1920 - Revue des Deux Mondes, T. 55 - Iswolsky - Souvenir de mon ministère
Revue des Deux Mondes
Fondateur François Buloz
Tome cinquante-cinquième
Quatre-vingt-dixième année
Livraison du 1er janvier 1920
Paris
15, rue de l’université
Souvenir de mon ministère – IV. Nicolas II, A. Iswolsky.
Extraits, pages 68-71
Faut-il s'étonner, après ce qu'on vient de lire, que l'empereur Nicolas soit tombé sous l'influence d'un vulgaire imposteur, — le fameux Philippe, — d'abord garçon boucher à Lyon, ensuite spirite, magnétiseur et guérisseur, accusé dans son pays de diverses escroqueries, et qui finit par être l'hôte de la cour impériale russe, consulté par le couple impérial non seulement sur tout ce qui touchait à sa vie privée, mais, assure-t-on, sur les plus graves affaires de l'État.
On ne peut s'empêcher d'être frappé par l'analogie de la fortune d'un Philippe, et, un peu plus tard, d'un Raspoutine, auprès des souverains russes et d’une partie de leur entourage, avec le rôle joué dans la haute société française à la fin du XVIIIe siècle par des guérisseurs et des thaumaturges du même genre. Il semble bien qu'à un siècle de distance, les approches d'une grande crise révolutionnaire aient été marquées, en vertu d'une loi historique mystérieuse, par le même besoin qu'éprouve une société en voie de décomposition, de se réfugier dans le merveilleux; il est vrai qu'un Philippe ne nous apparaît que comme un imposteur d'un ordre inférieur et ne peut guère être mis en ligne avec un comte de Saint-Germain, un Saint-Martin ou même un Cagliostro ; mais la source de leur succès est la même, et l'influence du « Comte pour rire (Surnom donné par Voltaire au comte de Saint-Germain) » sur le Landgrave de Hesse (il est à noter que l'impératrice Alexandra est une princesse hessoise), du « Philosophe inconnu» (C’est ainsi que Louis-Claude de Saint-Martin s’intitulait lui-même) sur la duchesse de Bourbon, ou de Joseph Balsamo (Véritable nom de Cagliostro) sur le cardinal de Bourbon, n'est pas d'une autre qualité que l'emprise de Nizier Vachol [Anthelme Philippe NIZIER (1849-1905)], dit Philippe, sur l'Empereur et l'Impératrice de Russie.
Le rôle de Philippe à la cour de Russie n'eut qu'une courte durée et ne produisit aucune conséquence particulièrement grave. Le garçon boucher de Lyon paraît n'avoir poursuivi d'autre but que celui de gains purement matériels et n'avoir [page 69] jamais cherché à mettre son pouvoir au service d'une cabale de cour ou d'une intrigue politique. Introduit auprès des souverains russes vers l'année 1900 par la grande-duchesse Militza, fille du roi de Montenegro et femme du grand-duc Pierre (cousin issu de germains de l'empereur Nicolas), il mourut trois ou quatre années plus tard, laissant la place libre à un personnage bien autrement redoutable, Gregori Raspoutine, qui contribua puissamment à amener la catastrophe dans laquelle sombra la dynastie des Romanoff et, avec elle, l'État plus que millénaire russe.
La prodigieuse aventure de ce paysan illettré, ivrogne et dévergondé, parti d'un village perdu de la Sibérie pour devenir l'intime, le conseiller, et on peut dire même l'idole du couple impérial russe, a déjà suscité toute une littérature. Les nombreux livres qui traitent de son incroyable carrière sont naturellement de valeur inégale. Celui qui me paraît contenir l'étude la plus pénétrante et la plus documentée est encore le livre, que j'ai déjà plusieurs fois cité, du docteur Dillon. Je n'ai pas de souvenirs personnels à y ajouter. En effet, quoique la première apparition de Raspoutine à Saint-Pétersbourg semble dater de 1905 ou de 1906, pendant les premières années et jusqu'à l'époque où je quittai le ministère des Affaires étrangères, il ne sortit pour ainsi dire pas des coulisses de la cour, et son influence ne se faisait encore sentir que dans les affaires purement domestiques de la famille impériale. Quoique je me sois trouvé fort souvent au Palais impérial, je n'ai jamais eu l'occasion de l'apercevoir : tout ce que j'en savais à cette époque, je le tenais de M. Stolypine, de quelques-uns des familiers de la cour et de mon frère. M. Dillon raconte que ce dernier dut quitter le poste de Procureur général du Saint-Synode par suite des intrigues de Raspoutine ; c'est parfaitement exact : mon frère donna sa démission à cause de l'intervention de l'impératrice Alexandra dans une série de nominations ecclésiastiques faites dans un sens qu'il n'approuvait pas. Or, l'Impératrice agissait à l'instigation de Raspoutine qui n'osait pas encore se mêler des affaires de l'État, mais qui, dès cette époque, s'essayait à combattre certains prélats dont il redoutait l'hostilité, et à en protéger d'autres sur la connivence desquels il pouvait compter.
