1866 favre1866 – Favre – Documents maçonniques

Documents maçonniques recueillis et annotés par François Favre

Paris

Librairie maçonnique de A. Teissier.

37, rue de Grenelle Saint Honoré

1866


Histoire de la fondation du Grand Orient de France

Extrait, p. 65, note.

M. de Saint-Martin croit qu’elle est une émanation de la divinité ; il l’a fait remonter à l’origine du monde.

[Au sujet de la fondation de la première Loge]

Page 120

A Metz, le chapitre Saint Théodore professait les grades de la réforme de Saint-Martin.

 bouton jaune  Extrait, page 120



Essai philosophique. II. Organisation – Philosophie. Extrait page LXXVII- LXXIX

« Singulier siècle que le dix-huitième, dit avec raison M. Matter, dans son Étude sur Saint-Martin, dont la première moitié plonge avec amour dans tous les genres de criticisme, et dont la seconde, devenue toute sceptique, nous offre William Law (1) en face de Hume, Swedenborg en face de Kant, Saint-Germain, Cagliostro et Martinez de Pasqualis en face de Diderot, de Voltaire et de Rousseau (2).

Notes

1. Voici ce que dit M. Matter de William Law, dont le nom semble ignoré de la plupart des biographes :

« William Law, ministre anglican, se faisait remarquer à cette époque (c’est-à-dire à l’époque du voyage de Saint-Martin en Angleterre, vers 1786 ou 1787) par la tendresse toute mystique qui respirait dans ses publications morales ou religieuses ; et dans un pays où régnaient encore une foi ardente et une grande piété, au milieu des bruyantes attaques des libres penseurs, un écrivain d’une si haute mysticité dut rencontrer de vives sympathies. Law jouit de cet avantage. Animée de tous les sentiments de foi évangélique auxquels Saint-Martin lui-même s’appliquait, en sa qualité de missionnaire chrétien, la propagande de Law avait en Angleterre un succès très éclatant. »

2. On peut consulter aussi, sur les hommes et les doctrines du XVIIIe siècle, au moment où nous sommes arrivé, l’histoire de la Révolution française, par M. Louis Blanc, tome II, chapitre III : les Révolutionnaires mystiques, pages 71 et suivantes.

Ce chapitre ne doit être lu, cependant, qu’avec réserve, car il contient d’assez nombreuses inexactitudes. On voit que M. Louis Blanc, tout occupé sans doute alors à préparer les immenses matériaux de son histoire, a reçu de seconde main ses renseignements sur la Franc-maçonnerie et sur les sectes mystiques du dernier siècle, et a suivi, avec trop de confiance, la voie qui lui était tracée par des auxiliaires et des copistes n’ayant de cette époque et de cette histoire qu’une connaissance imparfaite.

Ce qu’il dit des hauts grades est en grande partie erroné, et il a accepté trop facilement les récits et les appréciations des ennemis de la Franc-maçonnerie, presque toujours mal informés. Les livres le plus souvent cités dans le chapitre des Révolutionnaires mystiques sont les suivants : les Mémoires de l’abbé Barruel, le Testament de Cagliostro, la Lettre de Mirabeau sur Cagliostro et Mesmer, l’Essai du marquis de Luchet Sur la secte des Illuminés, [LXXVIII] et d’autres ouvrages qui renferment, au milieu de quelques indications conformes à la vérité, les plus déplorables erreurs.

Le jugement de M. Louis Blanc sur Saint-Martin, le philosophe inconnu, mérite aussi d’être réformé. Dans ce même chapitre des Révolutionnaires mystiques, l’historien s'exprime ainsi : « Le mot de la grande énigme qu’il (Saint-Martin) posait devant la nation française, c’était : Liberté, Égalité, Fraternité, formule que, dans son style symbolique, il appelait le TERNAIRE SACRÉ, et dont il ne parlait que sur le ton d’un enthousiasme solennel : « Je déclare que personne plus que moi ne respecte ce Ternaire sacré... Je proteste que je crois qu’il a existé éternellement et qu’il existera à jamais..., et j’ose dire à mes semblables, que, malgré toute la vénération qu’ils portent à ce Ternaire, l’idée qu’ils en ont est encore au-dessous de celle qu’ils en devraient avoir. Je les engage à être très réservés, dans leurs jugements sur cet objet. ».

Rien n’indique, dans la citation choisie par M. Louis Blanc et dans l’œuvre entière du philosophe inconnu, que Saint-Martin ait songé à la devise: « Liberté, Égalité, Fraternité » en parlant de ce Ternaire sacré et mystérieux auquel il décerne de si enthousiastes éloges ; nous ne croyons pas que ces trois mots se rencontrent une seule fois dans le livre des Erreurs et de la vérité ; et les passages du même livre, qui précèdent la phrase rapportée ci-dessus, ceux qui la suivent, démontrent avec évidence que son auteur était bien éloigné d’une pareille idée. Après avoir parlé des éléments et expliqué pourquoi il n’en compte que trois, en éliminant l’air, il ajoute : « J’annonce le nombre trois comme fragile et périssable; alors que deviendra donc le Ternaire si universellement révéré, qu’il y a eu des nations qui n’ont jamais compté au-delà de ce nombre ? » Cette dernière phrase précède la citation de M. Louis Blanc ; voici ce qui la suit et la complète : « Enfin, il est très vrai qu’il y a trois en un, mais il ne peut y avoir un en trois, sans que celui qui serait tel fût sujet à la mort. »

Tout cela est très obscur et on ne se charge pas de l’expliquer ; mais il [LXXIX] paraît impossible d’en tirer une analogie même indirecte et d’y voir le moindre rapport avec la devise de la France républicaine et des Loges maçonniques.

