1854 Pontmartin1854 - Pontmartin - Causeries littéraires

Par Armand Augustin Joseph Marie Ferrard comte de Pontmartin

Troisième édition

Paris. Michel Lévy frères, éditeurs, rue Vivienne, 2 bis

1854

Les historiens de l’illuminisme. MM. Caro (1), Henri Delaage (2), Gérard de Nerval (3) – Pages 185-196

1. Du Mysticisme au dix-huitième siècle. — Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin.
2. Le Monde prophétique.
3. Les Illuminés, ou les Précurseurs du socialisme.

Un penseur judicieux et profond, un charmant songeur, un curieux et spirituel sceptique, n'y a-t-il pas là les trois sortes de juges, les trois ordres d'idées que peuvent rencontrer ou éveiller ces questions mystérieuses, inquiétantes pour la raison, alarmantes pour la foi, mais trop chères à certaines imaginations pour qu'il soit possible de les dédaigner tout à fait et de les passer sous silence ?

Jusqu'à présent, le nom, la réputation et les œuvres de Saint-Martin ne nous apparaissaient qu'à travers un voile. [page 186] Cela est si vrai, que je me crois obligé d'avertir qu'il ne s'agit pas ici de ce grand saint qui coupa son manteau en deux pour en donner la moitié à un pauvre. Le manteau du Saint-Martin dont M. Caro nous raconte l'histoire, était d'une nature beaucoup plus éthérée, et il n'aimait à le partager avec personne. Lui-même s'intitulait le Philosophe inconnu, et ce titre, où l'orgueil se cachait peut-être sous un air d'humilité, caractérisait assez bien l’enseignement, la mission et la vie de cet homme aimable et étrange. Il y a, par malheur, dans ce seul mot, inconnu, je ne sais quelle secrète amorce qui séduit les âmes inquiètes, en leur offrant à la fois l'attrait d'une vérité et le charme d'un mystère. Pendant que le gros du public, celui qui personnifie le sens commun, et chez qui l'on trouve, hélas ! plus de commun que de sens, se détourne avec une fière indifférence, peu soucieux d'aborder l'homme ou le livre qui se donnent pour inconnus ou pour incompris, le petit nombre, celui que j'appellerai l'exception plutôt que l'élite, est, au contraire, trop enclin à en exagérer l'importance, à signaler comme un trésor enfoui ce qui n'est qu'un minerai mêlé d'alliage, et à sacrifier le vrai, l'applicable et l'utile, au plaisir d'avoir l'air de connaître ce que personne ne connaît et de comprendre ce que personne ne comprend. Le rôle d'initié a ses douceurs; la vanité y trouve son compte : la vanité, cette clef du cœur de l'homme ! Notre génération surtout, à la fois orgueilleuse et maladive, agitée et désabusée, associant le goût du superflu au mépris du nécessaire, a de vagues complaisances pour ces apôtres, ces prédicateurs, ces doctrines, où chacun peut apporter un peu de sa chimère et de son rêve. Qu'en résulte-t-il ? Qu'un homme, comme Saint-Martin par exemple, ignoré ou perdu pour la foule, malgré de belles pages et de magnifiques éclairs, a pris ça et là des proportions excessives sous des plumes [page 187] hardies, fines, paradoxales, lesquelles, à peu près sûres de n'être pas contredites, ont réclamé pour l'auteur du Ministère de l'Homme-Esprit, de l’Esprit des choses et du Crocodile, un rang parmi les instituteurs et les bienfaiteurs de l'humanité. Remercions donc M. Caro d'être allé droit à cette renommée sibylline, d'avoir feuilleté sans trouble ces livres sacrés, et de nous en offrir aujourd'hui une large et lumineuse étude, attentive et sympathique pour la personne et les écrits de Saint-Martin, juste et sévère pour la portée et le sens caché de ses doctrines; plus profitable à sa mémoire qu'une admiration irréfléchie, et plus utile à la vraie philosophie qu'un dénigrement systématique.