Je relève toutefois dans le récit du docteur Dillon une grave [page 70] inexactitude : il répète un racontar d'après lequel M. Stolypine aurait été guéri par Raspoutine du choc nerveux que lui aurait causé l'explosion du 23 août. Je puis certifier que cet événement laissa M. Stolypine absolument calme et maître de lui-même, et qu'il n'eut jamais l'idée, ni à cette occasion, ni à. aucune autre, de s'adresser au thaumaturge sur le compte duquel il s'exprimait toujours avec la plus profonde aversion.
Je dois aussi faire toutes mes réserves au sujet d'une assertion du docteur Dillon. D'après lui, ce serait sur le conseil de Raspoutine que l'empereur Nicolas II résista, lors des événements balkaniques de 1912, aux assauts de ceux qui le poussaient à la guerre ; l'auteur ne fait évidemment que répéter une version qui m'avait déjà été donnée par le comte Witte et qui ne me paraît guère plausible.
J'ai déjà parlé du profond sentiment religieux qui était la base de la vie morale de l'Empereur ; comment et par quels degrés ce sentiment qui, dans les débuts, ne pouvait inspirer que respect et sympathie, se transforma-t-il au point de revêtir les formes d'une grossière superstition et d'une sujétion complète au singulier prophète qu'était Raspoutine, c'est ce qu'il ne m'a pas été donné d'observer personnellement. Pour ma part, je ne puis expliquer cette évolution que par l'influence de tous les instants exercée sur lui par une nature plus forte que la sienne, celle de l'impératrice Alexandra dont l'exaltation mystique tenait certainement à des causes pathologiques. Pour juger d'un pareil cas, il ne suffit pas d'être un observateur attentif, il faut encore posséder des lumières spéciales, auxquelles je ne prétends guère, sur les phénomènes encore si obscurs de la contagion morale et de la suggestion.
Il n'est pas moins difficile, surtout pour des esprits occidentaux, de discerner les causes complexes de l'action extraordinaire qu'un Raspoutine a pu exercer non seulement sur des natures particulièrement aptes à la subir, comme celle de l'empereur Nicolas et de l'impératrice Alexandra, mais, à des degrés différents, — plusieurs témoins en font foi, —sur la plupart de ceux qui l'ont approché. Cette action ne saurait, à mon avis, être expliquée uniquement par les facultés hypnotiques dont il aurait été doué dans une mesure exceptionnelle. Pour comprendre ce phénomène, il est nécessaire de connaître les différents courants religieux et mystiques qui se sont fait sentir, [page 71] à des époques successives, et quelquefois avec une grande intensité, en Russie, et qui ont agi sur les âmes russes soit dans les milieux populaires, soit parmi les classes supérieures. Le trait commun qui caractérise tous ces courants est un sentiment de profonde pitié pour les défaillances du pécheur et du criminel, et la croyance à la régénération par la grâce divine. Cette « religion de la pitié, » qui se fait jour dans les écrits de Tolstoï et de Dostoiewsky, subit quelquefois des déformations étranges et aboutit à cette conclusion extrême que, pour obtenir le pardon, il faut commencer par pécher. De là les formes bizarres revêtues quelquefois par les sectes russes dont une des plus répandues en Russie était, et est encore, celle des Khlystys. » Ces derniers, qui rappellent les « flagellants » et les « convulsionnaires » ont de tout temps possédé une force de contagion toute particulière. Leurs exercices, où l'exaltation mystique confine de près à l'excitation érotique, ont eu des adeptes non seulement dans les masses inférieures de la société russe, mais dans les cercles les plus élevés. On sait qu'au commencement du XIXe siècle, la haute société de Saint-Pétersbourg subit une crise aiguë de mysticisme ; l’impulsion venait de haut, puisque ce fut l'empereur Alexandre Ier qui, à son retour de Paris en 1814 et sous l'influence de la baronne de Krüdener, donna l'exemple d'une exaltation religieuse intense. Si la célèbre inspiratrice de la Sainte-Alliance elle-même ne se livra jamais à des excès de piété morbide, quelques-uns de ses admirateurs et imitateurs semblent avoir franchi la limite qui sépare le mysticisme outré de certains états pathologiques. Il suffit de nommer Mme Tatarinoff, amie de la baronne de Krüdener et ouvertement protégée pendant quelque temps par l'empereur Alexandre Ier ; les réunions auxquelles l'appartement qu'elle occupait dans un des palais impériaux de Saint-Pétersbourg servit de cadre, paraissent avoir quelque peu ressemblé à celles des « Khlystys ! »
Source gallica.bnf.fr / BnF : 1920 - Revue des Deux Mondes Souvenir de mon ministère – IV. Nicolas II, par A. Iswolsky