1861 - Sayous - Le dix-huitième siècle à l'étranger: Histoire de la littérature française 

1861 Sayous t1Le dix-huitième siècle à l'étranger:
Histoire de la littérature française dans les divers pays de l'Europe depuis la mort de Louis XIV jusqu'à la révolution française
de Pierre André Sayous
Tome premier
Paris.
Amyot, éditeur, 8, rue de la Paix
M DCCC LXI

Chapitre IV. — Genève au dix-huitième siècle avant Voltaire et J. J. Rousseau. Extrait, pages 74-80

Cramer était un mathématicien du premier ordre. Il eut l'honneur de disputer avec Bernoulli un prix proposé par l'Académie des Sciences de Paris, et si le vieil athlète l'emporta sur lui, c'est, selon son noble aveu, qu'il avait témoigné plus d'égards pour les tourbillons de Descartes que son jeune concurrent (1). Cramer, en effet, de même que Calandrini, était newtonien en physique, à une époque où on ne l'était guère en France ; fidèle toutefois et reconnaissant à Descartes pour sa [page 75] méthode, et d'ailleurs platonicien en métaphysique, chose rare aussi, pour son siècle. C'est par là qu'il nous intéresse bien plus que par ses beaux travaux en mathématiques, qui lui valurent le titre de correspondant de l'Académie des Sciences. Ce qui nous touche aussi, nous l'avouerons, c'est que ce géomètre, qui possédait à un si haut degré l'esprit géométrique, n'aimait pas moins les lettres et les arts que la science où il brillait.

Calandrini, son égal pour le savoir, mais plus disposé à cacher qu'à publier ses travaux, avait moins de réputation au dehors ; à l'Académie il exerçait la même influence sur la jeunesse studieuse et sur la direction philosophique de l'enseignement. L'un et l'autre étaient excellents professeurs, on en jugera dans la suite de cet ouvrage par les hommes distingués qui se sont formés sous leur direction. « Tous deux, a dit Charles Bonnet, le plus illustre d'entre eux, joignaient à un mérite supérieur, aux grâces de l'esprit et à la beauté du génie, un savoir presque universel et les connaissances les plus approfondies de philosophie et de mathématiques. Tous deux possédaient encore au plus haut degré le rare talent d'intéresser fortement l'attention de leurs auditeurs par la clarté et par la méthode qui régnaient dans leurs instructions, par le charme de leur élocution, par le choix heureux des vérités, et par l'art admirable avec lequel ils savaient exposer et [page 76] tirer les conséquences théoriques ou propres à faire juger de leur application aux cas particuliers (2). »

Ils avaient un jugement trop libre et des connaissances trop étendues pour enfermer leurs élèves dans un système ; mais ils s'appliquaient, Calandrini surtout, à leur faire bien saisir les règles de logique qui devaient les diriger dans la recherche de la vérité scientifique. Ainsi Calandrini, insistant un jour sur l'abus des hypothèses, montrait en deux mots par un exemple le point faible de cette méthode : « Un homme, disait-il, qui aurait expliqué tous les phénomènes d'une horloge par la supposition d'un poids, aurait tort d'en conclure que c'est effectivement un poids qui la fait mouvoir, puisque tous ces mêmes phénomènes auraient également pu découler de la supposition d'un ressort. » « Cette sage réflexion, dit Le Sage qui assistait à la leçon, me resta dans la mémoire, et elle me servit beaucoup à modérer la confiance que j'avais aux hypothèses qui expliquent tout (3). »

C'est en détournant leurs élèves, autant qu'il était en eux, des routes où l'on s'égare, qu'ils réussirent à former une école d'excellents observateurs. Ils ne s'en tenaient pas d'ailleurs à cette méthode baconienne. L'on sent bien que le dix-septième siècle n'est pas loin encore, quand on les voit, eux laïques et gens du monde, ne perdre aucune occasion de faire servir leur enseignement à la démonstration des croyances chrétiennes. « Ils étaient, dit encore Bonnet, attachés de cœur et d'esprit à la révélation. Comme ils étaient laïques et [page 77] qu'ils jouissaient de la plus grande réputation dans notre Académie, ce qu'ils disaient en faveur de la révélation ne manquait point de frapper les écoliers, et ne contribuait pas peu à les prémunir contre les dangereux sophismes de l'incrédulité (4). »

