maistre.

La Revue universelle

25 février 1921

Pages 413-419

Pour un centenaire

Le comte Joseph de Maistre mourut le 26 février 1821 à Turin, dans la maison Priocca, — aujourd'hui, maison Rondolino, — située en face de l'église « delle Madona degli Angeli », à l'angle de la rue Cavour. La fenêtre de la chambre où il mourut, au deuxième étage, juste au coin de la rue, donne en face de l'église.

Son acte de décès est déposé aux archives de la paroisse Saint-Charles, qui était sa paroisse. Il mentionne que le comte de Maistre est mort « muni des Saints Sacrements », et que « son corps fut transféré et inhumé dans l'église paroissiale d'Attessano » (commune de Venaria-Reale, près de Turin).

 Douze ans plus tard, en 1833, le 16 janvier, ses restes furent exhumés et transférés dans l'église des Saints-Martyrs à Turin, qui était l'église des Pères Jésuites. Dans la relation que fit de cette cérémonie le Révérend Père Grossi, recteur de la résidence des Jésuites, on lit que la « communauté religieuse et même toute la Compagnie de Jésus prenait le plus vif intérêt » à ce transfert ; que le révérend père provin­cial remplissait les fonctions de célébrant, et que toute la [page 414] communauté « alla accompagner au lieu de la sépulture des siens, sous l'église, ce cercueil attendu et désiré. »

« Ce fut pour moi, dit-il, un spectacle très émouvant de voir... parmi tous ces tombeaux, déposée au milieu de la nef principale, cette bière entourée de trente et un religieux de la Compagnie de Jésus qui, récitant simplement et dévotement les psaumes d'usage, imploraient le repos éternel pour la grande âme de l'un de ses meilleurs amis et bienfaiteurs. »

Les liens les plus étroits unissaient en effet le comte de Maistre et les Jésuites. En Russie, spécialement, il avait été leur ami, leur défenseur, l'intime de leur Général, le Révérend Père Rozaven. Sur son livre de raison, est noté en 1804 : « Le 24 avril (6 mai), jour de Pâques dans ce pays, j'ai communié de la main du Général des Jésuites. »

Il fut d'ailleurs enveloppé dans la même disgrâce qui, par un décret du tsar, reléguait les Jésuites à Polotsk et, le frappant lui-même de suspicion pour cause de prosélytisme catholique (on l’accusait de faire des conversions), l'incita à demander son rappel au roi de Sardaigne.
Il était rentré de Russie au mois d'août 1817. Par lettres patentes du 18 décembre 1818, il avait été nommé ministre d'État et régent de la grande chancellerie.
Peu de temps avant sa mort, alors que la révolution menaçait déjà le Piémont, le comte de Maistre assistait à un Conseil des ministres, présidé par le roi, où s'agitait la question de changements importants dans la constitution.

Il jugeait que le moment n'était pas opportun. Il se leva, et parlant d'abondance, s'échauffant peu à peu, prononça un véritable discours qu'il termina par cette apostrophe : « Messieurs, la terre tremble, et vous voulez bâtir. » À la suite de ce discours, le roi le félicitant en ces ternies :

« Tu es vraiment un bon sujet et un parfait honnête homme », Joseph de Maistre dit à ses enfants : « Voyez, il y a cinquante ans que je le sers, et c'est aujourd'hui seulement qu'il reconnaît mon zèle et ma fidélité : cela signifie que je dois mourir bientôt. »

Il ne se trompait pas. Dès la fin de 1820, il donna les plus vives alarmes à sa famille. Il se remit pourtant ; mais ses forces continuèrent de décliner avec des hauts et des bas, sans que ses facultés intellectuelles perdissent rien de leur vigueur. Il fut d'abord atteint dans les jambes ; puis le mal [page 415] augmentant, la vie se concentra dans sa tête, une tête magnifique qui avait conservé toute sa chevelure, entièrement blanchie par l'âge, ce qui faisait dire à un Sicilien : « Il ressemble à notre Etna ; il a la neige sur la tête et le feu dans la bouche. »

Un mois avant sa mort, le 26 janvier 1821, sa fille Constance écrivait à Mgr Rey, évêque de Pignerol, pour lui faire part d'un léger mieux :

Peu de jours avant de tomber malade, il avait fait ses dévotions (le jour de Noël). Quand il nous a alarmés au point de faire faire une neuvaine pour lui à la Consolà, maman est allée parler à son confesseur qui est venu deux fois et qui n'a pas jugé à propos de lui faire recevoir les sacrements. Le malade l'a vu sans frayeur, et s'il y avait eu le moindre danger, vous connaissez assez la solide piété de maman et les sentiments religieux de ses filles pour ne pas craindre de leur part cette faible et perfide tendresse des gens du monde qui traitent un malade en païen sous prétexte de ne pas l'effrayer. Nous faisons la prière du matin et du soir dans sa chambre et c'est moi qui suis chargée de la lecture de piété.

