1862 - Le courrier du Bas-Rhin
Le Courrier du Bas-Rhin
Niederrheinischer Kurier
Strassburg
N°132 - Mardi 3 juin 1862 - Pages 1-2
FEUILLETON.
Cet article que nous reproduisons est un extrait partiel du livre de Jacques Matter : Saint-Martin, le philosophe inconnu, sa vie et ses écrits, son maitre et leurs groupes d'après des documents inédits.
Cette reproduction du livre de Matter correspond à la fin du chapitres XII, au chapitre XIII et à une grande partie du chapitre XIV.
Nous avons mis entre crochets les pages correspondantes du livre de Matter avec les références des différents passages non transcrits.
Cet article correspond aux pages 171 à 193
M. DE SAINT-MARTIN A STRASBOURG, de 1788 à 1791.
Présentation du Courrier du Bas-Rhin
Un illustre penseur, d’une catégorie qui n’est pas commune M. de Saint-Martin, a passé à Strasbourg les années les plus décisives de son développement philosophique, celle de 1788 à 1791. Notre compatriote, M. Matter, ayant recueilli sur cet intéressant personnage une série de documents inédits, va publier sa biographie à la librairie académique de MM. Didier, éditeurs des œuvres de M. Guizot, de M. Cousin et de M. Villemain. Nous sommes à même de faire part à nos lecteurs, dès aujourd’hui, d’un des plus importants chapitres de cet ouvrage : c’est celui qui est consacré au séjour de Saint-Martin à Strasbourg et à des relations avec les familles les plus notables de cette ville.
Extraits du livre de Matter, à partir de la page 171 jusqu'à la page 193
[page 171] M. de Saint-Martin, arrivé dans la vieille cité des bords du Rhin avec des vues assez étroites en matière de science, d’histoire, de philosophie et de critique, en sortit au bout de trois ans avec des lumières générales qu’aucune femme, si distinguée qu’elle fût, ni aucun homme, n’avait pu lui donner, et il n’a pu les tenir que de l’ensemble des idées et du mouvement au sein duquel il avait vécu, observateur d’un esprit très délié, d'une âme susceptible du plus rapide et plus considérable développement.
[Chapitre XIII – Suite du séjour de Saint-Martin à Strasbourg, etc. 1788-1791]
[page 172] Le neveu de Swedenborg, attiré à son tour par la vieille ville impériale du Rhin devenue française, mais recevant avec distinction un grand nombre d’illustres étrangers, y rencontra Saint-Martin et prit sur lui un grand ascendant. Ce fut au commencement du séjour de Saint Martin à Strasbourg, époque où celui-ci en était encore aux idées et aux ouvrages du théosophe Scandinave. Il se lia donc avec Silferhielm dans l’intérêt de ses plus chères études, et écrivit d'après ses conseils son ouvrage, le Nouvel Homme. Plus tard, initié à la science de Bœhme, il aurait suivi dans la composition de son écrit la direction de ce dernier, qui s’occupait d’un monde spirituel très différent de celui de Swedenborg.
En effet, c'est avec les esprits des défunts que le savant minéralogiste de Stockholm entretenait volontiers son [page 173] commerce le plus intime, tandis que les aspirations de Bœhme s’élevaient beaucoup plus loin, et que ses inspirations descendaient de plus haut. Mais a cette époque, Swedenborg était encore pour Saint-Martin un guide d'autant mieux suivi qu’au moment même où il se rencontrait avec le parent du célèbre Voyant, on venait de publier, sinon le plus complet, du moins le plus facile des exposés de sa doctrine que l’on ait en français, l’Abrégé des ouvrages d'Emmanuel Swedenborg. Cet ouvrage, publié à Stockholm d’après le titre qu’il porte, me semble réellement avoir paru à Strasbourg, si j'en juge par tout l'aspect typographique.