On a cru devoir insister sur cette rectification, non pas tant à cause de son importance historique, que pour combattre le système auquel se rattache l’interprétation de la doctrine de Saint-Martin, telle qu’elle est donnée par M. Louis Blanc. Rien n’est plus éloigné de la vérité que cette prétendue filiation qu’on a trop souvent cherché à établir entre la Révolution et les folies mystiques de tous les temps, principalement celles qui troublaient toutes les têtes à la fin du XVIIIe siècle ; rien n’est plus dangereux que de placer ses origines légitimes et réelles dans les rêves des théosophes et les sentences obscures d’un spiritualisme transcendantal. Le mysticisme se mêla, sans doute, dans une certaine mesure au mouvement révolutionnaire ; mais bien loin d’avoir préparé l’avènement de la Révolution, d’avoir aidé à son développement et à son triomphe, il fut toujours pour elle le plus insurmontable obstacle et la plus dure pierre d’achoppement. (Voir plus loin, pages 438 et suivantes, une note sur Saint-Martin.)

Il est à peine utile d'ajouter que nous professons pour le caractère et pour le talent de M. Louis Blanc une estime déjà ancienne et une admiration des plus sincères ; mais il a paru d’autant plus utile d’indiquer l’erreur qu’elle venait de plus haut et devait, par conséquent, s’accréditer avec plus de facilité. Depuis que les deux premiers volumes de l’Histoire de la Révolution française ont été publiés, c’est-à-dire depuis 1847, vingt années se sont écoulées; une dure et longue expérience a mûri nos esprits, fortifié nos convictions, mais modifié nos idées sur un grand nombre de points de détail. Combien de jugements anciens n’aurions-nous pas à réformer aujourd'hui ? Il suffit de comparer les derniers volumes de l’Histoire de M. Louis Blanc aux deux premiers, pour apprécier les changements qui se sont opérés en lui, et les progrès accomplis par l’écrivain et par l’historien, pendant ces vingt années de travail, de méditation sérieuse et d’exil.

Le texte cité de Saint-Martin a été copié dans l’édition suivante : « Des Erreurs et de la Vérité, » par un Ph., Inc... Édimbourg, 1775. Pag. 136 et 137.



Documents II Les illuminés pendant la révolution, pages 46-58

Notice

Quoique l’illuminisme ne se rattache que d’une manière indirecte à la Franc-maçonnerie, nous pensons bien faire en plaçant au nombre des documents maçonniques réunis dans ce volume l’article suivant sur Cazotte, inédit dans sa forme actuelle, et précieux surtout comme souvenir des mœurs et des idées pendant la Révolution.

Procès de Cazotte

L'époque la plus brillante et la plus illustre de la Franc-maçonnerie est sans contredit celle où, à la veille de la Révolution française, et ayant pris un développement immense en Europe, elle cessa d’être un simple instrument de tolérance, d’humanité et de fraternité, pour tendre à devenir un instrument de mouvement et d’action, un organe direct de transformation. Cette tendance nouvelle avait été imprimée à la Franc-maçonnerie par le mysticisme, qui, à partir de 1770, ou un peu avant, l’avait travaillée et pénétrée tout à la fois. En effet, de la réaction opérée par Rousseau, au nom du sentiment, contre le rationalisme de Voltaire, étaient sortis le mysticisme sensualiste, pratiqué par les esprits qui, [47] tout en niant et révoquant en doute les principes les plus simples et les plus universels de la philosophie religieuse, cherchaient ou imaginaient les causes occultes des choses, le secret physique de la vie ; le mysticisme politique, à l’usage de ceux qui, en affectant des formules et des pratiques étranges et mystérieuses, n’aspiraient qu’à se faire un instrument politique et social propre à remuer vivement les âmes par l’attrait de l’inconnu ; et le mysticisme théosophique des esprits plus audacieux, qui voulaient refaire l’homme spirituel, principe de l’homme social et extérieur, et qui prétendaient ramener l’homme à un vrai principe, à Dieu, lui faire retrouver Dieu dans son cœur comme cause immanente et perpétuellement active de son être, expliquer le monde par l’homme, et non plus l’homme par le monde, et rouvrir dès cette vie les communications avec les sphères supérieures qu’avaient cru posséder les voyants de tous les pays et de tous les siècles[1].

Une partie des Loges maçonniques s’étaient donc ouvertes à toute cette fermentation d’idées et d’aspirations ardentes, et c’est ce qui explique comment Joseph de Maistre a pu dire : « Je ne dis pas que tout illuminé soit Franc-maçon ; je dis seulement que tous ceux que j’ai connus, en France surtout, l’étaient[2]. » Nous n’avons pas à retracer ici l’histoire des doctrines diverses que nous venons d’indiquer, et dont la Franc-maçonnerie fut le réceptacle naturel, car c’était au sein d’une pareille institution seule que leurs adepte pouvaient trouver les armes et les moyens de propagande que réclamait leur audace ou leur esprit de prosélytisme. Une seule de ces doctrines nous arrêtera quelques instants, le martinisme, non point parce qu’elle fut, comme l’a dit [48] M. Louis Blanc, « la mystérieuse exposition d’une théorie qu’allait mettre à l’essai le plus formidable des triumvirats[3], » ou bien parce que son idéal « s’infiltra plus ou moins obscurément dans la révolution jusque chez Robespierre, » comme l’atteste M. Henri Martin[4] mais parce que ce fut à cette secte que fut affilié Cazotte, dont le procès, — qui fait le sujet de cet article, — présenta l’étrange et curieux spectacle d’un Initié appelé à prononcer comme juge sur le sort d’un accusé Initié lui-même.

De 1754 à 1768, un juif portugais, Martinez Paschalis, avait introduit dans un certain nombre de Loges maçonniques françaises un rite portant le titre hébraïque de Cohens, et composé de neuf grades, ceux d’Apprenti, de Compagnon, de Maître, de Grand Élu, d’Apprenti-cohen, de Compagnon-cohen, de Maître-cohen, de Grand Architecte, et de Chevalier Commandeur. Ce rite, basé sur la création de l’homme, sur sa punition, et les peines du corps, de l’âme et de l’esprit, avait pour but la régénération de l’homme, sa réintégration dans la primitive innocence, dans les droits qu’il avait perdus par le péché originel. Régénéré par l’initiation, le néophyte devenait apte à connaître les secrets de la nature et à pratiquer la haute chimie, la cabale, la divination, la science des êtres incorporels[5].

