1921.Vermale.Maistre1921 - Notes sur Joseph de Maistre inconnu

François Vermale (1876-1970)
Docteur ès lettres
Avocat près la Cour d'Appel de Chambéry

Notes sur Joseph de Maistre inconnu

Livrairie Dardel
Chambéry
1921

Joseph de Maistre, théologien (extraits, pages 89-96)

Sainte Beuve, d'abord, dans ses Portraits littéraires (Portraits littéraires, t. 2, p. 422), M. Adolphe Franck dans le Journal des Savants (1880, p. 269 et suiv.) ont beaucoup insisté sur l'influence des écrits du théosophe St Martin dit le Philosophe inconnu, sur J. de Maistre. M. Franck, en particulier, attribue à la Lettre sur la Révolution française de St Martin, parue à Paris en 1795, les idées les plus marquantes des Considérations sur la France, à [page 90] savoir : 1° que la Révolution est à la fois une grâce et un châtiment de Dieu ; 2° que les constitutions ne peuvent être l'œuvre exclusive des hommes. Il dit surtout que la fameuse théorie des Soirées de St Pétersbourg sur la puissance régénératrice du sang, sur le mal physique, conséquence et punition du mal moral, sont empruntées par Maistre au livre de St Martin publié en 1802, sous le titre l'Esprit des Choses.

Contre les affirmations de M. Franck, M. Amédée de Margerie a protesté dans l'appendice de son livre sur Joseph de Maistre (Amédée de Margerie. — J. de Maistre, Paris, 1882, p. 429 et suiv.). Il soutient :

1° Que l'idée que la « Révolution française présentait avec un éclat formidable la réunion de tous les signes auxquels on peut reconnaître l'intervention plus directe de la Providence dans les affaires humaines » était dans l'esprit de tous « ceux qui avaient su garder au milieu de l'impiété régnante le sentiment du divin ».
2° Que J. de Maistre avait dans son Étude sur la Souveraineté, antérieure à la Lettre sur la Révolution française de St Martin, développé dans toute son ampleur la théorie qui lui faisait « chercher l'origine de la société politique ailleurs et plus haut que dans le roman du Contrat social. »
3° Que les thèses de St Martin que l'on prétend retrouver dans les Soirées de St-Pétersbourg ne sont point des thèses illuministes propres à St Martin, mais ne sont que des thèses catholiques et orthodoxes, en particulier « celle de l'efficacité des souffrances volontairement acceptées par l'innocent [page 91] pour le rachat des coupables. » Que dans tous les cas une remarque s'imposerait : c'est que ces théories sont déjà publiées par J. de Maistre dans ses Considérations sur la France, tandis que l'Esprit des Choses n'a été édité par St Martin qu'en 1802.

M. Gogordan [sic pour Cogordan] n'en croit pas moins à l'influence de St Martin sur J. de Maistre, et écrit :

« Le doux rêveur qui parvint à la célébrité sous le nom de Philosophe inconnu a fait une grande impression sur Maistre. St Martin a été pour lui ce qu'a été pour tant de philosophes chrétiens du moyen âge, Aristote, c'est-à-dire un inspirateur étranger dont il suivait volontiers les enseignements en tant qu'ils ne contredisaient pas ceux de l'Eglise, — et même quelque chose de plus, car l'auteur de « l'Homme de désir » était tout imprégné de christianisme ».

Il répond à M. de Margerie :

« Rappeler la source des idées d'un penseur, c'est l'expliquer, le mieux faire comprendre. Ce n'est pas le diminuer. Si de Maistre n'est pas toujours original, ses écrits n'en sont pas moins très personnels. Si le canevas n'est pas toujours neuf les broderies en sont variées, riches, brillantes, pleines de fantaisies et d'imprévu (Gogordan, J. de Maistre. Les Grands Écrivains français, Hachette, Paris, p. 187.) ».

Si l'on veut bien nous permettre d'entrer dans ce débat où des noms illustres se trouvent mêlés, nous dirons que les thèses en présence doivent être conciliées. Sainte Beuve, MM. Franck et Gogordan ont raison lorsqu'ils parlent de l'influence de St Martin [page 92] sur J. de Maistre. Mais M. de Margerie, s'il a tort de nier cette influence, a cependant raison lorsqu'il soutient que les grandes thèses de J. Maistre sur les Voies de Dieu sur la Révolution et la théorie de la Réversibilité des peines sont des thèses essentiellement et proprement catholiques que J. de Maistre n'a pas empruntées à St Martin.

Pour appuyer notre démonstration nous voudrions insister sur certains détails peu connus ou mal connus jusqu'ici de la biographie de J. de Maistre. C'est pourquoi nous allons nous efforcer de préciser les relations de J. de Maistre et St Martin d'une part, et de marquer d'autre part l'influence, si importante à nos yeux, des prêtres savoyards réfractaires réfugiés à Lausanne, sur J. de Maistre. Tant il est vrai qu'il existe un synchronisme, parfait entre les événements révolutionnaires en Savoie et l'évolution spirituelle de J. de Maistre.

Influence de Saint-Martin sur J de Maistre

Aujourd'hui que nous connaissons mieux la vie de J. Maistre ; qu'en particulier nous savons quel fut le sens et l'importance de son action maçonnique ; que de plus le nombre de ses lettres publiées est plus considérable, on ne peut douter de l'influence de St-Martin sur le grand écrivain savoyard.

St Martin vivait à Lyon au temps où J. de Maistre fréquentait dans cette ville les « tenues » des loges [page 93] martinistes de la Réforme écossaise. Dans ce milieu mystique et piétiste qui avait accueilli St Martin, J. de Maistre le rencontra. Nous n'avons pas encore trouvé un texte précis sur cette rencontre, mais, nous savons que St Martin traversant la Savoie pour aller en Italie, s'arrêta à Chambéry et passa une journée entière avec J. de Maistre (Voir à ce sujet les documents nouveaux publiés par G. Goyau dans la Revue des deux Mondes, du 15 mars 1921, p. 163 et suiv.).

