1849 - Dictionnaire des sciences philosophiques
Article sur Saint-Martin
Par une société de professeurs et de savants sous la direction de M. Adolphe Franck,Membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques)
Tome quatrième
Paris - Chez L. Hachette et Cie rue pierre Sarrazin, n° 12 (Quartier de l’École de médecine) - 1849
Avertissement
Comme pour toutes les études que nous publions dans cette partie, nous avons inséré des paragraphes de façon à permettre une lecture plus facile.
Article sur Saint-Martin, pages 125-130
§. Biographie
MARTIN (Louis-Claude de Saint-), dit le Philosophe inconnu, naquit à Amboise, d’une famille noble, le 18 janvier 1743. Destiné à la magistrature, il préféra la profession des armes, et entra comme officier, à vingt-deux ans, au régiment de Foix ; il devint chevalier de Saint-Louis vers 1789. Son goût pour le spiritualisme le disposa à entrer dans l’école secrète de Martinez Pasqualis, dans laquelle on s’occupait d’opérations théurgiques. Quoiqu’il paraisse avoir reconnu la vérité de ces faits, il abandonna cette voie plus tard pour suivre celle d’un spiritualisme plus pur, et chercher Dieu seul et la vérité, en évitant le dédale des esprits ou des idées intermédiaires. Quoiqu’il ne partageât pas la plupart des idées de J.-J. Rousseau, il éprouvait une sympathie sincère pour ce philosophe ; mais son admiration était vouée tout entière au philosophe teutonique, Jacob Bœhm, dont les écrits singuliers marquèrent d’un caractère original l’illuminisme protestant du commencement du XVIIe siècle ; il en traduisit plusieurs ouvrages. La révolution, dans ses diverses phases, trouva Saint-Martin toujours le même ; il vit en elle l’accomplissement des desseins de la Providence, et reconnut également un instrument prédestiné dans l’homme extraordinaire qui vint plus tard en comprimer les excès. Désigné en 1794 pour assister aux cours des écoles normales, il réfuta avec succès en plein amphithéâtre le matérialisme de Garat, professeur d’analyse de l’entendement humain. Sa vie resta néanmoins obscure, et connue seulement d’un petit cercle d’amis distingués qui savaient l’apprécier. Ce fut chez l’un d'eux, M. le comte Lenoir Laroche, à Aunay, qu’il mourut d'une attaque d’apoplexie, le 13 octobre 1803.
§ Analyse Des erreurs et de la vérité
Saint-Martin a exposé sa doctrine dans de nombreux ouvrages, principalement dans le livre intitulé Des erreurs et de la vérité (1775) ; il n’est pas, il est vrai, toujours facile de pénétrer jusqu’à sa pensée sous les voiles dont il la couvre. Nous tenterons néanmoins d’y parvenir autant qu’il nous sera possible ; mais l’obscurité volontaire de cet [126] écrivain sera, nous l’espérons, auprès du lecteur, l’excuse de nos incertitudes.
Il y a pour l’homme une science réelle et une loi évidente qu’il doit chercher par tous ses efforts ; mais le mélange de bien et de mal, de clarté et de ténèbres que présente le spectacle de l’univers, trouble en lui le sentiment de la vérité. On reconnaît généralement, il est vrai, et avec raison, deux principes, l’un du bien, l’autre du mal ; mais sur cette base on établit des systèmes le plus souvent erronés. Selon Saint-Martin, le bien est, pour chaque être, l’accomplissement de sa loi ; et le mal, ce qui s’y oppose ; mais le mal n’a qu’une existence négative, tandis que le principe bon a pour lui une supériorité sans mesure, et une unité, une indivisibilité avec lesquelles il a existé nécessairement avant toutes choses. Le bien étant la loi de l’homme, et celui-ci faisant cependant le mal, on est forcé de reconnaître un principe de liberté qu’il porte en lui-même, et par lequel il diffère de la plupart des autres êtres. Les peines que nous souffrons sont donc la preuve de notre culpabilité, qui, elle-même, démontre notre liberté. Mais cette liberté n’est pas, comme quelques observateurs l’ont cru, une faculté toujours égale à elle-même ; au contraire, elle s’altère et s’affaiblit sous l’influence du vice et de l’habitude, lorsque la volonté ne la conserve pas au degré de pureté dont elle a besoin pour se maintenir elle même dans la loi qui lui est prescrite. Saint-Martin admet pour principe du mal un être vivant qui n’est pas l’homme, et qui n’est devenu mauvais qu’en vertu d’une détérioration de sa volonté, rendue possible par la liberté dont il est doué, et de laquelle il a usé pour se séparer d’une manière