Un jeune officier, nommé Saint-Martin, que la ressemblance de son nom avec celui du véritable fondateur du martinisme a fait souvent confondre avec lui, et que ses écrits, publiés sous le Pseudonyme du Philosophe inconnu, ont rendu à juste titre plus célèbre que Paschalis, se fit initier à Bordeaux, aux mystères de la secte martiniste. Nature tendre et timide, une des âmes les plus religieuses et les plus pures qui aient passé sur la terre, Saint-Martin, préfé [49] rant les voies intimes et secrètes aux œuvres violentes de la théurgie préconisées par Paschalis, fit bientôt scission avec son maître, et institua un nouveau rite dont le centre principal fut établi à Lyon dans la Loge des Chevaliers bienfaisants, et qui se composait de deux Temples, comprenant : le premier, les grades d’Apprenti, de Compagnon, de Maître,

D’ancien Maître, d’Élu, de Grand Architecte, de Maçon du secret ; et le second, ceux de Prince de Jérusalem, de Chevalier de Palestine et de Kadosch. Quant aux doctrines de Saint-Martin, un mot de lui les résume : « Tous les hommes sont rois. » Et ce mot venait compléter celui de Luther, prononcé trois siècles auparavant : « Tous les chrétiens sont prêtres[6]. »

Mais arrivons à Cazotte, qui, lui, demeura toute sa vie un disciple fervent de Paschalis. Son initiation avait suivi de près la publication du Diable amoureux. Il avait reçu un jour la visite d’un étranger qui, après avoir tenté vainement de se faire comprendre de Cazotte à l’aide des signes que les Initiés emploient pour se reconnaître entre eux, s’écria : « Mais, monsieur, n’êtes-vous pas des nôtres ? je vous croyais dans les plus hauts grades.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, » répondit Cazotte.

L’étranger lui offrit alors de l’instruire, de le faire pénétrer plus avant dans le monde des esprits que l’intuition seule lui avait révélé, et Cazotte opposa d’autant moins de résistance aux offres de l’Initié, qu’il était naturellement porté à ces sortes d'idées[7]. 1.1 se fit donc affilier à la secte des Martinistes ; mais lorsque les sociétés maçonniques eurent pris une tendance politique avouée, et surtout lorsque la Révolution fut venue dévoiler le but de cette tendance, Ca [50] zotte, fervent royaliste, s’éloigna d’elle, et, retiré dans sa terre de Pierry en Champagne, il y vécut en famille avec sa femme, ses enfants et la marquise de la Croix, une des adeptes de Saint-Martin, mais sans cesser d’ailleurs de s’adonner aux œuvres de la théurgie. Ce fut à Pierry que Cazotte fut arrêté, au mois d'août 1792, pour être transféré à Paris et enfermé à l’Abbaye, en vertu d’un mandat d’amener lancé contre lui par le comité de surveillance de l’Assemblée législative. Cette arrestation était malheureusement justifiée par la correspondance de Cazotte avec Ponteau, secrétaire de Laporte, intendant de la liste civile, laquelle, outre les témoignages de dévouement à la royauté, de regret de la marche de la Révolution, dont elle était remplie, proposait encore des plans pour la fuite du roi, pour la punition des révolutionnaires, et pour le rétablissement de la monarchie absolue. Les lettres de Cazotte, trouvées parmi les papiers de la liste civile, dénoncées et lues en partie à la tribune de l’Assemblée législative par Gohier au nombre des documents accusateurs qui prouvaient combien étaient réelles les trahisons imputées à la cour et l’existence des complots royalistes contre la liberté publique, nécessitaient, il faut le reconnaître, le renvoi de Cazotte devant le nouveau tribunal criminel, « chargé de juger les crimes commis dans la journée du 10 août, et autres crimes y relatifs, circonstances et dépendances[8]. »

On y lisait entre autres :

« Le roi se mettra en marche sur-le-champ avec sa garde et un choix égal de celle de Paris, pour venir au devant des princes. Il remerciera de là Léopold et le reste, passera la revue des émigrés, conservera les meilleurs corps pour en envoyer travailler à la réduction de la Bretagne, du Languedoc, de tous les pays où domine le calvinisme, les troupes [51] de ligne ne méritent point de confiance, étant tous des corps à régénérer… Il se tiendra hors d’une ville, à trente lieues de Paris et autant de la frontière… il fera entrer en France successivement le redoutable corps commandé par les princes, et le dispersera pour l’utilité générale.

« Je suis caution qu’il ne reconnaîtra point ce peuple que les Jacobins avaient rendu furieux à son passage; mais il faut exterminer les Jacobins.

« Nos maux extrêmes finiront dans trente-quatre jours justes. Mon ami, nous avons reçu cinq lettres de Coblentz, de Trèves, de Bruxelles ; une entre autres d’un officier général, homme d’un vrai mérite, qui toutes s’accordent. C’est pour nous la longueur d’un rigoureux carême : ce terme est bien long pour les scélérats auteurs de nos maux.

« Louis XVI… doit être en garde contre un de ses penchants : c’est la clémence. Le royaume, souillé par tant de crimes, ne peut être purifié que par le sang des criminels ; cela regarde la justice ; c’est à elle à faire les sacrifices. Qu’il se garde bien d’arrêter le glaive !

« Prenez courage; nos malheurs touchent presque à leur terme. Cessez de gémir sur la méprisable indifférence des Parisiens ; ils en seront punis de toutes les manières.

« Prions Dieu qu’on prenne la cocarde blanche d’ici à huit jours à Paris ; que les intelligences des princes en fassent prendre aux soldats des garnisons, et la contre-révolution est faite, en dépit des avocats, des procureurs, des huissiers, etc. Mais que fera-t-on de cette méprisable canaille qui a servi les fureurs des Jacobins ?

« Le roi doit destituer sur-le-champ toute la municipalité de Paris…. On créera un tribunal de justice composé de cinq membres… On rétablira le tribunal de la prévôté, dont le chef, sous le nom de grand-prévôt de l’hôtel, poursuivra et exécutera brièvement tous les criminels révoltés contre le nouvel ordre.

[52] « Tous les clubs seront mastiqués… Défenses soient faites de politiquer dans les cafés.

« Des ordres suspensifs annonceront à tous les départements que, le roi ayant été obligé de dissoudre l’Assemblée, on doit s’abstenir de l’exécution des décrets émanés d’elle.