Ainsi faisait dans ses leçons un autre savant, esprit du même ordre et plus célèbre encore, le jurisconsulte Burlamaqui, qui professait à l'Académie de Genève la neuve et difficile matière du droit public, et dans ce champ de connaissances ouvrait à son tour des voies nouvelles, Tout en développant les principes de la religion naturelle, base fondamentale du droit, il ne cachait pas, assure Senebier, que la révélation nous en apprend plus là-dessus que les raisonnements de la philosophie. Ses cours attiraient à Genève de nombreux étrangers. Il excellait à présenter les graves questions qui se rattachent aux origines du droit et au droit lui-même, donnant sur chacune les idées de ses devanciers et y ajoutant les siennes, car il était penseur original en ces sujets. Il avait beaucoup lu. « C'est une bibliothèque vivante, disait Bayle. » Il ne lisait plus : sa vue affaiblie l'avait réduit aux yeux de l'esprit, guides plus sûrs que l'érudition dans ces imposantes ténèbres de la philosophie du droit. Devenu conseiller, [page 78] il se décida alors à publier une partie de ses leçons d'autrefois sous le titre de Principes du droit de la nature. Ce livre est un chef-d'œuvre d'exposition didactique : les raisonnements et les doctrines s'y enchaînent et se résument avec une netteté et une aisance admirables, sans sécheresse malgré la brièveté, sans lourdeur malgré la nature abstraite des idées. A son apparition, l'ouvrage obtint d'abord un grand succès, même auprès des gens du monde. Un critique d'alors y trouvait une hauteur de vues, une intelligence, un arrangement qui tient de la création : « C'est un vrai spectacle pour l'esprit qu'une suite d'idées justes, fécondes, nettement développées et heureusement liées (5). » L'ouvrage, presque aussitôt traduit en anglais et en latin pour l'usage de l'enseignement, devint et est resté le livre classique de la matière dans les universités anglaises (6). Rien ne prouve mieux et d'une manière plus singulière l'effet que produisit sur certaines intelligences cet enchaînement de vues que le témoignage d'un philosophe dont on nous faisait connaître, il y a quelques années, les confessions inédites (7). Qui croirait que c'est en lisant le livre du jurisconsulte genevois que Saint-Martin, le Philosophe inconnu, sentit un jour s'éveiller en lui la vocation mystique? C'était à Athée, à la campagne de sa mère. «J'y ai joui bien vivement, dit-il, dans mon adolescence, en lisant un jour dans une prairie, à l'âge de dix-huit ans, les Principes du droit naturel de Burla- [page 79] maqui. J'éprouvai alors une sensation vive et universelle dans tout mon être, que j'ai regardée depuis comme l'introduction à toutes les initiations qui m'attendaient. » Assurément rien n'est moins mystique que l'ouvrage de Burlamaqui; mais aussi, pour produire une pareille sensation sur un jeune rêveur de dix-huit ans, il fallait bien qu'il y eût là autre chose et mieux que d'ardue métaphysique sur les principes du droit. Il y avait ce spectacle d'idées dont parle Clément, il y avait aussi l'attrait d'un style aisé et naturel et d'une belle composition, que Burlamaqui devait peut-être à son goût passionné pour la peinture et tous les arts du dessin.