Voilà, en effet, ce qui m'a frappé tout d'abord dans le livre de M. Caro. Il a courageusement suivi Saint-Martin jusque sur ces cimes où l'on se croit beaucoup plus près du ciel parce qu'on est séparé du monde par un nuage ; et pourtant la tête ne lui a pas tourné, le pied ne lui a pas glissé ; il ne s'est pas laissé gagner un seul moment par ce contagieux vertige auquel peuvent être sujets les meilleurs esprits après une familiarité trop longue et trop intime avec des esprits visionnaires : il est revenu de ce dangereux pèlerinage, aussi sain, aussi calme, aussi clairvoyant qu'au point de départ, et il n'en a gardé aucune amertume contre ce singulier guide qui lui en avait imposé les fatigues et les périls. Il semble que, dans un pareil travail, la monographie d'un homme si en dehors du vrai et du possible, il n'y ait pas de milieu : ou s'enthousiasmer ou se courroucer; ou aspirer ces capiteuses vapeurs qui s'exhalent des cerveaux malades, ou réagir violemment contre elles; élever jusqu'au génie le personnage dont on parle ou le rabattre jusqu'à la démence ; devenir son exécuteur ou son catéchumène. M. Caro a été mieux que cela : il a été l'interprète [page 188] bienveillant, le critique sérieux, le juge impartial du Philosophe inconnu.

Saint-Martin naquit en 1743; il avait cinquante ans en 1793; il fut donc contemporain à la fois de Voltaire et de Robespierre. Si j'indique cette date et ces noms, c'est pour faire remarquer le synchronisme naturel, l'affinité clandestine et profonde qui existe entre les extrêmes les plus opposés de la pensée humaine. Voilà un siècle qui démolit toutes les croyances, qui fait de l'incrédulité un dogme, du doute un apostolat, de la raillerie un symbole, de l'irréligion une foi. Eh bien ! soyez sûrs qu'à deux pas de ces temples écroulés, en quelque coin laissé dans l'ombre par ces ouvriers de destruction, une main discrète élève, avec le ciment et les morceaux de ces ruines, un temple nouveau où toutes ces plaintives exilées, ces pieuses victimes du triomphe Voltairien, la rêverie, l'imagination, la prière, l'aspiration de l'âme vers Dieu, puissent trouver un refuge et se donner le change à elles-mêmes sur leur passagère défaite. Seulement prenez garde ! Ce n'est plus la vérité divine, chrétienne, universelle, qui remplit et anime ce temple; c'est la volonté, le caprice, la croyance individuelle d'un homme que l'impiété effraye, mais à qui l'orthodoxie ne suffit pas, qui dépasse l'une pour mieux échapper à l'autre, qui se fait le sectaire de l'esprit comme ses voisins se sont faits les sectaires de la matière, et qui proteste à sa façon contre les abus de la raison en touchant de près à la folie. De même, si nous passons de la vie intellectuelle à la vie pratique et de l'histoire des idées à celle des faits, voilà une époque qui fait couler le sang à flots et livre la conduite de ses affaires à cette féroce logique des révolutions, dont le premier anneau est une utopie et le dernier une guillotine. Eh bien ! soyez sûrs que, non loin de là, au moment même où Marat demande trois cent mille [page 189] têtes et où Robespierre et Saint-Just sont bien près de les lui donner, se cache à demi quelque pieux et tendre rêveur , tendant vers le ciel des mains pures, et demandant à Dieu de l'absorber en lui pour mieux le dérober à la méchanceté des hommes. Seulement prenez garde : dans cette âme si étrangère aux passions et aux fureurs du moment, vous chercheriez en vain ces colères et ces flammes qui saisissent les grands cœurs en présence des grandes iniquités, ce besoin de se dévouer, d'agir, de lutter, de combattre, qui est la consigne des natures généreuses dans ces effrayantes mêlées : vous chercheriez en vain quelque chose d'applicable à l'intérêt immédiat et direct de cette société qui s'égorge et se tue. Non, le rêveur dont je parle n'a pas pied dans la vie réelle; il se renferme et s'isole en lui-même, dans l'idée de Dieu, dans la possession de l’infini, dans le sentiment de cette vérité mystique dont il se croit seul dépositaire : ce n'est plus un homme assujetti à tous les devoirs, c'est un être immatériel doué de tous les privilèges. On conçoit aisément que ce don de penser, de parler et d'agir avec approbation et privilège de Dieu, lorsqu'il échoit à une âme exquise et délicate, comme Saint-Martin, se borne à la rendre inutile et stérile, mais que, dans une organisation moins inoffensive, il pourrait mener loin et autoriser toutes les folies comme tous les crimes. Donnez à un mystique des goûts sanguinaires, des appétits sensuels, des raffinements d'orgueil, des caprices de despote, et vous en faites à votre choix Marat, Néron, Danton, Éliogabale !