« Le roi partira de Paris avec sa garde, les Suisses, et le premier régiment de dragons qui sera à sa portée, six pièces de canon de campagne… Les émigrés entreront dans les places de guerre, et justice y sera faite des régiments dont la conduite sera jugée par conseil de guerre.

« Le moment critique s’avance, mon ami, et je me réjouis de savoir que notre bon roi est bien gardé. J’ai vent d’une coalition sourde qui rassemble autour de lui, dans Paris, dix mille gentilshommes..... Tout cela agira au moment qu’il faudra bien saisir.

« Et le roi pardonnerait ! Oh ! non, non ; il nous faudra justice : nous souffrons trop. A chacun son guerdon ; l’impudent Barnave s’est assis à côté de mon roi, il aura les deux fesses coupées : ainsi des autres.

« Et puis l’armée des princes entrera sûrement en France... Je ne puis douter de ce fait; il m’est assuré par un cadet qui est là à portée de savoir ce qui se prémédite… Il me parait que la force de nos adversaires est bien diminuée ; leur chute s’approche, autant que j’en puis juger.

« A la première occasion, le roi ne pourra pas trop se montrer maître. On n’a à lui reprocher que de n’avoir pas su l’être assez. On le taxe de faiblesse ; il faut qu’il montre la décision de Henri IV, la fermeté de Louis XIV : alors il a tout à espérer et rien à craindre ; il faut qu’il écrase et dissipe l’hydre des Jacobins[9]. »

Maintenant, si l’on songe que les lettres de Cazotte étaient adressées au secrétaire de l’intendant de la liste civile, et [53] que l’on découvrit avec elles : une lettre des princes à Louis XVI, prouvant que ce dernier connivait avec ses frères et les émigrés ; des mémoires d’imprimeurs pour libelles imprimés aux frais de la liste civile contre les Jacobins et l’Assemblée nationale ; une lettre datée de Milan, dans laquelle on se félicitait de ce qu’en déclarant la guerre au roi de Bohème et de Hongrie les imbéciles législateurs avaient donné dans le panneau et s’étaient mis la corde au cou ; plusieurs pièces enfin constatant que Louis XVI avait continué à solder ses anciens gardes du corps et payé les dépenses des princes émigrés, et que ces documents étaient publiés, envoyés aux départements et aux armées, et dénoncés dans tous les journaux au moment même où les Prussiens entraient en France, où le duc de Brunswick lançait son fameux manifeste, où Lafayette abandonnait son armée, où Longwy venait de se rendre, où Verdun était assiégée, on comprendra que l’Assemblée législative, qui aurait tant voulu que la modération lui fût permise, se soit sentie entraînée par la pente de l’indignation publique, et qu’elle ait fait arrêter et envoyé Cazotte devant le tribunal criminel.

Rappelons-le, avec M. Louis Blanc : « Au mois de septembre 1792, la France se trouva dans une crise qu’aucun peuple ne connut jamais. Non, jamais nation ne se sentit mourir avec une plus prodigieuse résolution de vivre[10]. » Et c’est ce qui explique, — sans l’excuser d’ailleurs, — « comment, dit M. Louis Blanc, Paris finit par tomber dans cette espèce d’ivresse satanique qui allait épouvanter la terre, et qui restera le deuil éternel des cœurs véritablement dignes d’appartenir au culte de la liberté[11]. »

Nous avons dit que Cazotte avait été enfermé à l’Abbaye. Les 29 et 30 août, il fut interrogé par le jury d’accusation du tribunal criminel, et il attendait sa comparution devant [54] le jury de jugement lorsque sortirent d’un excès de délire, né lui-même de l’excès du péril et de la rage, ces exécrables journées de septembre qui furent, dit M. Louis Blanc, « le vertige de Paris menacé de mort, la démence de la Révolution pantelante[12]. » Voici comment un témoin oculaire, Jourgniac de Saint Méard, raconte l’acquittement de Cazotte par l’expéditif et sanglant tribunal présidé par l’huissier Maillard :

« 2 septembre. — A cinq heures, plusieurs voix appelèrent fortement M Cazotte ; un instant après, nous entendîmes passer sur les escaliers une foule de personnes qui parlaient fort haut, des cliquetis d’armes, des cris d’hommes et de femmes. — C’était ce vieillard, suivi de sa fille, qu’on entraînait. Lorsqu’il fut hors du guichet, cette courageuse fille se précipita au cou de son père. Le peuple, touché de ce spectacle, demanda sa grâce, et l’obtint[13]. »

Le lendemain, plusieurs des amis de Cazotte vinrent le féliciter, et l’un d’eux lui dit en l’abordant : « Vous voilà sauvé ! — Pas pour longtemps, répondit Cazotte. Un moment avant votre arrivée, j’ai eu une vision. J’ai cru voir un gendarme qui venait me chercher de la part de Pétion ; j’ai été obligé de le suivre, j’ai paru devant le maire de Paris, qui m’a fait conduire à la Conciergerie, et de là au tribunal criminel : mon heure est venue[14]. » Et en effet, le 11 septembre, un gendarme, porteur d’un ordre signé Pétion, Panis et Sergent, vint arrêter Cazotte, qui fut enfermé à la Conciergerie, où il demeura jusqu’au 24 septembre, en vertu d’un mandat d’amener émané du tribunal criminel, et fondé sur les interrogatoires subis par Cazotte les 29 et 30 août.

On ne doit pas confondre le tribunal devant lequel comparut Cazotte avec le tribunal révolutionnaire décrété le 11 mars 1795 par la Convention nationale, sur le rapport de [55] Lindet. Le tribunal criminel du 17 août 1792, établi par l’Assemblée législative, se composait de membres choisis par un corps électoral composé lui-même d’un électeur nommé par chaque section de Paris à la pluralité des suffrages. Ses arrêts étaient sans appel. Les huit juges nommés par les sections furent Osselin, Matthieu, Pepin, Lavaux, Dubail, Daubigny et Coffinhal. Les jurés furent Blandin, Leroi, Boileau, Lohier, Loiseau, Perdrix et Caillères de Létang. — Robespierre, nommé juge, avait refusé en ces termes : « Je ne puis être le juge de ceux dont j’ai été l’adversaire, et j’ai dû me souvenir que, s’ils étaient les ennemis de la patrie, ils s’étaient aussi déclarés les miens. » Il y eut deux accusateurs publics, Lullier et Réal. Fouquier-Tinville était directeur du jury d’accusation[15].