C'étaient, en effet, sous leurs robes de professeurs, de fort honnêtes gens, au sens du siècle précédent, que ces savants hommes de Genève, à l'époque qui nous occupe. Cramer, qu'à Paris on trouvait causeur aimable et prêt sur tout sujet, était bon humaniste et ne sacrifiait aux mathématiques ni les lettres ni même les muses. Calandrini, qui écrivait d'élégantes harangues en latin, sur la gloire des gens de lettres, sur le génie, la coutume et la mode, traduisait en vers français un poème anglais de Leonidas et ne le publiait pas. Il avait un cabinet de médailles, Burlamaqui un cabinet de gravures, recherchant de préférence les œuvres gravées par des peintres. Tout cela ne sentait point le pédant et s'éloignait, il faut l'avouer, de l'antique austérité calviniste, sans la braver toutefois, et l'on entrevoit bien qu'une société qui comptait dans ses rangs des hommes d'un mérite à la fois aussi solide et aussi indépendant, ne devait pas être sans charmes. Mlle Aïssé, qui tombait là, sortant du salon de Mme de Ferriol et de l'entretien de d'Argental et de Pont de Veyle, lui trouvait un agrément tout neuf pour elle. Le grand monde de la petite république avait [page 80] des alliances et des amitiés dans le grand monde de Paris, à la cour même, et gardait cependant encore, à côté de ses mœurs adoucies et de ses goûts plus élégants, un fond de simplicité et de sévérité religieuse dont les lettres de Mlle Aïssé à Mme Calandrini donnent la mesure délicate. De cette politesse nouvelle, de ces rapports avec la France, de ces saines occupations de l'intelligence unies à un respect traditionnel pour la morale, s'était formé un esprit de société distingué à la fois et naturel. Rentrée dans son cercle habituel, l'aimable Circassienne, qui jugeait si naïvement et si finement de toutes choses, écrivait : « J'ai trouvé les personnes avec qui je vivais à Genève, selon les premières idées que j'avais des hommes et non pas selon mon expérience. L'innocence des mœurs, le bon esprit y règnent. »

Notes

1. Cramer était surtout célèbre par son grand ouvrage sur les lignes courbes algébriques. On lui devait encore la collection de tous les écrits de Jean Bernoulli ; et c'est à l'occasion de cette collection que d'Alembert s'exprime ainsi dans l'éloge du mathématicien de Bâle : « On a publié en 1743, à Lausanne, le recueil de tous les écrits de M. Bernoulli : ce recueil précieux, fait avec un soin, une intelligence qui méritent la reconnaissance de tous les géomètres, est dû à l'un des plus célèbres disciples de l'auteur, feu M. Cramer, professeur de mathématiques à Genève, que l'étendue de ses connaissances dans la géométrie, dans la physique et dans les belles-lettres, rendait digne de toutes les sociétés savantes, et dont l'esprit philosophique et les qualités personnelles relevaient encore les talents, » Buffon, qui dans sa jeunesse, en 1730, avait passé une année à Genève auprès de Cramer et lui avait conservé un souvenir tendre, a déclaré que c'était au commerce et à l'amitié de ce savant qu'il avait dû une partie des premières connaissances qu'il avait acquises dans les sciences mathématiques, qui furent aussi, comme l'on sait, sa première aptitude.

2. Vie de Ch. Bonnet. Manusc. de la bilil. pub. de Genève.

3. P. Prévost. Notice sur G. Le Sage.

4. La carrière de ces deux rares savants fut courte. Cramer, épuisé par une ardeur de travail que rien ne lassait, et qui s'attachait aux lettres, aux beaux-arts, à la théologie comme aux sciences, vivant dans le monde et entretenant avec les physiciens et les mathématiciens de toute l'Europe un commerce de lettres assidu, mourut en Provence à quarante-sept ans, dans les bras du docteur Tronchin. Calandrini, qui était passé de l'Académie dans le Petit Conseil, mourut peu d'années après son ami. Gabriel Cramer était né en 1701; il mourut en 1752. » J. L. Calandrini, né en 1703, mourut en 1758. Voir, pour la biographie de ces deux savants, une notice de J. Vernet, dans la Nouvelle bibliothèque britannique, t. X, et Œuvres de Baulacre, t. I, p. 496.

5. P. Clément. Les Cinq années littéraires.

6. M. Dupin aîné en a donné en 1820, à Paris, une édition en 5 vol. in-8°.

7. Portrait historique et philosophique, manuscrit possédé par M. Taschereau et cité par M. Sainte-Beuve, dans une de ses Causeries du lundi, 19 juin 1854, sur Saint-Martin le Philosophe inconnu.

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