Abrégé des ouvrages d'Emmanuel Swedenborg D'Em. Swedenborg CONTENANT La doctrine de la nouvelle JÉRUSALEM CÉLESTE, A STOCKHOLM, |
Il y avait alors dans cette ville une forte clientèle pour le merveilleux de tout genre. C’était peu d’années auparavant que Strasbourg avait reçu Cagliostro avec un enthousiasme qui effaçait toutes les manifestations les plus éclatantes dont le célèbre Sicilien avait été l’objet ailleurs. Ou comprend, d’après cela, les sympathies qui accueillirent le voyageur suédois et l’ascendant qu’exerça dans certains cercles le neveu de l’homme du siècle qui partageait encore, même après sa mort, avec Cagliostro et Lavater les hommages que les amis de la science céleste prodiguaient si généreusement à ceux qu’ils croyaient bien initiés aux mystères de l’éternité. Le chevalier Silferhielm plaisait par lui-même, abstraction faite de la personne de son oncle ou des attraits de sa doctrine. Ses paroles étaient empreintes de cette simplicité qui distingue le volume que je viens d’indiquer et qui parle de la vie des cieux sans aucune affectation de mystère, ni dans les idées ni dans le langage. Loin de là, c’est un singulier [page 174] laisser-aller qui y domine. D’abord toute cette dogmatique céleste est tirée des textes de Swedenborg et, en place de toute démonstration savante, appuyée uniquement sur les Visions qu’il a eues. Puis, ces visions n’ont rien de bien mystérieux ni de très étrange. C'est d’une part la terre avec ses habitudes, ses idées, ses mœurs, son idiome et son écriture, transportés dans les cieux ou dans les enfers. Ce sont d’autre part les enfers et les cieux avec leurs habitants, leurs vues et leur langue, transportés sur la terre. Il en résulte que, loin de s’y sentir trop surpris, on ne se trouve pas assez dépaysé.
Or, telles ne sont pas du tout les allures ordinaires de Saint-Martin, ni celles de son maître dom Martinez et de ses amis. Ils aiment les termes abstraits et mystérieux. Ils ont un style de convention ; ils prennent les mots astral, centre, incréé, cause active et intelligente, nombres, mesures et autres en leur sens. Dans l’exposé de la doctrine de Swendenborg [sic], au contraire, chaque chose est nommée par son nom reçu. Le mystère n’y est pas absent ; mais il est dans la pensée plutôt que dans la phrase. En effet, Swedenborg dit expressément :
« Le sens spirituel est caché dans tous les termes et dans tous les passages de l'Écriture ; voilà pourquoi elle est sainte et divinement inspirée. »
Il y avait donc dans le commerce du baron de Silferhielm et dans la doctrine qu’il professait, dans ces commentaires surtout que transmet la tradition orale, un double attrait, le mystère dans la pensée et la simplicité dans le langage. Voilà l’ascendant que Saint Martin subit quand il composa, à la demande du chevalier, son quatrième ouvrage, le Nouvel Homme. [page 175]
Ce volume ne parut qu’en 1796, mais il fut écrit à Strasbourg, et il nous fait voir où en était son auteur à cette époque. En effet, grâce à cette simplicité de langage qu'aimait le chevalier, il s’y trouve des pages d’une parfaite clarté et d’un style excellent ; mais pour ce qui est de la doctrine, elle en est plus haute et plus belle en apparence qu’en réalité.
[Dans le livre de Matter, page 175, se place un paragraphe où l’auteur donne l’idée fondamentale de l’ouvrage de Saint-Martin cité : le Nouvel Homme. Matter poursuit :]
Cette doctrine n’est ni celle des textes sacrés ni celle de la pure raison. Mais, on le sait, nul mystique ne se contient dans les limites de l’un ou l’autre de ces deux domaines ; il est, au contraire, de la nature même du mysticisme de les franchir tous deux avec la même confiance. [pages 176-177 non retranscrites]. [page 178]
Aussi Saint-Martin nous apprend que plus tard il aurait fait son livre autrement. Cela ne se comprend pas très-bien. Il en conçut le projet et l’esquissa dans les premiers mois de sa rencontre avec le neveu de Swedenborg ; mais il ne l’acheva qu’au temps où il suivait avec tant d’ardeur l'étude de Jacques Bœhme. L’ascendant du célèbre théosophe devrait donc s’y faire sentir par la raison que la nouveauté des impressions ou des idées en accroît l’influence ; et, puisqu'il ne publia l’ouvrage que six à sept ans après, il avait bien le temps d’y corriger ce qui ne lui allait plus en 1796.