C'est ainsi que se sachant condamné, Joseph de Maistre se préparait à la mort, au milieu d'une famille pleine de la plus tendre sollicitude, jouissant des consolations de la religion qu'il avait défendue avec autant de dévouement que de talent. Vint le moment où il ne pouvait plus rien prendre ; les aliments lui faisaient horreur. Entouré de soins, il remerciait ses enfants, tout en leur disant : « Vous ne me tirerez pas de là et vous me fatiguerez en vain. » Il n'était pas un malade facile.

Le 12 février 1821, Constance écrivait à son oncle, Nicolas, colonel du régiment de Savoie :

Mon père continue à être mieux, malgré le dégoût qui lui a repris dans toute son horreur ; ses jambes ont plus de jeu, et il fait quelques tours dans sa chambre et même dans le salon avec assez de grâce et fort peu soutenu par les bras sur lesquels il s'appuie. Mais il faut que je vous le dise, il est capricieux comme une femme et volontaire comme un enfant. Sur trois choses qu'on lui demande, il en accorde à peine une : aujourd'hui il refuse de se promener, une autre fois de marcher, puis de prendre son bol, puis de se laisser frictionner les jambes. Enfin il aurait grand besoin de recevoir des leçons de docilité de vous, qui êtes souple comme un gant avec ma tante, et je compte [page 416] sur vous pour lui inculquer cette maxime fondamentale de tout bon ménage : c'est que le mari soit soumis à la femme en tout ce qui regarde sa santé.

Malgré ses souffrances, Joseph de Maistre ne négligeait pas les devoirs de sa charge. Il avait été toute sa vie un travailleur opiniâtre, ne prenant que trois heures de sommeil sur vingt-quatre. Jusqu'aux dernières heures de sa vie, il persévéra dans son labeur. La veille de sa mort, il passa presque le jour entier dans un fauteuil, et signa encore plusieurs actes de chancellerie. Il se mit au lit entre neuf et dix heures du soir, et à deux heures du matin, le 26 février, il s'éteignit, à l'âge de soixante-sept ans, dix mois et vingt-cinq jours.
Son plus bel éloge fut fait par sa fille Constance dans une lettre qu'elle écrivit le 21 avril 1821 à M. l'abbé Vuarin, curé de Genève, lettre magnifique qui fait voir quelle intimité faite de confiance et de tendresse mutuelles régnait entre le comte de Maistre et ses enfants, et aussi quel degré d'intensité atteignait la vie chrétienne dans cette famille formée par son chef à sa propre image :

Turin, le 21 avril 1821.
Monsieur l’Abbé,

Vous dites bien « il faut se taire parce que Dieu l'a voulu » ; mais Il ne m'en a pas moins imposé le plus grand des sacrifices, et frappé sur moi un de ces coups qui rendent insensible à tous les autres. Je ne crains plus rien dans le monde, et Celui qui m'a ainsi broyée et préparée peut faire de moi maintenant tout ce qu'il Lui plaira.

Pour la seconde fois, depuis mon malheur, vous êtes venu m'ap­porter des paroles de consolation et d'amitié. Je n'ai point répondu à votre première lettre ; car ce que vous me demandiez, cette affreuse nouvelle que vous pressentiez déjà, n'a pas tardé à vous être connue, et que pouvais-je vous dire dans ces premiers moments où je suis restée muette de douleur ? Que vous dirai-je même aujourd'hui, monsieur ? Votre souvenir, votre compassion, les regrets que vous m'exprimez, tout cela est bien fait pour toucher mon cœur, et cependant je ne sais rien vous dire de ce que je sens, et il me faut de la peine pour prendre une plume qui ne doit plus être consacrée à son usage. Vous apprécierez mieux qu'un autre, monsieur et digne ami, la grandeur de la perte que nous avons faite ; mais personne, dans ma [page 417] famille, n'a plus perdu que moi. Je m'étais donnée dès l'instant que je l'avais vu, et depuis plus de huit mois que sa santé déclinait visi­blement, je ne pouvais me résoudre à le quitter un seul moment de la journée ; je lisais, j'écrivais, je pensais pour lui, j'étais devenue son bras, et même sa mémoire à l'égard des choses usuelles et communes qui ne pouvaient trouver place dans cette grande tête ; rien ne me paraissait impossible quand il s'agissait de lui être utile, et l'envie de le soulager en quelque chose doublait toutes mes facultés. Maintenant, monsieur, je ne sais plus que faire de tout ce que j'employais à son usage : point de but à mes occupai ions, plus de centre auquel se rapportent mes actions ; l'âme de mon existence m'est ôtée, tout m'ennuie, tout me pèse et je crois voir que la vie du monde est finie pour moi.

J'ai prié M. l'abbé Rey de vous faire tenir un exemplaire de l'Église gallicane ; vous pourrez bien écrire à la tête « de la part de l'auteur », car sur son lit de mort il a fait inscrire votre nom dans la liste des personnes choisies à qui il destinait son ouvrage.