En juillet 1790 (Cf. J. de Maistre, éd. Vitte, t. 9, p. 8.), J. de Maistre correspond avec sa sœur Thérèse au sujet d'un livre de St Martin qui vient de paraître à Lyon sous le titre l'Homme de Désir et dont il lui avait recommandé la lecture. Ce livre, J. de Maistre, en 1790, le goûte particulièrement : il va jusqu'à écrire qu'il contient des parties sublimes. Dans une note de son Étude sur la Souveraineté composée entre 1794 et 1795, il appellera l'Homme de Désir un « chef d'œuvre d'élégance (Cf. J. de Maistre, éd. Vitte, t. 1, p. 442, note 1.) ».

Plus tard, en 1810, il désigne St Martin comme étant le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes. Il lui reproche seulement, ainsi qu'aux Francs-Maçons lyonnais, de n'avoir pas cru à la légitimité du sacerdoce chrétien.

Nier l'influence de St Martin sur J. de Maistre serait donc aller contre le propre témoignage de ce dernier. Mais là où M. de Margerie reprend l'avantage c'est lorsqu'il nie que l'influence de St Martin se soit [page 94] exercée par des publications postérieures à l'Homme de Désir. Les livres de St Martin parus de 1795 à 1802 ont beau contenir sur les Voies de Dieu dans la Révolution ou sur la Réversibilité des peines des passages que l'on peut rapprocher de certains des Considérations ou des Soirées, il n'en reste pas moins que J. de Maistre ne les a connus que postérieurement à 1796. Sur ce point, étant donné l'extrême sincérité de J. de Maistre, nous devons le croire (Cf G. Goyau, op. cit., p. 168 et suiv.). Les eût-il connus, du reste, qu'il n'aurait pas emprunté ses deux grandes théories sur les Voies de Dieu dans la Révolution et sur la Réversibilité des peines à St Martin. Dès 1794, en effet, J. de Maistre développe ces deux théories dans son Discours à Mme la marquise de Beauregard au sujet de la mort de son fils tué le 21 mai 1794, où se trouve ce passage : « Il faut avoir le courage de l'avouer, Madame, longtemps nous n'avons pas compris la révolution dont nous sommes les témoins ; longtemps nous l'avons prise pour un événement. Nous étions dans l'erreur : c'est une époque... Certainement ce chaos finira et probablement par des moyens tout à fait imprévus... En attendant, rien ne nous empêche de contempler déjà un spectacle frappant : celui de la foule des grands coupables immolés les uns par les autres avec une précision vraiment surnaturelle (Cf. J. de Maistre, éd. Vitte, t. 7, p. 229 et suiv.) ».

Voici maintenant la thèse sur la Réversibilité des peines :

« Tous les maux dont nous sommes les [page 95] témoins ou les victimes ne peuvent être que des actes de justice ou des moyens de régénération également nécessaires (Cf. J. de Maistre, éd. Vitte, t. 7, p. 273 et suiv.). »

La preuve est donc bien faite que J. de Maistre n'a pas pu emprunter à St Martin des thèses qu'il soutenait un an avant l'apparition de la Lettre sur la Révolution et huit ans avant celle de l'Esprit des choses.

Cependant si St Martin a eu par l'Homme de Désir une influence certaine sur J. de Maistre, en quoi a-t-elle donc consisté ? Sur ce point il est nécessaire d'apporter des précisions. Si vous cherchez en effet dans l'Homme de Désir un texte précis d'où vous puissiez conclure que c'est bien dans cet ouvrage de St Martin que J. de Maistre a trouvé telle ou telle théorie qu'il a reprise lui-même sous telle ou telle forme, vous courrez à un échec. Mais alors ? Pour comprendre il faut lire l'Homme de Désir. Ce n'est pas en effet un traité didactique. C'est une longue protestation contre l'esprit du siècle. Ah ! le philosophisme veut tout expliquer en dehors de l'idée de Dieu, il veut chasser Dieu de tous les domaines de l'activité humaine. Il croit tout expliquer par des doctrines matérialistes. Quelle erreur ! En toute matière l'Homme de Désir va rétablissant et [page 96] proclamant les droits de Dieu. J. de Maistre fut enthousiasmé par cette affirmation spiritualiste. C'est elle qui le décida à adopter définitivement le point de vue théiste. Quand il aura à choisir entre deux explications sur l'origine des sociétés par exemple, il adoptera le point de vue spiritualiste qui est celui de St Martin et non le point de vue matérialiste qui est celui de J.-J. Rousseau. C'est ce qui va faire la puissante originalité de J. de Maistre lorsqu'en face des droits de l'homme il proclamera les droits de Dieu, continuant ainsi la protestation que St Martin avait élevée, dès 1790, dans l'Homme de Désir. C'est à ce livre que J. de Maistre dut l'orientation spiritualiste de son esprit. C'est St Martin qui l'a maintenu, ramené peut-être, en tous les cas confirmé dans les voies du théisme où il devait rencontrer le catholicisme ultramontain et sa théologie.

Pour nous faire mieux comprendre, qu'on nous permette de signaler une analogie contemporaine. Saint Martin nous semble avoir joué à l'égard du philosophisme du XVIIIe siècle, un rôle analogue à celui d'Henri Poincarré et Bergson, vis-à vis du positivisme et du matérialisme du XXe siècle. Mais ce sujet nous entraînerait trop loin !

Source Archive.orgNotes sur Joseph de Maistre inconnu