Saint-Martin, fort heureusement, ne fut rien de tout cela ; en nous racontant sa vie, M. Caro nous le fait aimer; en analysant ses ouvrages et avant d'en condamner l'ensemble, il en fait ressortir de charmantes beautés de détail. Si l'on voulait (et ce serait peut-être le plus sage) [page 190] cesser de voir dans Saint-Martin le théosophe, le chef de secte, l'apôtre, et ne plus chercher en lui que l'écrivain et le moraliste, il y aurait une belle moisson à faire dans tous ces Homme de désir, Ecce Homo, Homme-Esprit, Principes de l'essence divine, et autres livres dont les titres même dénoncent une intelligence baignée dans un perpétuel crépuscule. Saint-Martin, à ce nouveau point de vue, deviendrait simplement une sorte de Joubert, mais un Joubert agrandi et obscurci, échangeant contre un Sinaï quelque peu allemand ce jardin français de Savigny, dont Chateaubriand, dans ses Mémoires, nous a tracé une si délicieuse peinture. « J'ai désiré faire du bien, nous dit Saint-Martin; mais je n'ai pas désiré faire du bruit, parce que j'ai senti que le bruit ne faisait pas de bien, et que le bien ne faisait pas de bruit. » — Et plus loin : « Les faiblesses retardent, les passions égarent, les vices exterminent. » — « L'orgueil est comme le ver : on a beau le couper en morceaux, chacun de ces morceaux reprend la vie et dévient un nouveau ver. » — « La pièce d'or que les anciens mettaient dans la bouche des morts, pour passer la barque, c'est l'âme purifiée.» — « Rien n'éclaircit l'esprit comme les larmes du cœur. » — Saint-Martin, convenons-en, aurait gagné à beaucoup pleurer.

Il avait un tendre penchant pour les femmes, ce qui est très naturel ; mais en même temps, il se croyait revêtu d'un sacerdoce qui lui interdisait l'amour et le mariage; il en résultait sous sa plume des contradictions piquantes à propos des femmes : il en disait un peu de mal, de peur d'être amené à en penser trop de bien , et cette lutte du penchant vrai et du sacerdoce factice lui inspirait des confidences telles que celles-ci : — « Je sens au fond de mon être que je suis d'un pays où il n'y a pas de femmes. » — « La matière de la femme ne vaut pas celle de [page 191] l'homme.» — « L'homme est l'esprit de la femme, et la femme est l'âme de l'homme. » — « La femme est meilleure, l'homme est plus vrai. » — « L’homme a en propre le don des opérations et la femme celui de la prière. » — « Une des raisons qui s'opposèrent à mon mariage a été de sentir que l'homme qui reste libre n'a à résoudre que le problème de sa propre personne, mais que celui qui se marie a un double problème à résoudre.» — Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que ce n'est pas trop mal pour un théosophe.

Tout cela, vous le comprenez, n'est que la superficie de Saint-Martin, et, s'il revenait au monde, il se fâcherait de nous voir chercher sa gloire dans quelques traits épars qui n'ont rien de commun avec le fond de sa doctrine ; mais ce fond est-il bien facile à trouver, et appartient-il à un frivole causeur de se poser en docteur de Sorbonne ? Ces sujets philosophiques, illuminisme, mysticisme, germanisme, kantisme, panthéisme, me font l'effet de ces souterrains, de ces grottes, telles qu'on en rencontre dans les pays de montagnes. Elles sont remplies de choses magnifiques, cristallisations, stalactites, arabesques, simulacres de jaspe et de porphyre, formes splendides, imitant; à s'y méprendre, des palais et des statues, des arbres et des figures humaines. Mais, pour voir tout cela et pour en jouir sans risquer de s'égarer et de se perdre, il faut ou la clarté du jour, qui est celle de tout le monde, et qui ne pénètre guère plus loin que l'entrée, ou la lueur des flambeaux que l'on fait porter devant soi, et qui vacillent souvent dans ces ténébreux méandres, si ferme que soit la main qui les porte. Moi qui, en face des grottes du mysticisme, n'ai à mon service que cette clarté du jour, c'est-à-dire du simple bon sens qui ne me mène pas beaucoup plus loin que le péristyle, j'emprunte le flambeau de M. Caro , et je ne [page 192] pourrais assurément mieux choisir. Pénétré de la lecture de son livre, un des plus substantiels que je connaisse, voici, en résumé, non pas mon jugement, mais mon impression.