J'ai lu, monsieur, avec un douloureux plaisir, la lettre que renfer­mait la vôtre, mais ce n'est pas dans ce concert unanime d'hommages et de regrets que l'on trouve quelque consolation » ; il faut la chercher dans les paroles qui viennent de plus haut et entendre Jésus-Christ nous dire : « Quiconque m'aura confessé devant les hommes, je le reconnaîtrai aussi devant mon Père. » Il est donc heureux, celui que je pleurerai toute ma vie ; il n'a point enfoui le talent que le Maître lui avait confié ; il a défendu jusqu'à son dernier soupir la vérité de la religion, et il continuera après sa mort le bien auquel la courte durée de ses jours n'a pu suffire.

Nous savons aussi, et c'est la vérité même qui nous l'assure, que la Loi et les Prophètes sont contenus dans le grand précepte de l'amour de Dieu et du prochain, et ce précepte, mon digne père l'a accompli dans toute son étendue ; peu d'hommes ont pu prononcer avec plus de sûreté que lui : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Jamais je n'ai pu décou­vrir dans ce cœur si bon, si chrétien, la moindre trace de fiel et de venin ; il oubliait les injures au pied de la lettre, et si quelquefois il venait à se les rappeler, c'était pour s'en venger à la manière de l'Évangile : « Tu as beau dire, m'écrivait-il dans une de ses lettres, il n'y a pas moyen d'excuser N. de ses torts envers moi. Aussi j'ai voulu me venger, et je serai probablement assez heureux pour lui obtenir la place qu'il désire. » Peu de jours avant sa mort, comme on donnait l'ordre de ne pas recevoir, il prit la parole avec vivacité : « Si telle personne vient, dit-il, faites-la entrer, elle m'a fait de la [page 418] peine, il faut avoir plus d'attention pour elle. » C'était aussi les der­niers jours de sa maladie qu'il répétait avec feu ce passage de l'Apo­calypse : « A celui qui m'aura rendu témoignage de moi, j'ouvrirai une porte que nul ne pourra fermer. » Oh ! sans doute, elle lui sera ouverte cette porte qui conduit au séjour de la félicité. Comme son père, il s'est endormi à la veille d'une révolution ; il n'a point vu un roi descendre de son trône, l'héritier de la couronne conspirer contre son seigneur et son bienfaiteur, de jeunes insensés ébranler un édifice antique, s'élever contre les anciens de l'État et rêver le règne de Roboam. Il n'a pas signé cette triste abdication que le crime et l'au­dace ont arrachée à la clémence, ou plutôt à la faiblesse royale ; il n'a point vu son auguste souverain fuir de sa capitale ; il n'a point vu l'ignominie de son pays, la prévarication de la noblesse, le pou­voir défaillant faute de ministres, le comble de la perfidie et le comble de la lâcheté, le déchaînement et le triomphe des plus viles passions ; la fidélité même sans foi et sans dévouement ; des prêtres prêcher la révolte, et les pasteurs de l'Église, gagés ou effrayés par la rébellion, envoyer à leurs ouailles des paroles de mensonge et de perdition. Il s'est envolé à temps, et fugiente penna, il s'est dérobé aux crimes et aux misères de la terre. Absorbé dans la vision béatifique, inondé d'un torrent de délices, qui pourrait dire de quelle lumière est pénétré cet esprit, cette intelligence déjà si lumineuse lorsqu'elle était encore resserrée dans son étroite prison, moins encore par les dons du génie que parce qu'elle n'avait jamais été offusquée par la fumée des passions ? Il avait, pour s'élever à Dieu, ces deux ailes dont parle l'Imitation, la simplicité et la pureté ; et aussitôt que le lien qui le retenait captif a été coupé, il s'est élancé sans effort pour remonter à son centre. Oui, il est heureux, son visage me le disait quand je le voyais expirer ; et je le crois d'une façon intime, rien de ce qui se passe sur la terre ne saurait troubler sa félicité ; et s'il laisse encore tomber quelques regards sur ce globe, c'est pour bénir, pour protéger ses enfants, pour les guider dans la voie dont il ne s'est jamais écarté.

Pardonnez-moi, monsieur et digne ami, cet abandon avec lequel je vous ai parlé d'un père qui était ma gloire et ma joie, qui fut ma divinité terrestre, et que j'invoque comme un protecteur dans le ciel. Vous êtes ministre de Celui qui a dit : « Beati qui lugent ». Vous aimiez, vous honoriez cet homme incomparable ; vous savez comme il manque à l'État, à l'Église, et ma douleur, pourvu qu'elle ne soit pas païenne, ne sera pas désapprouvée par vous.

Mort sans fortune, Joseph de Maistre léguait à sa famille [page 419] un plus noble héritage « que les vers ni la rouille ne rongent » avec un nom illustre, de précieux enseignements, l'exemple des plus rares vertus, de profondes convictions, un attachement inébranlable à la foi chrétienne, un dévouement sans bornes à l'Église et à l'autorité légitime ; une magnifique unité de vie qui réalisait pleinement dans les actes les grandes idées politiques, morales et religieuses dont il s'était fait l'apôtre en des pages immortelles.

Ce patrimoine précieux, la descendance de Joseph de Maistre doit à sa mémoire de le conserver, de se le transmettre fidèlement de génération en génération. C'est un devoir auquel elle ne faillira pas, persuadée que de telles traditions font les grandes familles, et par celles-ci les grandes nations.

Comte Rodolphe de Maistre.