absolue du principe bon. Évidemment il partage la croyance au dogme chrétien de la chute originelle ; mais il donne sur ce point des explications allégoriques dont nous n’avons pu pénétrer le sens. Avec le christianisme, il attribue à cette chute tous les maux qui sont le partage de l’humanité, qui fondent sur nous par l’entremise du corps, enveloppe grossière que nous devons à l’antique prévarication du premier homme, et canal de tous nos maux, mais qui est aussi celui des consolations que nous pouvons recevoir, et des vérités que nous pouvons connaître. Toutefois Saint-Martin se garde ici des conclusions sensualistes qu’on pourrait imputer à cette partie de sa doctrine, et réfute; par l’admission d’une faculté innée dans l’homme, le système de la sensation transformée. Ces principes lui servent à classer l’homme par rapport aux animaux, reconnaissant en lui seul l’intelligence tandis que la sensibilité lui est commune avec la bête ; aussi conclut-il que la faculté inférieure et sensible doit toujours être dirigée par la faculté intelligente.
Passant de ces considérations abstraites sur l’essence de l’homme à l’examen des propriétés de la nature au milieu de laquelle s’accomplit son existence, il distingue les êtres matériels du principe de la matière : les premiers, divisibles et étendus ; le second, un, simple et indécomposable, indépendamment duquel il reconnaît des principes particuliers revêtus des mêmes conditions, et qui produisent les êtres corporels particuliers. Placé à ce point de vue, il combat la théorie de l’assimilation que les naturalistes ont généralement adoptée ; il établit que les êtres matériels, ni leurs parties même les plus faibles, ne se mêlent jamais [127] jusqu’à se confondre. Trois choses, selon lui, sont indispensables à la naissance des êtres et à leur accroissement : 1° le germe dans lequel ils sont renfermés; 2° la chaleur naturelle qui provoque et entretient leur développement ; 3° la nourriture au moyen de laquelle ils absorbent, sans qu’elle puisse leur nuire, l’action de cette chaleur, qui, sans cela, deviendrait destructive.
Saint-Martin démontre clairement que le germe, d’une part, et la force réactrice de l’autre, ne pouvant se donner eux-mêmes le mouvement, le principe dont ils reçoivent l’impulsion leur est supérieur, qu’il est nécessairement immatériel et intelligent, et que, s’interposant entre les deux éléments de la corporisation, il joue le rôle de médiateur, pour que l’un ne l’emporte pas sur l’autre. De là une théorie du ternaire universel, appuyée sur des considérations puisées dans une science imaginaire des nombres. Nous n’insistons pas davantage sur les systèmes physique et physiologique que l’auteur tire de ses principes généraux, et qu’il expose avec des réserves et des mystères qui ne permettent pas d’en saisir la véritable nature et la complète liaison.
Le trait le plus particulier du système philosophique de Saint-Martin, c’est l’admission d’une cause active et intelligente qui n’est pas Dieu, mais qui, sous son autorité, dirige tous les êtres soumis au temps. Cette cause, qui, malgré son élévation, est distincte de Dieu et inférieure à lui, n’est pas le Verbe chrétien ; elle se rapproche davantage du démiurge des alexandrins ; elle semble cependant plus étroitement unie au monde et à l’homme, car l’auteur recommande à ce dernier de conformer strictement sa conduite à ses lois. On voit que, dans ce système, Saint-Martin procède surtout à [sic] priori, et qu’il domine toutes choses par le principe supérieur et par les principes secondaires. Aussi, dans les applications qu’il fait de sa philosophie à la politique et à la religion, est-il peu favorable à l’intervention des éléments sensibles, et par suite à celle de la multitude. Toutefois, il fait résider dans une supériorité de lumières et de vertu le droit de l’autorité religieuse et celui de l’autorité politique, les regardant d’ailleurs tontes deux comme devant se réunir dans une indissoluble unité. Évidemment, dans cette partie de ses écrits comme dans plusieurs autres, il fait allusion à des principes conservés dans une école dont ses engagements ne lui permettent pas de dévoiler les doctrines secrètes. Il fonde partout celle qu’il expose sur les principes de la justice la plus pure et la plus haute, mais qui semble difficilement praticable dans l’état actuel de l’homme et de la société.
