1953.La Croix1953 – La Croix - La Franc-Maçonnerie sous les lys

À travers la grande et la petite histoire

La Franc-Maçonnerie sous les lys

Les loges d’Ancien régime furent-elles ennemies du trône et de l’autel ?

Compte-rendu par André D. Tolédano du livre de Roger Prioret : La Franc-Maçonnerie sous les lys

La Croix
Dimanche 30, Lundi 31 août 1953
74e année n° 21463

Voici un ouvrage d’un puissant intérêt, sur « un sujet que n’abordent pas volontiers les historiens », écrit M. Pierre Gaxotte (dont le nom, ici, est une garantie d'objectivité), comme phrase liminaire à sa préface (1). Documenté aux meilleures sources, qu’il ne prétend cependant pas avoir épuisées, car elles sont considérables, il apporte sur une question bien débatte, et quelquefois rebattue, des lumières nouvelles. Et, la conclusion qu’il apporte, et que partage le préfacier, c’est qu’« il n’y a pas eu de complot maçonnique ourdi de longue date pour renverser la monarchie ». C’est là, on le voit, un acquis d’importance, et contraire à des opinions généralement reçues par les bords les plus opposés.

(1) Roger Priouret : La Franc-Maçonnerie sous les lys. Préface de Pierre Gaxotte, de l’Académie française (Grasset, édit).

1953.La Croix.p4.articleVoyons d’abord l’apôtre de ces frimeçons, comme on disait dès 1737, à l’imitation du mot anglais freemasons, car la chose était d’importation anglaise, et elle devait l’être au XVIIIe siècle pour obtenir audience. L’apôtre est un pasteur de La Rochelle, fils d'un pasteur également Rochelois, qui s’était réfugié en Angleterre à la suite de la révocation de l’Edit de Nantes.

Ce Jean-Théophile Désaguliers, un simple vulgarisateur, lance une croisade contre l’intolérance et l’immoralité. Son instrument sera la maçonnerie, « pauvre vestige d'un passé fastueux », puisque sa fondation remonterait à celle du Temple de Jérusalem. Notre homme, qui deviendra grand-maître de la Grande Loge de Londres, sera rien moins qu'un croyant, puisqu’il voudra ramener l’humanité à la religion naturelle. Ses Institutions des Francs-Maçons, « document capital », deviendront l’Evangile de la Franc-Maçonnerie mondiale.

Échec à Voltaire

En 1734, il existe à Paris une Loge de « maçons libres », qui se réunit chez la duchesse de Portsmouth ; cette vénérable dame de 85 ans n’est autre qu’une Française, Louise de Kéroual, l’ancienne maîtresse de Charles II d’Angleterre. Le « brigadier Churchill », sans doute un ancêtre de sir Winston, et Montesquieu, une recrue de choix, fréquentent la Loge. Désaguiliers aussi. De même qu’un Français a lancé les « frimaçons » outre-Manche, un Ecossais, M. de Ramsaï, va la lancer à Paris.

C'est une figure bien sympathique que ce Ramsay, disciple de Fénelon et de Mme Guyon, âme tendre et mystique et que Voltaire tenait pour « un suppôt des Jésuites » engagé dans le parti dévot ! Donc, « en s’établissant en France, les Loges ne sont pas aux mains de Voltaire et des voltairiens ». Voici ce qu’a écrit Ramsay : « Toutes les nations de la terre ne sont que les différentes familles d’une même République dont Dieu est le père. » Mais deux coups durs frappent la Grande Loge de Ramsay : Clément XII excommunie les francs-maçons et la Grande Loge de Londres désavoue l’activité de ses filiales de Paris.

Le second grand-maître sera le comte de Clermont, Abbé de Saint-Germain des Prés, un Bourbon-Condé par son père, un petit-fils naturel de Louis XIV par sa mère. Malgré la suspension de la Grande Loge par ordre de Louis XV en 1767, les Loges foisonnent à Paris comme en province, avec « une gamme très étendue de rites et de grades ». Les « Frères » aiment la bonne chère, les discours, les vers, la comédie. Des prêtres sont parmi eux. À Marseille, dans un atelier somptueux, on peut lire cette inscription : « À Dieu, au roi, à la fidélité, à la patrie. » Or, en 1771, Diderot, « ni d’Alembert, les codirecteurs de l’Encyclopédie, ni la grande majorité de leurs collaborateurs ne sont maçons ». Et les maçons d’Arras s’efforcent comme leurs collègues parisiens d’empêcher l’expulsion des Jésuites.