Deux raisons me font croire, en effet, que dans l’intervalle il le retoucha plus qu’il ne dit. C'est d’abord l'esprit de l'ouvrage lui-même considéré dans ses affinités avec le théosophe teutonique (voir surtout p. 422). C’est ensuite la déclaration de l’auteur, qu'il aurait dû l’écrire autrement tout entier. On ne s’aperçoit de la nécessité de se corriger à ce point qu'en essayant de le faire sérieusement. D’ailleurs, pourquoi aurait-il donné en 1796 un livre composé en 1789, et n’exprimant plus sa véritable doctrine ? Aussi, de fait, cela n’est pas. Au contraire, le Nouvel Homme est, à peu de chose près, le véritable miroir de toute sa philosophie. [page 179]
Saint-Martin ébaucha à Strasbourg un second ouvrage qu’il publia plus tard, et encore sous un titre biblique, Ecce homo. Il le composa, non pas à la demande, mais pour les besoins spéciaux de Mad. la duchesse de Bourbon ; et il nous apprend lui-même, dans sa curieuse lettre à Kirchberger, du 28 septembre 1792, le dessein qu’il y poursuivait. La piété un peu étroite de la princesse, son penchant à s’aider de toutes sortes de moyens, sa foi exagérée aux merveilles des magnétiseurs et aux oracles des somnambules, ne trouvaient que trop d’aliments dans la ville où Cagliostro avait fait si aisément tant de miracles et M. de Puységur tant de cures. Les appréhensions et les bouleversements de l'époque enfantaient une rare curiosité et de singulières investigations sur l'avenir. La princesse, très préoccupée de sa position personnelle depuis l’émigration d’un mari sorti de [page 180] France avec son père et son fils, nourrissait volontiers ses dispositions naturelles pour tous les genres de crédulité. Elle inquiéta Saint-Martin. Il eut à ce sujet, nous dit-il, une vive notion. Cela signifie-t-il que son amitié lui fit voir avec une grande netteté son devoir d’éclairer la princesse ? Ou bien veut-il nous dire que sa pensée conçut très clairement l’idée du moyen qu'il fallait employer? En examinant la brochure qu’il écrivit, j’incline pour ce dernier sens.
Quoi qu’il en soit, il y peint avec une éloquence émue et souvent très heureuse les splendeurs dont était vêtu l’homme entrant dans la création, les misères où il est tombé en écoutant le principe du désordre qui ne cesse de lui faire sentir sa puissance, et la gloire à laquelle il est assuré d’aller s’il se laisse rappeler dans la vraie voie. [... de la page 180 à 183, où Matter explique la composition du livre Ecce Homo]
Œuvres posthumes de Mr. de St. Martin - Page 23-24 [orthographe originale] Portrait historique et philosophique de Mr de St. Martin, fait par lui-même |
[page 183]
Saint-Martin publia, pendant son séjour à Strasbourg, un autre ouvrage écrit dans cette ville où il voyait tant de monde dans une assez grande intimité. Commencés à Londres, sur les instances de M. Thiemann, sous le titre de l’Homme de désir, titre emprunté aux textes et au langage de dom Martinez, ses deux petits volumes parurent à Lyon en 1790. J’ignore si l’auteur se rendit lui-même dans cette ville pendant son séjour en Alsace, ou s’il en confia l'impression à ses amis. Il parait qu’il aimait à publier à Lyon, où il avait des relations de librairie et des partisans dévoués.
On qualifie cet ouvrage de Recueil d'hymnes, et ce sont réellement des pages d’une ardente aspiration vers l'état primitif de l’âme ; ce sont réellement des pages inspirées, d’un style élevé et en quelque sorte davidique : mais ce n’est pas de la poésie. Quant au mérite de création , c’est à peine si l’on y surprend une idée peu attendue ou une image nouvelle. On ne doit pas y chercher non plus un progrès bien sensible dans la pensée. C’est toutefois le travail d’un philosophe profondément religieux. Quelques personnes, le célèbre Lavater et le fidèle baron de Liebisdorf à leur tête, en ont proclamé l’excellence : le second, avec abandon ; le premier, en avouant qu'il n’en comprenait pas toujours la doctrine. L'auteur lui-même nous dit qu’il y a semé çà et là, comme par une anticipation prophétique, des germes que l'étude ultérieure de Jacques Bœhme a plus tard [page 184]mieux développés dans sa pensée. Voir au bout de quelque temps dans ses propres pages un peu plus qu’on n'y avait vu en les écrivant, est une bonne fortune si rare, qu’il faut s’en applaudir partout où elle se rencontre. Toutefois l’auteur ne se laisse aller à ces aveux qu’on pourrait prendre pour de l’amour-propre, qu’en recevant les éloges si flatteurs et si vifs du savant baron de Berne et de l’éloquent prédicateur de Zurich. Je crois d’ailleurs que le phénomène s'explique assez naturellement. Il peut nous arriver aisément, lorsqu’au bout de quelque temps, et après de notables progrès, nous relisons nos propres pages, de voir avec les nouvelles clartés qui se sont faites dans notre pensée les questions traitées imparfaitement autrefois. Dans ce cas, si nous distinguons bien les différents états de notre esprit, nous ne nous faisons aucune illusion, et loin d’attribuer à notre passé des perspectives prophétiques, nous y voyons plutôt nos anciennes ténèbres. Si, au contraire, nous ne démêlons pas avec soin le passé et le présent, il est tout simple que nous croyions avoir été plus prophètes que nous ne le fûmes.