L’installation de ce tribunal fut solennelle. Chaque membre, avant d’entrer en fonctions, dut se présenter sur une estrade élevée, et dire à la foule qui l’entourait : « Peuple, je suis un tel, de telle section, demeurant en tel endroit, exerçant telle profession. Avez-vous quelque reproche à me faire ? Jugez-moi, avant que j’aie le droit de juger les autres[16]. » Aussitôt installé, le tribunal criminel condamna successivement à mort : de Laporte, intendant de la liste civile ; Collot d’Angremont, coupable d’embauchage dans les intérêts de la cour ; Durozoi, journaliste, correspondant des émigrés et caissier des contre-révolutionnaires de l’intérieur, Vimal, l’abbé Sauvade et le libraire Guillot, fabricateurs de faux assignats. Puis, se relâchant soudain de sa sévérité, il mit hors de cause le colonel des Suisses d’Affry, qui s’était abstenu dans la journée du 10 août, et il acquitta Dossonville, complice de d’Angremont, et Montmorin, gouverneur de Fontainebleau, convaincus tous les deux d’avoir trempé dans les complots royalistes, mais non convaincus de l’avoir [56] fait méchamment et à dessein de nuire[17]. Cette singulière et systématique indulgence doit compter parmi les causes décisives des journées de septembre. Elle semblait donner raison à l’apostolat sanguinaire de Marat, qui s’écriait alors : « Quelle folie, de leur faire leur procès ! » et qui conseillait au peuple « de se porter en armes à l’Abbaye, d’en arracher les traîtres, particulièrement les Suisses et leurs complices, et de les passer au fil de l’épée[18]. »

Le tribunal criminel avait donc à se faire pardonner de scandaleux acquittements, lorsque Cazotte parut devant lui le 24 septembre 1792. Disons-le cependant : en présence des trente lettres dont nous avons donné quelques extraits, et dont il se reconnaissait l’auteur en présence des aveux consignés dans ses interrogatoires des 29 et 30 août, l’acquittement de Cazotte était impossible, et lui-même, après avoir entendu son arrêt, reconnut « que la loi était sévère, mais juste, et qu’il méritait la mort[19]. » Son procès dura vingt-sept heures. A cette question : « Quelle est la secte dans laquelle vous dites que vous êtes entré? N’est-ce pas celle des Illuminés ? » Cazotte répondit : « Toutes les sectes sont illuminées; mais celle dont je parle dans ma lettre est celle des Martinistes. J’y suis resté attaché l’espace de trois ans : différentes causes m’ont forcé de donner ma démission ; néanmoins, j’en suis toujours resté l’ami. » Et à cette autre question : « Quels sont les noms de ceux qui vous ont initié dans la secte des Martinistes ? » il répliqua « Ceux qui m’ont initié ne sont plus en France ; ce sont des gens qui séjournent peu, étant continuellement en voyage pour faire les réceptions[20]. » Les [57] débats terminés, l’accusateur public, Réal, commença son réquisitoire par ces paroles : « Pourquoi faut-il que j’aie à vous trouver coupable, après soixante-douze années de vertus ? Pourquoi faut-il que les deux qui les ont suivies aient été employées à méditer des projets d’autant plus criminels, qu’ils tendaient à rétablir le despotisme et la tyrannie ? Pourquoi faut-il que vous ayez conspiré contre la liberté de votre pays ? Il ne suffit pas d’avoir été bon fils, bon époux et bon père, il faut surtout être bon citoyen[21]. » Le défenseur de Cazotte s’attacha vainement à démontrer ce qu’avait de sacré cette victime échappée à la justice du peuple, absoute par le peuple, les jurés, à l’unanimité, déclarèrent Cazotte coupable. En conséquence, le tribunal le condamna à mort ; et, après le prononcé du jugement, le président Lavaux, initié, comme Cazotte, aux travaux et doctrines du Martinisme, lui adressa le discours suivant :

« Faible jouet de la vieillesse ! victime infortunée des préjugés d’une vie passée dans l’esclavage ! toi, dont le cœur ne fut pas assez grand pour sentir le prix d’une liberté sainte, mais qui as prouvé, par ta sécurité dans les débats, que tu savais sacrifier jusqu’à ton existence pour le soutien de ton opinion, écoute les dernières paroles de tes juges ! Puissent-elles verser dans ton âme le baume précieux des consolations ! Puissent-elles, en te déterminant à plaindre le sort de ceux qui viennent de te condamner, t’inspirer cette stoïcité qui doit présider à tes derniers instants, et te pénétrer du respect que la loi nous a imposé à nous-mêmes ! Tes pairs t’ont entendu, tes pairs t’ont condamné ; mais au moins leur jugement fut pur comme leur conscience ; au moins aucun intérêt personnel ne vint troubler leur décision par le souvenir déchirant du remords. Va, reprends ton courage, rassemble tes forces; envisage sans crainte le trépas, songe [58] qu’il n’a pas droit de t’étonner : ce n’est pas un instant qui doit effrayer un homme tel que toi. Mais, avant de te séparer de la vie, avant de payer à la loi le tribut de tes conspirations, regarde l’attitude imposante de la France, dans le sein de laquelle tu ne craignais pas d’appeler à grands cris l’ennemi… Que dis-je !... l’esclave salarié. Vois ton ancienne patrie opposer aux attaques de ses vils détracteurs autant de courage que tu lui as supposé de lâcheté. Si la loi eût pu prévoir qu’elle aurait à prononcer contre un coupable tel que toi, par considération pour tes vieux ans, elle ne t’eût pas imposé d’autre peine : mais rassure-toi, si elle est sévère quand elle poursuit, quand elle a prononcé, le glaive tombe bientôt de ses mains. Elle gémit sur la perte même de ceux qui voulaient la déchirer. Ce qu’elle fait pour les coupables, en général, elle le fait particulièrement pour toi. Regarde-la verser des larmes sur ces cheveux blancs qu’elle a cru devoir respecter jusqu’au moment de ta condamnation ; que ce spectacle porte en toi le repentir ; qu’il t’engage, vieillard malheureux, à profiter du moment qui te sépare encore de la mort pour effacer jusqu’aux moindres traces de tes complots par un regret justement senti! Encore un mot : Tu fus homme chrétien, philosophe, initié ; sache mourir en homme, sache mourir en chrétien, c’est tout ce que ton pays peut encore attendre de toi[22]. »

Cazotte demeura impassible en entendant ces paroles, qui frappèrent de stupeur l’auditoire par leur caractère étrange, mystérieux et inusité ; et, son exécution ayant eu lieu sur la place du Carrousel vers les sept heures du soir, il montra le long de la route et jusque sur l’échafaud une présence d’esprit et un sang-froid admirables.