Il n'est pas de sentiment plus pur, plus naturel, plus irréprochable, que celui sur lequel repose le mysticisme que j'appellerai naïf pour le distinguer du mysticisme systématique. Tous, ou presque tous, quelles que soient d'ailleurs les préoccupations ou les attaches qui nous ramènent à la terre, nous connaissons de ces moments pleins de trouble, de frisson et de délices, où notre âme, se dégageant des liens matériels qui la retiennent captive, se sent tout à coup des ailes, s'élève d'un vol vers les régions célestes, et va s'y retremper, s'y plonger, s'y absorber dans l'idée de l'infini et de Dieu. Pour les âmes pieuses et ferventes, ces moments s'appellent des extases; pour celles qu'assujettit et que souille la vie du monde, ce ne sont que des intermittences rapides, des éclairs de nostalgie divine qui nous font revoir, à travers l'espace et la nuit, les lointaines images de la patrie perdue. Ce mysticisme-là n'est pas, à Dieu ne plaise ! une hérésie, un paradoxe ou un mensonge, mais une légitime revanche de l'esprit contre la matière, une protestation soudaine de la plus noble portion de notre être contre la plus vile, un précieux débris de l'héritage détruit par la faute originelle, un gage de réhabilitation future, une lettre d'audience accordée par le Créateur à la créature pour la rapprocher de lui, la relever de sa misère, et lui rappeler que leur séparation ne doit pas être éternelle.

Ce mysticisme, les saints l'ont consacré de leurs prédications et de leurs exemples; la poésie chrétienne en a fait sa Muse, et partout où se rencontreront des âmes tendres, dus imaginations vives, des ciels étoilés, de grands horizons [page 193] noyés dans l'azur et la brume, des soirs rustiques mêlant dans une vague harmonie les mille murmures de la campagne, une suave odeur d'encens s'exhalant du sanctuaire à travers l'ombre des piliers gothiques, partout il y aura des mystiques, ne fût-ce que pour une heure, une minute, une seconde : le temps que met la flèche à atteindre le but, et l'âme à monter vers Dieu. Loin de nous l'envie de condamner ou de proscrire ces élans, ces frissons sublimes, ces aspirations précieuses, ces brusques victoires de l'être immatériel, les ardents démentis donnés par l'âme aux sens et à la chair ! Malheureusement le mysticisme tel que le pratiquait Saint-Martin ne s'arrête pas là : de ce qui n'était qu'un sentiment il fait un système; de ce qui n'était qu'un élan, il fait une doctrine ; de ce qui n'était qu'une aspiration, il fait une science. Il prend l'âme à ce moment rapide où elle s'absorbe en ce Dieu dont elle émane, et il fixe ce moment pour en faire l’état normal, permanent, officiel, dogmatique, de cette âme. Ce n'est pas tout encore : au lieu de voir dans cet acte volontaire, spontané, de l'âme qui s'élève vers Dieu, une preuve qu'il y a là deux termes distincts, l'âme et Dieu, l'être créé et le Créateur, il les confond en un seul être; et de cette prise de possession de la divinité par l'âme, il déduit sa doctrine, qui fait de l'âme une portion intégrante de la Divinité. C'est tout simplement du panthéisme sous une nouvelle forme. du panthéisme immatériel, spiritualisé, mais proche voisin de l'autre; car, dès l'instant que l'âme est Dieu, l'homme qui, d'après Saint-Martin, n'est qu'une âme , est aussi Dieu ; les objets extérieurs qui , toujours d'après le théosophe, n'existent que par leurs rapports avec l'âme, sont Dieu : le monde est Dieu; le vieux Pan reparaît, tenant d'une main les mythes sensuels de la Grèce, de l'autre l'immobile cosmogonie de l'Orient; et cet excès, ce [page 194] raffinement, cette débauche de spiritualisme, tourne, en définitive, au profit de la matière. Le pauvre Saint-Martin, j'en suis sûr, ne s'en doutait pas, et s'en serait défendu comme d'un crime, lui, nature si aérienne, si ailée, si pure, si impalpable. Mais une organisation exceptionnelle ne peut suffire à décider de la portée véritable d'un système. Si, par son caractère et les conditions mêmes de sa doctrine, Saint-Martin avait vécu plus en dehors, s'il se fût infiltré dans les masses, parmi les intelligences vulgaires, asservies aux appétits matériels, cette doctrine, à sa grande surprise, eût été pour ses néophytes la réhabilitation de la chair autant que de l'âme. Tout en disant comme le bon Chrysale, ou plutôt, hélas ! comme nous disons tous, ma guenille m'est chère ! quelle joie et quel orgueil de pouvoir ajouter : ma guenille est Dieu ! Tant il est vrai que tout se tient dans la longue chaîne des erreurs humaines ! C'est le propre de l'excès en toutes choses, d'être également funeste, et par lui-même, et par l'excès contraire qu'il amène ou qu'il confine en quelque point ; et c'est probablement pour les hérésies et les erreurs théurgiques, mystiques, théosophiques et philosophiques, qu'a été fait le vieil adage « les extrêmes se touchent. »