§. Des nombres
Dans l’application de sa doctrine à la science mathématique, Saint-Martin s’enveloppe de voiles plus épais encore. S’appuyant sur cette science des nombres dont l’antiquité nous a laissé quelques traces il présente des combinaisons inattendues de chiffres dont nous n’avons pu saisir le sens mystérieux. Mais ce que la philosophie ne peut manquer de recueillir avec intérêt, c’est la manière dont il conçoit l’étendue, conception qui domine ses considérations sur la géométrie. Aux yeux de Saint-Martin, il n’y a point d’espace absolu, indépendant des corps qui le remplissent ; chaque être corporel produit son étendue de lui-même, et la détruit lorsqu’il périt en se résolvant dans son principe. Il y a donc corps partout où il y a étendue ; et la théorie du vide, sur laquelle sont fondées [128] aujourd’hui les sciences physiques, est une hypothèse sans réalité. Les corps produisant par leur développement, et anéantissant par leur dissolution leur étendue particulière, l’étendue ne peut présenter qu’un moyen imparfait et variable de mesure : aussi Saint-Martin préfère-t-il de beaucoup la mesure par le temps, quoiqu’il ne s’explique pas sur la nature de celui-ci.
§. L’idée précède le signe
Dans une composition assez bizarre d’ailleurs, intitulée le Crocodile, Saint-Martin a consacré un long chapitre à l’examen de la question suivante, proposée par l’institut à la fin du siècle : Quelle est l’influence des signes sur la formation des idées ? Dans cet écrit ingénieux et profond, il établit que l’idée précède le signe, et que celui-ci est engendré par celle-là ; de sorte qu’il eût été au moins aussi intéressant et certainement plus juste de renverser la question, et de la poser en ces termes : Quelle est l'influence des idées sur la formation des signes ? En partant de ce principe, il démontre facilement la vanité des espérances fondées par le XVIIIe siècle sur les résultats d’une langue bien faite, puisqu’une langue ne saurait être bien faite qu’à la condition que ceux qui la font possédassent la science complète et réelle, qui se réfléchirait naturellement dans la langue qu’elle produirait elle-même ; tandis que Condillac et d’autres se flattaient précisément d’atteindre la science par cette langue. Saint-Martin s’élève encore à des considérations plus hautes sur l’origine et l’unité du langage. Quoiqu’il en trouve une preuve dans l’unité de la grammaire, il pénètre cependant plus loin encore : il cherche l’origine des signes et du langage dans le fond le plus intime de l’homme considéré avant sa chute. Ici nous nous arrêtons devant cette partie mystérieuse du système de l’auteur, dans la crainte de nous tromper et de tromper le lecteur par une analyse involontairement infidèle.
§. Tableau naturel
Tels sont les traits généraux de la doctrine philosophique exposée par Saint-Martin dans le principal de ses ouvrages, Des erreurs et de la vérité. Dans un autre écrit non moins considérable, ayant pour titre: Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’homme et l’univers (1782), il a tenté de faire connaître l’ensemble des forces qui unissent Dieu à l’homme, et l’homme à la nature ; mais les réticences trop nombreuses de l’auteur, justifiées peut-être par les engagements de discrétion qu’il avait pris dans l’école de Martinez Pasqualis, rendent le livre souvent difficile à comprendre. Néanmoins on peut y saisir une foule d’aperçus neufs et ingénieux, qui conduisent souvent à d’importantes conséquences.