Alfred Hédouin.

Notes

[1]   Henri Martin, Histoire de France (3e édition), tome XIX ; La France sous Louis XVI, chap. III. — Louis Blanc, Histoire de da Révolution, tome II; Les Révolutionnaires mystiques.
[2]  Soirées de Saint-Pétersbourg, tome II, onzième entretien.
[3]  Louis Blanc, Histoire de la Révolution, tome II, page 99.
[4]  Henri Martin, Histoire de France (3e édition), tome XIX, page 424.
[5]  Clavel, Histoire pittoresque de la Franc-maçonnerie.
[6]  E. Caro, Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin. Clavel, Histoire pittoresque de la Franc-maçonnerie. — Louis Blanc, Histoire de la Révolution, tome Il; Les Révolutionnaires mystiques, page 103.
[7]  Gérard de Nerval, les Illuminés (Cazotte), page 255.
[8]  Buchez, Histoire parlementaire de la Révolution, tome XVII, p. 94
[9]  Procès de Jacques Cazotte. — A Paris, chez Hedde, libraire, palais du Tribunat, Passage du Perron.
[10] Histoire de la Révolution, tome VII, page 155.
[11] Ibidem
[12] Louis Blanc, Histoire de la Révolution, tome VII, page 196.
[13] Mon agonie de trente-huit heures.
[14] Gérard de Nerval, les Illuminés (Cazotte), page 295.
[15] Buchez, Histoire parlementaire de la Révolution. tome XVII, p. 94.
[16] Louis Blanc, Histire [sic] de la Révolution, tome VII, p 108.
[17] Louis Blanc, Hist. de la Révolution, t. VII, p. 109.110,111 et 137.
[18] L’Ami du peuple, numéro du 19 août 1792.
[19] Bulletin du tribunal criminel, n° 15. — N. Nicole Cazotte a depuis protesté contre cette phrase, dans une lettre adressée à Gérard de Nerval. Il affirme que son père n’a pu prononcer de telles paroles.
[20] Procès de Jacques Cazotte, etc., pages 45 el 157.
[21]  Procès de Jacques Cazotte, etc., page 173.
[22]  Procès de Jacques Cazotte, etc., page 178

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Appendice. Note sur Martinez Pasqualis et Saint-Martin. Pages 426-433

L’appréciation de Mirabeau, en ce qui concerne le livre du théosophe Saint-Martin intitulé des Erreurs et de la Vérité, est de tous points inexacte. Le jugement de Voltaire que nous allons rapporter, beaucoup trop sévère encore, n’est cependant pas entaché de la même erreur et n’emprunte rien à cette méthode déplorable qui consiste à torturer un texte pour y découvrir toutes les interprétations, la plus naturelle exceptée.

On connaît la lettre du philosophe de Ferney à d’Alembert, datée du 22 octobre 1776 : « Votre doyen, dit-il, m’avait vanté un livre intitulé les Erreurs el la Vérité ; je l’ai fait venir pour mon malheur. Je ne crois pas qu’on ait jamais rien imprimé de plus absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot. » Ce doyen était le duc de Richelieu, avec lequel M. de Saint-Martin entretint, pendant plusieurs années, des relations assez suivies, et qui désirait vivement présenter son protégé à Voltaire, alors arrivé à l’apogée de la gloire et de la popularité. La première fois qu'il avait été question du livre des Erreurs [page 427] et de la Vérité, Voltaire avait déjà répondu au duc qui lui faisait l’éloge de l’auteur et de son œuvre : « Le livre que vous avez lu tout entier, je ne le connais pas ; mais, s’il est bon, il doit contenir cinquante volumes in-folio sur la première partie, et une demi-page sur la seconde. » Le maréchal de Richelieu se vantait, sans doute, en assurant qu’il avait lu le livre en entier ; esprit frivole et superficiel, on ne comprendrait pas qu’il eût pris quelque plaisir à une pareille lecture ou qu’il en eût tiré quelque profit ; la déconvenue et la colère de Voltaire s’expliquent plus facilement, et l’irritable philosophe peut être justifié, dans une certaine mesure, de son jugement sévère et de quelques-unes des épithètes dont il l’a fait suivre, si l’on veut bien tenir compte de l’abîme qui sépare le plus net, le plus spirituel, le plus humain des philosophes et des écrivains, du génie le plus obscur et le plus troublé que la France ait jamais produit. Mais comment excuser Mirabeau, lorsqu’il répète à la suite de M. Boden, qu’il y a « un chiffre à ce livre, » et que « tout s’explique clairement et simplement, en donnant un sens caché à certains mots ? » L’obscurité du texte est la conséquence naturelle du sujet du livre ; elle existe encore après les explications de M. Boden, et elle est telle que l’auteur du plus remarquable travail qui ait été publié sur Saint-Martin, M. Matter, avoue en toute franchise qu’un grand nombre de points sont restés tout à fait obscurs, indéterminés et inexpliqués pour lui. Cependant M. Matter a eu entre les mains les deux seuls manuscrits connus et tout récemment découverts, du Traité de la Réintégration, par dom Martinez de Pasqualis, l’initiateur et le premier maître du jeune officier du régiment de Foix, et il est remonté ainsi, en quelque sorte, jusqu’à la source intellectuelle du célèbre théosophe ; il a retrouvé et consulté un grand nombre de lettres et quelques manuscrits inédits de celui-ci ; il l’a suivi, enfin, jusqu’à sa mort, recueillant jusqu’au moindre détail et creusant sa pensée. Aussi, est-il probable que [page 428] L’auteur lui-même n’aurait donné aucune explication satisfaisante des passages dont M. Matter n’a pu percer l’épaisse obscurité, malgré sa connaissance approfondie de Bœhme, de Swedenborg et des théosophes modernes, et, en tous cas, il est certain que le sens caché qu’on a cru découvrir dans cet ouvrage et dans quelques autres du même genre, n’a jamais existé que dans l’imagination des commentateurs.