Ce qui s’est passé dans l’esprit de Saint-Martin au sujet de son Homme de désir, s'explique aisément par la raison qu’en peu de temps il a fait de sensibles progrès.
En effet, le célèbre théosophe en a fait à Strasbourg de plus grands qu’il n’a pensé lui- même. Son séjour dans cette ville s'était prolongé pendant trois ans, lorsqu'il en fut arraché si violemment par un ordre de son père. La douleur qu’il en éprouvait et l’empressement qu’il mit à y retourner, au nom de « la bagarre de Varennes » qui, [page 185] certes, n’avait rien à faire dans cette affaire, montre dans tout son jour le prix qu’il attachait à cette résidence. La seule vraie et grande raison de cet attachement, ce n’est pas dans son cœur et dans ses relations avec Mad. de Bœcklin, malgré ce qu’il en croit et ce qu’il en dit, c’est dans son esprit et dans ses conquêtes faites à Strasbourg qu’il faut la chercher. Mad. de Bœcklin, la spirituelle Allemande qui lui a fait apprendre la langue de Bœhme, n’est que le symbole le plus sensible de sa transformation, que l’objet chéri auquel sa mystique tendresse aime à rattacher son enthousiasme. Saint-Martin a éprouvé à Strasbourg, avec l’aide d’une âme grande et affectueuse, la plus noble jouissance d’un noble esprit, le sentiment d’une puissante modification. Et tour à tour il attribue cette modification aux écrits d’un théosophe qui le transporta dans une sphère supérieure à celle où il avait vécu jusque-là, et à ses entretiens avec la personne qui lui ouvrit ces nouveaux horizons.
Ce serait là bien assez, je crois, pour expliquer son enthousiasme pour Strasbourg en même temps que la transformation qu'il y subit, mais ce n’est pas tout : ce n’est pas même le plus essentiel pour expliquer les deux.
Habituellement très grave et très réservé au [page 2 du Courrier du Bas-Rhin] nom de sa raison, très soumis au nom de sa foi, M. de Saint Martin était par sa nature entière vif jusqu’à la pétulance, gai jusqu’à l'épigramme, actif au point de tout embrasser, d’une prodigieuse réceptivité d’esprit et de cœur. Son esprit, formé par l’Art de se connaître soi-même d’Abbadie, par les Méditations de Descartes et par le Contrat social et l’Emile de Rousseau,— son [page 186] esprit ainsi formé, très impressionnable et très excité, avait été profondément frappé du spectacle de la libre Angleterre. Tout à coup transporté en Italie, il passe de Rome, sans transition, dans une ville française de nom, mais allemande et protestante de pensée ; une ville où se plaisait singulièrement une colonie française très nombreuse et très-puissante, mais pleine de curiosité et de déférence pour les nouveautés où elle se trouva mêlée et qu’elle n’avait pas même soupçonnées de loin. A ce moment cela donnait à Strasbourg le plus singulier aspect. Des étrangers distingués par la naissance et par la fortune, attirés par l’amour de cette espèce de France encore si allemande et si cordiale de mœurs, mais déjà si française de sympathies et d’idées, ajoutaient aux agréments du commerce et aux sources d’instruction. En général, cette époque était belle. On était en 1788. C’était l’aurore des plus vives aspirations de la pensée nationale a ses plus glorieuses destinées. Les utopies de la raison, car elle aussi a ses utopies, n’étaient pas exclues de ce mouvement universel mais d’ailleurs très pacifique des esprits. Des accents émus, retentissant sur les rives un peu agitées de la Seine, faisaient vibrer tous les cœurs parmi ces Français des bords du Rhin, si jeunes encore dans les annales du pays. Dans les contrées voisines, le mouvement, un peu autre, n’était pas moins beau. Il était plus grave. C'était l’ère des plus grands et plus hardis enseignements de la philosophie allemande. Le magnifique complément de la Critique de la raison pure, celle de la raison pratique, parut au moment même où le Philosophe inconnu, déjà célèbre, venait de s’installer à Strasbourg. Il ne [page 187] savait pas encore l’allemand, et il ne le sut jamais assez bien pour lire facilement les écrits de Kant. Mais ces écrits étaient lus, sinon dans toutes les familles qu’il voyait, du moins dans celles dont il s’honorait le plus d’être accueilli. Or, ils remuaient tout, changeaient toutes les études et donnaient à toutes les idées une importance que jusque-là on n’accordait pas aux produits abstraits de la pensée. On respirait ces hardiesses d’examen et de critique, ces nobles vertus de l’esprit, non pas seulement dans les