Avec Martinès de Pasqually, Portugais ou Espagnol, la maçonnerie va donner dans l’occultisme, alors fort à la mode. « Quoi qu’on puisse dire dans l’avenir, nous savons que la Franc-Maçonnerie, dans ses arrière-Loges, dans sa partie la plus vivante, ne témoigne pas de la victoire de M. de Voltaire, mais la dément au contraire, et annonce la revanche du Dieu des chrétiens. » Et ce ne sera pas avec l’Angleterre, où le rationalisme, prudent de Locke, inspire les maçons, mais avec l'Allemagne tournée vers la chevalerie et l’occultisme, que la Franc-maçonnerie française noue des liens.

Les Frères catholiques vont à la messe

Le Grand-Orient sera-t-il instrument entre les mains Philippe-Egalité, pour servir desseins, comme ceux des Philosophes ? Pas ceux de l’Orléans en tout cas, puisque c’est un Montmorency, le duc de Luxembourg, qui en restera longtemps l’animateur, le duc se contentant
de prêter son nom. Luxembourg est certes un croyant, un « philosophe », qui, le 26 juin 1773, crée cette nouvelle Loge. L’année suivante, on y admettra les femmes. Elle ne s’occupera pas de politique.

Lyon devient la seconde capitale des « Frères », grâce à l’activité de Jean-Baptiste Willermoz, de sa sœur Mme Provensal, « femme simple, bonne et pieuse » et de Claude Saint-Martin, ancien secrétaire de Martinès. La doctrine de Saint-Martin, le martinisme, s’affirme religieuse, mystique même. Un gentilhomme de Savoie sera admis dans la Loge lyonnaise : il avait nom Joseph de Maistre.

1953.PriouretL’âge d’or de la Franc-Maçonnerie s’étend de 1777 à 1786. Elle compte dans ses rangs de grands noms de France, de riches bourgeois, une élite intellectuelle, des prêtres, des religieux ; mais les survivants de l’Encyclopédie comme la quasi-totalité des évêques la boudent. En 1778, cependant, à la Loge des Neuf-Sœurs, sur les instances de Mme Helvétius, Voltaire et Benjamin Franklin se font initier, ce qui attire à la maçonnerie Houdon, Vernet, Lacépède, Greuze avec Chamfort et Florian, et... le docteur Guillotin, l’inventeur de la guillotine et sa victime. Moins de dix mois après, Voltaire quittait ce monde « La philosophie, qui n’a pas mis la main sur la Franc-Maçonnerie quand elle était unie et puissante, ne peut plus s'en emparer désormais, parce qu’elle est elle-même divisée. » Ce qui est curieux c’est que la plus philosophique des Loges élira pour vénérable Lalande, l’illustre astronome, « un chercheur de mystère ».

Cependant, Willermoz devient un grand « Frère ». Il convoque, en 1782, à Wilhelmsbad, outre-Rhin, un convent international, qui réunit, avec les Français, des Allemands, des Italiens, des Suisses et des Danois. Deux Allemands ayant critiqué avec violence les Jésuites, Willermoz s’élève énergiquement contre ceux qui, « dans une assemblée chrétienne », attaquent « d'une manière scandaleuse tout principe de religion ». Un dimanche, les catholiques demanderont une suspension de séance peur aller à la messe. Les protestants ayant murmuré, un luthérien, déclare : « Il faut laisser les frères catholiques, parce qu’il y a dans leur culte quelque chose de plus substantiel que dans le nôtre, qui ne leur permet pas, comme à nous, de les dispenser du service divin. » Joseph de Maistre a adressé au convent un mémoire où il plaide en particulier contre les rationalistes et pour la réunion des différentes sectes chrétiennes, à commencer des catholiques et des luthériens.