La doctrine de Martinez Pasqualis repose tout entière sur la réintégration de l’homme dans son innocence primitive, et sur les rapports que cette réintégration lui permet d’établir, — ou de rétablir, puisque suivant la tradition religieuse acceptée par le mystagogue, ils existaient avant la chute, — avec les agents intermédiaires d’abord, puis, enfin, après l’entier achèvement de l’œuvre, avec Dieu ou avec son Verbe. « Cela va beaucoup plus loin, dit avec raison M. Matter [1] que les ambitions les plus hautes du spiritualisme actuel. Celles-ci se bornent au commerce avec les défunts ; celles-là ramènent l’homme à sa primitive grandeur. »

Les opérations théurgiques, qui ont pour objet de mettre les adeptes en rapport avec les agents intermédiaires, prenaient une grande place dans l’enseignement de dom Martinez ; elles paraissent, au contraire, avoir été négligées par Saint-Martin, qui les rejetait et les méprisait comme trop matérielles, et qui vivait dans la pure contemplation, dans un commerce tout spirituel avec les agents supérieurs et même avec Dieu. Les rapports de Martinez avec la Franc-maçonnerie furent aussi beaucoup plus fréquents et plus suivis que ceux de Saint-Martin. Thory attribue à chacun d’eux l’introduction ou la fondation d’un ordre particulier ; mais le fait est bien moins certain, en ce qui concerne Saint-Martin, qu’à l’égard de Martinez. Les Loges qui, du nom de l’un et de l’autre furent appelées Loges Martinistes, [page 429] étaient composées, il est vrai, de théosophes, de mystiques, de mystagogues, d’individus adonnés aux opérations théurgiques, aux évocations et à toutes les pratiques de la cabale hermétique et de la magie moderne ; mais leurs doctrines et souvent les formes extérieures de l’initiation, n’avaient aucun rapport avec les rituels de Martinez ou avec ceux attribués â Saint-Martin. Le premier introduisit en France l’Ordre des Élus Cohen [2], dont Thory cite tout au long le formulaire de réception, dans son Histoire du Grand Orient (pp. 244 et suiv.) ; formulaire de tous points conforme aux données principales de la doctrine de la réintégration [3]. Mais aux cérémonies habituelles, s’ajoutaient des opérations théurgiques dont le secret n’a pas été révélé par les initiés.

[430] L’illuminisme, sous toutes ses formes, avait, à cette époque, envahi la Franc-maçonnerie ; et, à la veille de la grande réforme, du grand mouvement révolutionnaire qui se préparait, toutes les idées, toutes les imaginations, toutes les erreurs, toutes les vérités antérieures se pressaient à la fois dans les cervelles humaines, d’où elles débordaient sous les formes les plus disparates, tantôt brillant du plus vif éclat de la lumière, tantôt plus obscures que la nuit.

M. Joseph de Maistre, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, parle très au long et avec plus de bienveillance qu’on ne pouvait en attendre d’un pareil historien, des illuminés de France, qui sont tous, d’après lui, des disciples de Martinez et surtout de Saint-Martin. « Je les ai beaucoup vus, dit-il, j’ai copié leurs écrits de ma propre main. Ces hommes, parmi lesquels j’ai eu des amis, m’ont souvent édifié, souvent ils m’ont amusé. » Et ailleurs, après avoir parlé de l’aversion de la secte pour toute autorité et hiérarchie sacerdotale, il ajoute : « Le plus instruit, le plus sage, le plus élégant des théosophes modernes, Saint-Martin, dont les ouvrages furent le code des hommes dont je parle, participait cependant de ce caractère général. » Du reste, M. de Maistre distingue fort bien les Illuminés des Francs-maçons. « Je ne dis pas, répond-il à l’interlocuteur qu’il se donne dans l’ouvrage que nous venons de citer, que tout Illuminé soit Franc-maçon ; je dis seulement que tout ceux que j’ai connus, en France surtout, l'étaient. »

Il est en effet dans la nature et il était dans la destinée de la Franc-maçonnerie, qu’un voile discret (malgré de si nombreuses indiscrétions) cache encore aux regards profanes, de servir d’asile à toutes les prétentions théurgiques et théosophiques de la mystagogie moderne. Les adeptes de ces arcanes n’ont cessé et ne cessent encore de lui emprunter les formes mystérieuses de ses initiations, pour greffer sur ce tronc toujours vigoureux toutes [page 431] les fantaisies d’un spiritualisme en délire. La recherche et l’application rationnelle des principes de la morale humaine ne peuvent suffire à ces esprits surexcités, avides d’émotions religieuses, et qui ne sauraient vivre sans une collaboration surnaturelle. Sous l’empire d’une inquiétude maladive, ils inventent ou reproduisent les cérémonies et les pratiques les plus étranges, et, sous prétexte d’enseignement supérieur et transcendantal, ils ne tardent pas à se séparer des hommes, pour vivre dans le commerce des anges, et s’élever jusqu’aux sommets de l’empyrée. De toutes ces tentatives si ambitieuses, filles de l’orgueil ou de la folie, à peine reste-t-il, après quelques années, un vague souvenir ; et, s’il se rencontre quelque érudit et patient historien, qui se consacre à faire revivre la mémoire des plus intelligents et des plus instruits de ces familiers des dieux, il s’épuise en vain à déchiffrer les énigmes sans nombre de leurs idéalités.

Martinez Pasqualis quitta subitement l’Europe, après avoir vu ses doctrines rejetées par la Grande Loge de France, par un arrêté du 12 décembre 1785. Il mourut oublié et délaissé à Saint-Domingue, en 1779. Saint-Martin mourut à Aunay, le 13 octobre 1803, et non pas en 1804, comme Thory l’a rapporté par erreur.