ouvrages de philosophie, mais dans les livres de morale, de politique et de littérature. Strasbourg, il est vrai, n’offrait pas de penseurs éminents, pas d’écrivains nationaux. Il y a quatre-vingts ans, ses poètes et ses orateurs, bégayant à peine le français, publiaient leurs œuvres en allemand et même en Allemagne. Toutefois on eût dit que, Français de conquête depuis sept générations sans l’être ni de mœurs ni de langue, ils s'impatientaient eux-mêmes de leur étrange situation. Aussi les principes et le mouvement national tout entier de 1788 et 1789 ne rencontrèrent nulle part en France, pas même à Paris, plus de bruyantes sympathies et ne firent éclater plus de verte jubilation qu’à Strasbourg. L’esprit protestant, très heureux de son droit d’examen, qui n’est pourtant le monopole de personne, l’esprit philosophique, très plein de ses récentes libertés et de ses prochaines perspectives de triomphe, s’y appuyaient l’un l’autre, flattés là même où l’on se défiait un peu de ces libertés et de ces perspectives qui d’ailleurs ont toujours eu pour elles, les unes et les autres, la même légitimité
Voilà l’atmosphère, si nouvelle pour lui que [page 188] Saint Martin revenu d’Italie se sentit d’autant plus heureux de respirer qu’elle différait davantage de celle d’où il sortait, et qu’il y était mieux préparé par la lecture de Rousseau et l’étude de Burlamaqui. Aussi, loin de s’y trouver dépaysé, il s’y mouvait avec une volupté inconnue, jouissant d’un bien-être spirituel que rien ne venait troubler. On était libre dans ce pays, point hard ; assez philosophe, point déiste. De ces tendances vers le sensualisme vulgaire qui descendaient ailleurs jusqu’au matérialisme et touchaient à l'athéisme, il n’y avait pas même de représentant en Alsace. Or, c’étaient là les deux aberrations que Saint-Martin détestait le plus et qu'il s'irritait davantage d’avoir à combattre.
Telles sont les vraies causes de la transformation qu’il sentit dans tout son être, et voilà le secret de son enthousiasme pour l'heureuse personne qui fut pour lui la personnification de Strasbourg. Ma chérissime B. n’est pas un mythe, mais elle est un symbole dans la vie du théosophe.
Les résultats ou les fruits positifs de sa métamorphose philosophique sont pour l’observateur attentif' aussi sensibles que ceux de sa transformation mystique. Les trois ouvrages composés ou ébauchés en Alsace portent des traces nombreuses d'habitudes nouvelles, plus pures, plus sérieusement spéculatives. La résolution si grave qu’il devra prendre quelques années plus tard, d’embrasser la carrière de l’enseignement ; son entrée aux écoles normales pour s’y préparer, la lutte qu’il y soutiendra, non pas au nom du spiritualisme contre le matérialisme, mais au nom du rationalisme contre le sensualisme ; la science et la fermeté [page 189] qu’il mettra à réfuter un maître célèbre et habile : voilà les fruits et les résultats de sa transformation philosophique.
Cependant, trois années de disette succédèrent aux trois années d’abondance qui firent le charme de toute sa vie et la plus douce consolation de ses dernières années, et du paradis des bords du Rhin, il faut maintenant passer avec Saint-Martin dans l'enfer des bords de la Loire, à Amboise. [... Fin du chapitre XIII]
[Page 190 : Chapitre XIV 1791-1793]
Saint-Martin, rappelé par son père qui se croyait à l’article de la mort, quitta définitivement Strasbourg dans les premiers jours de juillet 1791, pour se rendre auprès de lui à Amboise. Il parait que son père se rétablit assez bien pour demander peu de soins et le laisser tout entier aux douleurs de sa séparation de Strasbourg. Ces douleurs sont vives et éloquentes. De son paradis il est tombé en son enfer ; car Amboise est son enfer, et c’est un enfer de glace. N'étaient l’étude de son chérissime B (Bœhme) et les lettres de sa chérissime B (Bœcklin), il ne saurait supporter son exil. Car il y est en exil. La résidence de son choix, le pays de son cœur, c’est l’Alsace. Auprès de ses attachements pour ce paradis pâlissent même ceux de Goethe et d’Alfieri. Il le dit sur tous les tons, et sa peine est sincère ; c’est la privation de ses plus grandes jouissances. Il a bien les écrits de son maître avec lui, mais il sait trop peu l’allemand [page 191] pour les comprendre sans l’aide de son amie, dont la parole complaisante et douce aplanissait les difficultés et prêtait de la magie même à celles qui ne trouvaient pas de solution.