§. Lettre à un ami & Éclair sur l’association humaine
Malgré cette disposition pour ainsi dire exclusive au mysticisme, Saint-Martin jeta un regard attentif sur ce qui se passait autour de lui, principalement pendant les années de la révolution de 1789. Ses réflexions sur ce sujet donnèrent lieu à plusieurs écrits qui ont entre eux une étroite affinité : tels sont la Lettre à un ami sur la Révolution française (1795), et l’Éclair sur l’association humaine (1797). Dans ces deux ouvrages ainsi que dans un troisième qui a pour titre : Quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale d’un peuple (1798), tout en sympathisant avec la cause profonde et justifiable du mouvement révolutionnaire, Saint-Martin pose des principes que les organes de cette révolution étaient loin d’admettre. Il ne s’arrête point [129] à la forme extérieure des gouvernements, républicain, monarchique, aristocratique ou mixte ; il cherche plus profondément les conditions d’une association légitime, et elles lui paraissent pouvoir exister sous toutes les formes politiques. Il rejette loin de lui l’idée toute terrestre, assez répandue de son temps, que l’association est fondée sur le besoin de se garantir mutuellement la jouissance de la propriété et des autres avantages matériels qui en dépendent, et il en cherche l’origine dans une pensée qui doit être sage, profonde, juste, fertile et bienveillante ; cette origine est avant tout providentielle. Aux yeux de Saint-Martin, l’homme est descendu d’un état supérieur dans une situation où il est entouré de ténèbres et de misères ; tous ses efforts actuels doivent tendre à se relever de cette chute, tout le travail de la Providence a pour objet de lui en faciliter les moyens. Les diverses associations humaines doivent donc être soutenues par le même esprit et constituées dans le même but, sous peine d’être désavouées par la sagesse divine.
§. Les autres écrits
Indépendamment des ouvrages dont nous venons de faire apprécier l’esprit et les données principales, Saint-Martin a composé plusieurs écrits que nous allons faire connaître par une rapide analyse. Dans tous il s’est proposé de faire comprendre à l’homme sa véritable situation, et de le ramener à son principe :
1° L’homme de désir (1790) est un recueil d’élévations et de prières ;
2° dans l’Ecce homo (1792), l’auteur a voulu montrer à quel degré d’abaissement l’homme infirme est tombé, et le guérir du penchant au merveilleux de l’ordre inférieur, tel que le somnambulisme, les pratiques théurgiques, etc. ; il avait plus particulièrement en vue, dans cet ouvrage, la duchesse de Bourbon, son amie de cœur, modèle de vertu et de piété, mais livrée à cet entraînement pour l’extraordinaire;
3° Le nouvel homme (1792) est l’exposition de cette idée, que l’homme est une pensée de Dieu, et que sa vie doit en être le développement ;
4° De l’esprit des choses (1800) : l’auteur, dans cet ouvrage, cherche à atteindre la raison la plus profonde de chacune des choses qui frappent nos regards, soit dans l’ordre de la nature, soit même dans celui des mœurs, des coutumes, etc. L’idée lui en fut suggérée par le livre de J. Bœhm ayant pour titre : Signature rerum ;
5° Discours en réponse au citoyen Garat, professeur d’analyse de l’entendement humain aux écoles normales. Ce discours a pour but d’établir l’existence d’un sens moral, et la distinction entre les sensations et la connaissance ; il a été publié en 1802 dans la Collection des écoles normales ;
6° Le ministère de l’homme-esprit (1802) est un volume de 500 pages environ, dans lequel l’auteur exhorte l’homme à mieux comprendre la puissance spirituelle dont il est dépositaire, et à l’employer à la délivrance de l’humanité et de la nature.
On a encore de Saint-Martin deux volumes d’œuvres posthumes, imprimés en 1807, où se trouvent quelques morceaux intéressants, dont le plus important a pour titre : Quelle est la manière de rappeler à la raison les nations, tant sauvages que policées, qui sont livrées à l’erreur ou aux superstitions de tout genre ? Cette question avait été posée par l’Académie de Berlin.
Enfin trois ouvrages de Jacob Bœhm, l’Aurore naissante, la triple Vie et les trois Principes, nous sont connus par les traductions qu’en a faites notre philosophe.
Nous avons en notre possession une correspondance inédite entre Saint-Martin et le Suisse Kirchberger, où se trouvent [130] des faits curieux et des pensées qui ne sont pas moins extraordinaires.
M. Gence a donné, en 1824, une notice assez complète sur la vie du philosophe inconnu, dans l’intimité duquel il avait longtemps vécu. La secte à laquelle on donnait à l’époque de la révolution le nom de martinistes, ne l’avait pas reçu de Saint-Martin, comme on l’a supposé quelquefois, mais de Martinez Pasqualis, son maître.
H. B. (Bouchitté Louis-Firmin-Hervé -1795-1861 - inspecteur honoraire de l’Académie de Paris).