Cagliostro et la prise de la Bastille

Deux hommes n’honoreront guère la société secrète : Cagliostro et Mesmer, qui deviendront tous deux chefs de sectes maçonniques. La Loge de Mesmer comptera entre autres Cabanis, Berthollet, Montesquieu et La Fayette. À ce dernier, Louis XVI, qui savait être fin, dira un jour : « Vous êtes-vous couvert de gloire en Amérique pour finir premier commis apothicaire de M. Mesmer ? » Quand l’« apothicaire » partira, il aura gagné, grâce à sa Loge, en moins de dix-huit mois, plus de 100 millions de francs 1953. Un ballon sera lancé à son départ, avec cette inscription satirique : « Adieu baquet, vendanges sont faites. » Cagliostro, plus habile, saura par occasions se montrer désintéressé. Sa « patience » égyptienne lui vaudra à Strasbourg comme à Lyon, puis à Paris, des triomphes supérieurs même à ceux de M. de Voltaire. Mais la fameuse affaire du Collier l’enverra à la Bastille après le cardinal de Rohan. Libéré, une foule énorme l’acclamera. De son exil anglais, il dépêchera une lettre incendiaire contre les lettres de cachet. « Il n’est pas exagéré de dire que Cagliostro est pour quelque chose dans l’assaut qui sera donné contre la Bastille... »

Oui, la maçonnerie atteint à son apogée avant 89. Il est plus que probable que Marie-Antoinette et son beau-père le futur Charles X ont fréquenté les Loges ; il est beaucoup moins certain que Louis XVI et le futur XVIII aient été initiés. Mais la révolution frappera bientôt les nobles et les bourgeois parmi lesquels se recrutaient les « Frères ». Le Grand-Orient avait cependant affirmé sa neutralité. « Pratiquement, la maçonnerie française a cessé d’exister au moment où la Législative se réunit ». Les Loges n’échappèrent aux perquisitions, ni les maçons à l’accusation d’être des suspects. La Franc-Maçonnerie ne fut donc pour rien dans l’établissement de la première République.

Un préromantisme religieux

Si elle représenta, pour nombre de nobles et de bourgeois, une sorte de « religion buissonnière », un succédané de la religion, elle leur apporta aussi, ce que ne surent faire les Philosophes, la « voix du cœur et les délices du sentiment » ; elle étancha un moment cette soif de mystère qui est innée dans l’homme et les plongea en quelque sorte dans l’extase préromantique. Complice inconsciente peut-être de Jean-Jacques Rousseau, elle prépara le succès foudroyant du Génie du christianisme. Chateaubriand connut-il l’illuminasse ? Peut-être. Joseph de Maistre, que cite M. Priouret avec beaucoup de pertinence, n’a jamais renié son passé maçonnique. Dans son Mémoire à Vignet des Étoles, il écrit : « J’en suis demeuré à l’Eglise catholique romaine, non sans avoir acquis cependant, dans la fréquentation des illuminés martinistes et l’étude de leurs doctrines, une foule d’idées dont j’ai fait mon profit. » Et, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, il déclare : « Cette secte peut être utile dans les pays séparés de l’Eglise, parce qu’elle maintient le sentiment religieux, accoutume l’esprit au dogme, les soustrait à l'action de la Réforme, et les répare pour la réunion des Églises. »

Selon, M. Priouret donc, loin d’être antireligieuse, la Franc-Maçonnerie sous les lys fut « crypto-religieuse », réintroduisit dans un monde déjà voltairianisé l’idée de Dieu et de l’au-delà, et la pratique de la prière, et prépara le retour à la foi du début du XIXe siècle. Ce qu’il advint de la secte par la suite, le rôle qu’elle joua dans la laïcisation du pays sous la Troisième République, la recrudescence de ses activités depuis quelque temps, sont une autre histoire !

bouton jaune Source gallica.bnf.fr / BnF : Compte-rendu du livre de Roger Prioret : La Franc-Maçonnerie sous les lys par André D. Tolédano