On comprend Saint-Martin. Au lieu de cette élite d’officiers, de savants, de femmes du meilleur monde, d’adeptes enthousiastes ou d’initiateurs distingués, qu’il vient de laisser dans une grande ville confluente de la France et de l'Allemagne, élite à laquelle de vives affections prêtaient les plus séduisants de tous les charmes, il était réduit à la société d’un vieillard assez souffrant, mais peu malade et pas martiniste le moins du monde. Dans une âme aussi tendre, aussi avide de communications de tout genre, d’une activité si ardente dans sa mission et dans son œuvre, cette souffrance fut vive. La ressentir, ce n’est pas d'une pusillanimité qui s’abandonne, c’est d’une force exubérante qui se débat dans l'emprisonnement.
Toutefois, la situation, d'abord sévère, s’adoucit bientôt. Et six mois après l'arrivée de Saint-Martin dans sa ville natale, c’est-à-dire dès le mois de janvier 1792, s’il se sent encore brisé, il commence cependant à voir que cette épreuve est voulue, qu’elle entre dans le plan, ou, comme il dit, dans le décret de celui qui le mène. Il est ingénieux à prêter à Dieu des vues de bienveillance sur sa personne. C’est sa destinée d’approcher du but et de ne pas y atteindre. S’il fût resté à Strasbourg un peu de temps encore, il y atteignait. Or, c'est ce qu’il ne fallait pas ; c’eût été aller plus loin qu’il ne convient à un être de condition humaine.
« Presque toutes les circonstances de ma vie m’ont [page 192] prouvé qu’il y avoit sur moi un décret qui me condamnoit à ne faire qu’approcher de mon but et à ne pas le toucher ; mais je n'avois pas encore découvert l’esprit de ce décret. C'est aujourd’hui, 31 janvier 1792, que cette connoissance m'a été donnée. Elle m’apprend que ce décret a été porté sur moi par une prudence de la sagesse ; car si j'avois eu des circonstances aussi favorables que mon esprit étoit facile, j’aurois percé plus loin qu’il ne convient à un être en privation, et j’aurois communiqué ce qui doit peut-être rester encore caché, tant mon astral étoit transparent. Je ne parle pas des sciences humaines dans lesquelles j’aurois pu aussi trop séjourner, et qui m’auroient pu nuire en plus d’un sens. »
Pour comprendre le risque sublime que lui faisait courir sa céleste transparence, il faut se rappeler ce que nous avons dit de son astral dès notre premier chapitre ; et il faut convenir, à la vue de ces appréciations de soi-même, qu’on ne se résigne pas de meilleure grâce ni avec plus d’esprit au bénéfice de son amour-propre.
Mais, ô les vaincs illusions que celles de l'homme ! Saint-Martin n’est pas résigné du tout, et bientôt nous touchons à une recrudescence de nostalgie. Rappelez-vous ce texte :
« A Pâques tout était arrangé, écrit-il dans son Portrait , pour retourner auprès de son amie, lorsqu’une nouvelle maladie de mon père vint encore, à point nommé, arrêter tous mes projets. »
Et voyez ce que valent les consolations les plus ingénieuses qu’on se prodigue : tant que votre cœur est malade, véritable Rachel des montagnes d’Ephraïm, il ne veut [page 193] pas être consolé. Tout à l'heure, c’était par suite d'un admirable décret de Dieu que le philosophe avait été retiré de Strasbourg, où son esprit allait inévitablement trop loin. Il en était bien convaincu, et pourtant, sans cette circonstance qu'il déplore, il allait à Strasbourg ; il risquait hardiment d’atteindre « au but dont il était dans sa destinée d'approcher sans y atteindre. » L’homme le plus pur est un abîme d'inconséquences tant qu’il n'a pas eu son 31 janvier !
Matter.