Martinez, tout occupé de ses opérations théurgiques, vécut d’ombre et de mystère. Le seul écrit qu’il ait laissé est celui que nous avons cité plus haut, et dont voici le titre complet : Traité sur la réintégration des êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines. M. Matter est le premier peut-être qui en ait eu connaissance, et, en tous cas, qui en ait parlé avec quelque étendue. Ce traité ne renferme que la première partie de la doctrine de Martinez, celle qui se rapporte à la chute; la réintégration, qui était le point difficile, quoique les révélateurs ne soient embarrassés de rien, devait être abordée dans une deuxième partie, qui n'a jamais paru.

Au contraire de Martinez Pasqualis, Saint-Martin voyait [432] le monde et écrivait beaucoup ; mais, dans ses écrits, il semble aussi désireux de voiler sa pensée, que son maître l’avait été de cacher sa vie. Le théosophe traversa la Révolution française, sans s’y mêler et sans la comprendre ; tout entier aux rêveries transcendantales de son mysticisme, il vivait de la seule passion de Dieu, « étranger sur la terre et s’y trouvant déplacé. » Esprit dévoyé, sans doute, honnête et de bonne foi cependant, comme il s’en trouve parmi les mystiques, et moins dangereux que la plupart de ceux-ci, toujours trop disposés à dénoncer, à calomnier et à torturer le prochain, par excès de zèle et de dévouement. Porté par ses rêves « bien au-dessus du soleil, » « enseveli dans l’amour de Dieu, qui ne cesse de lui accorder des grâces supérieures et de lui révéler les plus sublimes vérités, » il ne sacrifia cependant point trop fréquemment, comme tant d’autres purs spiritualistes, aux plus grossières exigences de la matière. Son biographe déjà plusieurs fois cité, M. Matter, lui rend le témoignage suivant : « Sous le point de vue des idéalités et des aspirations morales, je ne connais pas de vie contemporaine, si haut que je la cherche, qui puisse être mise au-dessus de la sienne, encore qu’elle soit défectueuse, en fin de compte. »

Après avoir lu le livre de M. Matter, on ne peut que s’associer à son jugement ; mais on se demande aussitôt où sont les fruits de cette vie idéale, de ces aspirations élevées, de ces contemplations infinies; qu’ont-elles produit, qu’ont-elles laissé après elles dont nous puissions aujourd’hui tirer quelque profit intellectuel ou moral ? Saint-Martin, le plus intelligent des théosophes et des mystagogues, n’a pu arriver, de son propre aveu, au degré de perfection qu’il convoitait, et il n’aidera certainement personne à l’atteindre après lui. La voie qu’il a suivie est au contraire pleine de périls ; le mysticisme, contagieux comme la folie, sépare, comme elle, l’individu qui en est atteint, de son espèce, en lui enlevant la notion de sa des [433] tinée terrestre. Peut-on dire d’un insensé qu’il est moral ou immoral, honnête homme ou coquin ? Et celui qui a délaissé la société des hommes, pour celle des anges et des dieux, peut-il avoir encore quelque raison de conformer sa vie aux enseignements d’une morale vulgaire ? Non seulement il les méprise, mais il ne peut plus les comprendre ; étranger parmi les hommes, comment aurait-il pour ces êtres dégradés un peu d’amour ou de respect ? Enseveli dans ses rêves, ses devoirs et ses droits sont d’un autre monde. Mais, hélas ! lorsque par cet oubli volontaire et cette violation, coupable parce qu’elle est raisonnée, des lois les plus essentielles de son être et de son espèce, il croit approcher du sein de Dieu, il retombe et descend au-dessous de l’homme et de tous les animaux, dans les vagues régions où se débattent, sans conscience et sans volonté, les intelligences enchaînées par l’idiotisme ou par la folie.

Fr. FAVRE.

Notes

[1] Saint-Martin le philosophe inconnu, par M. Matter, conseiller honoraire de l’Université. Paris, librairie académique de Didier et Ce, 1 vol. in-8.

[2]  Thory, dans son Histoire du Grand Orient, publie une longue dissertation de M. Alexandre Lenoir, sur l’étymologie du mot Cohen, qu’il écrit : Koën, coën, et choen. Cette étymologie nous parait cependant des plus simples : les juifs de l’Alsace désignent encore certains de leurs prêtres par le mot hébreux cohn ; Martinez, qui lui-même était d’origine israélite, donna à ses adeptes ce nom mystérieux pour la foule, mais dont le sens était des plus clairs pour ses anciens coreligionnaires et pour lui.

[3]  À ce propos, il n’est pas sans intérêt de noter le fait suivant : le formulaire de réception des Élus Cohen et toute la doctrine de l’Ordre, sont fondés sur la tradition biblique de la chute originelle et du rachat futur de l’homme ; la doctrine de Martinez était, comme on l’a dit, « un mélange de gnosticisme et de judaïsme christianisé, nourris tous deux de la kabbale, » quoique son auteur n’ait peut être jamais eu une connaissance directe et raisonnée des théories des gnostiques et que la plupart des écrits kabbalistes fussent également ignorés de lui. Il était donc, pour ainsi dire, gnostique et kabbaliste sans le savoir, et ne s’en croyait pas moins bon chrétien; sauf la reconnaissance de la hiérarchie officielle de l’Église, ni lui, ni Saint-Martin ne pensaient être séparés des orthodoxes sur aucun point essentiel ; ils se considéraient eux-mêmes comme parvenus à un degré de perfection plus élevé, grâce à une faveur et à une révélation toutes spéciales, mais leurs écrits comme ceux de leurs disciples, parmi lesquels se trouvent plusieurs prêtres, témoignent de leur respect pour tous les points essentiels de la croyance et de la révélation chrétiennes. Dans les conditions religieuses qui étaient celles de ces adeptes, on a peine à comprendre comment, parmi les principaux et les premiers initiés, figure le baron d’Holbach, plus connu par son scepticisme et même par l’athéisme dont il ne faisait pas mystère, que par son respect pour les enseignements traditionnels de l’Ancien ou du Nouveau Testament.

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