Je serais encore plus ridicule qu'il n'est permis à un critique, si je m'imaginais vous avoir donné une idée, même sommaire et incomplète, de la doctrine de Saint-Martin. Ma prétention est à la fois moindre et meilleure : je prétends simplement vous faire lire le livre de M. Caro. Dans notre siècle, où la philosophie n'a rien inventé (qu'invente-t-elle ?) mais où elle a admirablement raconté les philosophies antérieures, je connais peu de pages plus solides, plus nettes, plus transparentes, que celles où M. Caro analyse le mysticisme, faisant la part des qualités de l'homme et des défauts du système, des faiblesses du penseur [page 195] et des grâces de l'écrivain. Son ouvrage, je le répète, est un vrai service rendu à la science, et ceux que M. Caro appelle modestement ses maîtres pourraient déjà le traiter comme leur égal.

Rajeunissez Saint-Martin de quatre-vingts ans, faites-lui lire en passant Hoffmann et Charles Nodier, égarez-le sur les trottoirs de notre jeune littérature, et vous aurez M. Henri Delaage, une physionomie charmante, un Novalis inachevé, que je suis fâché de voir écrire de petits livres sur les Tables tournantes, le Monde prophétique et la Chiromancie, au lieu de consacrer son imagination si jeune et si fraîche à de vrais travaux littéraires. N'importe! roman pour roman, il en est peu de plus intéressants que le volume de M. Henri Delaage, sur les moyens de connaître l'avenir, ou, pour mieux dire, sur le Magnétisme. S'il suffisait des séductions de l'apôtre pour accréditer l'apostolat, je serais tout converti en lisant ou en écoutant M. Henri Delaage. Il est si sincère, si convaincu, qu'une partie de sa conviction passe, bon gré, mal gré, dans l'esprit de son auditeur, et que l'on finit par croire avec lui. Le moment serait d'ailleurs mal choisi pour renier la grâce magnétique, et j'aurais contre moi toutes les tables, tous les chapeaux, toutes les clefs et tous les saladiers de Paris. J'aime donc mieux recommander comme une attrayante lecture les récits merveilleux de M. Delaage, et surtout signaler en lui ce qui me paraît le distinguer des autres thaumaturges. Il ne voit dans les sciences occultes que des moyens de mortifier la chair, et il en conclut qu'elles sont compatibles avec le christianisme, et animées de l'esprit chrétien, de même que Saint-Martin ne voyait dans le mysticisme que la délivrance de l'âme, et en concluait qu'il était l'expression suprême, divinisée, de la foi catholique. Ces accommodements-là sont possibles, ou du moins spécieux [page 196] avec des natures exquises comme l'était celle de Saint-Martin, comme l'est celle de Henri Delaage; mais ne serait-il pas dangereux de vouloir trop généraliser ? Pour un spiritualiste de bonne foi, que de charlatans ! Que M. Delaage relise avec nous le livre, si spirituel et si curieux, où M. Gérard de Nerval nous raconte l'histoire des Illuminés, précurseurs du socialisme, et qu'il nous dise s'il n'y a pas eu, dans les sciences occultes, tout un côté dangereux, chimérique, véreux, taré, mêlé d'impudence, d'escroquerie et de mensonge, le côté des libertins comme Restif, des fous comme Raoul Spifame, des fripons comme Cagliostro, renfermant en germe le saint-simonisme, le fouriérisme, le communisme, c'est-à-dire, encore et toujours, la révolte, le dogme et l'apothéose de la matière.

C'est pourquoi, si vous m'en croyez, nous ne mépriserons pas le mysticisme, surtout quand il a M. Caro pour historien et pour interprète : nous ne repousserons pas le magnétisme, surtout quand il a M. Henri Delaage pour prédicateur et pour biographe ; nous ferons même, si cela nous amuse, tourner quelques tables et quelques chapeaux. Mais après, nous reviendrons au bon sens, à ce pauvre vieil ami que nous négligeons souvent, que nous oublions quelquefois, et que nous sommes pourtant heureux de retrouver à notre foyer, moins surpris qu'attristé de notre absence, moins courroucé qu'inquiet de notre abandon, bornant sa vengeance à nous offrir quelque volume de Bossuet ou de la Bruyère, de Molière ou de Lesage, et à nous redire tout bas que ce sont là les vrais patrons de l'esprit français, les vrais titres de noblesse de notre littérature.

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