1938.Vendredi

Vendredi : hebdomadaire littéraire, politique et satirique

Fondé par des écrivains et des journalistes et fondé par eux.

8 juillet 1938

4e année – n° 140, page 5

7, bd Hausmann
Paris

Martines de Pasqually

Philosophe inconnu et fondateur de sociétés secrètes

Il est de vérité courante que la fin du XVIIIe siècle et le commencement du XIXe furent caractérisés par une volonté de recherche dégagée des contraintes de toute foi. On pourrait déduire de certaines apparences que la dure lutte que les encyclopédistes entreprirent contre les dogmes religieux, et que les adeptes des divers matérialismes prolongèrent à leur tour, allait détourner les chercheurs de connaissances qui méritaient doublement l’épithète d’interdites, du fait que la science venait à son tour condamner la prétention, déjà dénoncée par l’Eglise, que manifestaient certains hommes d’appréhender le monde en se connaissant eux-mêmes.

Cependant, un examen plus approfondi de l’activité de ce temps amène à reconnaître que le XVIIIe siècle, qui vit éclore la mentalité scientifique, marque d’autre part l’apogée de la puissance des sociétés à prétention initiatique, telles que l’Ordre des Élus Cohens (ce dernier mot signifie prêtre en hébreu) fondé par Martines de Pasqually, auxquelles ne dédaignaient pas d’adhérer les hommes mêmes qui se faisaient les promoteurs de l’étude rigoureuse des phénomènes. Et cette attitude, au premier abord déroutante, put s’observer chez des chercheurs comme Swedenborg, qui partaient de la discipline scientifique pour aboutir aux pratiques de l’expérience mystique. Le début du XIXe siècle eut de même en Wronski [Józef Hoene-Wroński (1776-1853)] un esprit doué d’un vaste génie mathématique, et dont la pensée part d’une déclaration d’hostilité à l’intuition mystique pour finalement en retrouver les conclusions au terme de ses démonstrations les plus achevées.

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1935.Rijnberk.t1La date de naissance et la patrie de Martines de Pasqually ne nous sont pas connues avec certitude. Certains indices portent à croire qu’il était Juif espagnol, et né dans les dix premières années du XVIIIe siècle. M. Gérard Van Rijnberk a soigneusement réuni les renseignements que nous possédons à son encontre, dans un ouvrage récent (Martines de Pasqually, Félix Alcan éditeur), et de cette somme se dégage une étrange personnalité, à la fois violente et candide, animée d’une foi communicative en ses propres pouvoirs, et cependant réticente lorsqu’il s’agissait d’en dévoiler la nature et la portée.

L’enseignement théorique de Martines était composé de kabbale et de christianisme, auquel ses disciples accédaient progressivement à mesure qu’ils franchissaient les grades de l’Ordre dont il était le Grand Maître, et qu’il avait fondé en 1754. La partie orale de cet enseignement s’est probablement transmise, au moins partiellement, jusqu’aux rares disciples de Martines qui se réunissent encore de nos jours. Sa partie écrite, la seule qui nous soit accessible, consiste en un Traité de la Réintégration des Êtres dans leurs premières propriétés, vertus et puissances spirituelles et divines.

L’une des pensées maîtresses de l’auteur est que l’homme se trouve réduit à son état limité et misérable du fait qu’il a voulu, à l’exemple de Dieu, se créer un monde et s’ériger en démiurge. Volontairement séparé de Dieu, l’homme rencontre dans la réalisation de son désir sa propre damnation. Selon M. Rijnberk « ce qu’il y a d’original et de très profond dans l’exposé de Martines, c’est la définition de la nature et de la faute commise par les esprits premiers émanés et par Adam ». Cette faute se perpétue à tout moment, et sa perpétration constitue la tragédie même de l’humanité : « Le Dieu qui est en nous veut créer ; sur le plan céleste ses œuvres échouent, avortent, meurent avant d’être passées de conception en acte ; sur le plan temporel, la volonté de créer des valeurs spirituelles pures se trouve déviée : tous nos efforts ne réussissent qu’à produire des formes de matière, piètres reflets de nos rêves orgueilleux ».

Cette façon d’interpréter un mythe sur plusieurs plans, et d’en déduire dans le même mouvement de pensée une signification métaphysique et une révélation sur le drame qui ne cesse de se jouer dans l’esprit humain, caractérise bien les méthodes d’interprétation kabbalistique des textes sacrés. Et l’on peut admettre que cette invitation à voyager en des ombres dont la religion dogmatique interdit l’accès, tout en prétendant en imposer sous le nom de mystères la notion décourageante, ait pu attirer des esprits décidés à tout comprendre, avant de tout aimer.

La réconciliation de l’homme avec Dieu pouvait selon Martines se réaliser grâce à certaines opérations de magie théurgique dont la révélation graduelle constituait l’enseignement pratique de l’Ordre : l’adepte qui s’y exerçait sous le contrôle du Maître, obtenait un bien spirituel ineffable et que les Martinistes dénommaient mystérieusement « la chose ». Son obtention s’accompagnait de phénomènes visibles et miraculeux dont le plus haut devait être l’évocation du Christ.

1986.A.Joly.Un mystique lyonnaisUne description de ces singulières opérations de magie nous est donnée par Mme Alice Joly, au cours de l’ouvrage important qu’elle vient de consacrer à Villermoz, disciple de Martines de Pasqually, sous le titre Un Mystique lyonnais et les Secrets de la Franc-Maçonnerie (Protat éditeur). « La méthode était compliquée, nous dit l’auteur. C’était une magie cérémonielle à laquelle on se préparait par l’abstinence et une rigoureuse discipline intérieure. Les opérations se faisaient pendant les équinoxes du printemps et de l’automne, les nuits de lune croissante. Commencée à dix heures du soir, la cérémonie durait jusqu’à deux heures du matin. Pour s’aider sympathiquement, les Coens devaient pratiquer les mêmes jours aux mêmes heures les mêmes exercices. Le célébrant commençait par la récitation de l’office du Saint-Esprit, des psaumes de la pénitence et des litanies des Saints. Il revêtait un costume spécial, sorte d’aube blanche passée sur ses habits avec des écharpes et des cordons noirs, rouges et vert pâle, le tout symbolisant la séparation des éléments matériels et spirituels de l’humaine nature. Sur le sol, plusieurs cercles étaient tracés à la craie avec diverses autres figures, le tout orienté de façon convenable selon l’importance de l’opération qu’il s’agissait d’accomplir ; dans les cercles, on plaçait des bougies à des endroits désignés et l’on inscrivait les lettres, chiffres et hiéroglyphes indiqués. »

Ainsi qu’on le voit, les enseignements théoriques de Martines de Pasqually atteignirent à une grandeur que vint malencontreusement amoindrir la naïveté des pratiques dont il les accompagnait. C’est ce que comprit Claude de Saint Martin, le plus doué de ses disciples, qui à la mort du Maître s’érigea en réformateur de l’Ordre, et abolit les pratiques évocatoires pour les remplacer par de pures expériences intérieures.

A. ROLLAND DE RENEVILLE.

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