1852 Caro1852 - Elme-Marie Caro, Du mysticisme au XVIIIe

Elme-Marie Caro (1826-1887),
professeur agrégé de philosophie au Lycée de Rennes,
Officier de la Légion d'Honneur,
élu à l'Académie française le 29 janvier 1874 (n°433).

Du mysticisme au XVIIIe. Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, le philosophe inconnu

Paris.310 pages. Librairie de L. Hachette, rue Pierre Sarrazin, 12. - 1852

1853 – Précis analytique des travaux de l’Académie de Rouen : Compte-rendu du livre de Caro
1853 – Précis analytique des travaux de l’Académie de Rouen : Rapport au sujet du livre de M. Caro
1853 – Revue des Deux Mondes - Compte-rendu du livre de Caro
1858 – Vapereau − Dictionnaire universel des contemporains : Article Caro
1859 – Bibliographie catholique – Compte-rendu du livre de Caro
1860 – Barbey d’Aurevilly - Les philosophes et les écrivains religieux - VIII - Du mysticisme et de Saint-Martin

Publié le 27 avril 2021 - Mis à jour le 2 janvier 2023


1852 CaroSommaire

Préambule
Première partie
Chapitre I – Époque de Saint-Martin — De l’illuminisme au XVIIIe siècle
Chapitre II – Étude sur la vie et le caractère de Saint-Martin
Chapitre III – Les écrits de Saint-Martin : ŒUVRES PUBLIÉES - ŒUVRES APOCRYPHES - ŒUVRES INÉDITES

Seconde partie
Chapitre I — Du mysticisme en général — Caractères particuliers du mysticisme de Saint-Martin
Chapitre II — Méthode de Saint-Martin — Sa doctrine psychologique : I. Méthode de Saint-Martin. II. Polémique de Saint-Martin avec Garat. III. Doctrine psychologique de Saint-Martin
Chapitre III - Théologie — Idées de Saint-Martin sur Dieu, le monde divin, le démon, l’extase et la théurgie
Chapitre IV - Origine et destination de la nature — Essence de la matière — Rédemption de la nature par l’homme — Symbolisme et théorie des nombres
Chapitre V. Applications du système : morale et politique, quiétisme et théocratie
Chapitre VI – Résumé — Des systèmes qui ont le plus de rapports avec la doctrine de Saint-Martin — Conclusion sur le mysticisme

Index
Index des noms propres

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Préambule

Saint-Martin est un auteur plus cité qu'il n'est connu. On croit être quitte à son égard quand on l'a jugé d'un mot : c'était un illuminé. Tout illuminé qu'il soit, nous ne croyons pas qu'il doive subir sans appel cette sentence du dédain ou du sarcasme. Il est digne, par certaines qualités éminentes, par les défauts mêmes de son esprit, l'excès d'originalité et de hardiesse, que la critique sérieuse s'arrête à ses œuvres, sans défaveur anticipée, sans parti pris d'avance de raillerie ni de mépris.

Il ne s'agit pas ici, on le sent bien, d'une apologie impossible. En fait de système, toute réhabilitation est plus ou moins un défi au sens commun, et la philosophie n'est pas faite pour les jeux d'esprit. Une science plus ingénieuse que saine peut bien de temps à autre, par un jeu habilement engagé et soutenu, défendre je ne sais quelle gageure contre la raison universelle qui a condamné un livre, et rendre quelque apparence de vie à une doctrine qui a vécu. [ page 2]

Ce sont là de belles passes d'armes littéraires, et l'exploit peut être brillant, la gageure gagnée à force d'industrie et d'esprit. Qu'en reste-t-il ? Une injustice de moins ? rarement ; un paradoxe de plus ? presque toujours. Le système théosophique de Saint-Martin a succombé dans la lutte des idées, et nous serons les premiers à démontrer que cette chute était inévitable ; mais il n'est pas tombé sans de nobles efforts. Qu'il soit condamné, c'est justice, mais non à l'oubli. Saint-Martin doit avoir son rang, un rang à coup sûr des plus honorables, dans l'histoire des mystiques.

De grands écrivains paraissent avoir pensé ainsi. Il ne semble pas qu'il soit hors de propos d'invoquer ici l'autorité de quelques noms célèbres qui puissent nous servir de témoins dans ce procès en révision, engagé, non pour absoudre Saint-Martin, mais pour le relever d'un discrédit injuste. Nous sentons qu'aux yeux de plusieurs personnes nous avons à nous justifier de la singularité de ce sujet d'étude. Avant d'en appeler aux œuvres mêmes de Saint-Martin, qu'il nous soit permis d'en appeler à quelques témoignages qui ne seront pas suspects, puisque nous rencontrerons, unanimes dans la faveur de leurs jugements, des esprits très divers et très opposés.

Ses contemporains les plus illustres ont tenu en notable estime l'homme et le penseur. M. de Maistre a consacré le dernier chapitre des Soirées à la réfutation des illuminés : Saint-Martin en emporte sa part, mais non sans de grands éloges. M. de Maistre, qui [3] connaissait de près ses œuvres, le proclame le plus instruit, le plus sage, le plus élégant des théosophes ; et cette appréciation si favorable n'est que justice : plus de sévérité eût été une sorte d'ingratitude. Nous verrons, dans la suite de cet essai, quel parti M. de Maistre a su tirer de l'étude qu'il a faite de Saint-Martin, et comment le célèbre écrivain a mis en circulation plus d'une idée originale et hardie, légitime propriété du Philosophe inconnu, mais en frappant ces idées à l'empreinte d'un talent plus fort, et les marquant pour la postérité d'une précision supérieure.

Mme de Staël fait de fréquentes mentions de Saint-Martin dans son livre de l'Allemagne ; elle l'honore d'un de ces jugements courts, mais significatifs, qui sont à eux seuls toute une gloire ; « M. de Saint-Martin, dit-elle, a des lueurs sublimes ». M. Joubert, cette âme platonicienne, goûtait les hautes aspirations du théosophe, et il exprime sa sympathie d'une manière vive et pittoresque, en disant que « Saint-Martin a la tête dans le ciel ». Il est vrai qu'il ajoute que ce ciel est quelque peu nébuleux. M. de Chateaubriand lui rend quelques honneurs dans ses Mémoires.

La critique du dix-neuvième siècle n'a pas non plus, dans ses représentants les plus autorisés, méconnu l'originalité de Saint-Martin, et l'élévation de sa pensée. M. Cousin, l'éloquent historien des idées, et M. Sainte-Beuve, ce critique si pénétrant, ont donné tous deux droit de cité au théosophe dans l'histoire de la philosophie nationale. [page 4]

M Cousin, dans la revue des systèmes philosophiques au dix-huitième siècle, qu’il définit avec une précision lumineuse en quelques traits de sa plume énergique et élégante, marque à Saint-Martin une place d'honneur dans le groupe des mystiques français : « Il est juste, dit-il, de reconnaître que jamais le mysticisme n'a eu en France un représentant plus complet, un interprète plus profond et plus éloquent, et qui ait exercé plus d'influence que Saint-Martin ». On sait d'ailleurs quel juge est M. Cousin en pareille matière. Personne n'a pénétré avec plus de grâce et plus de force que lui dans le secret de la pensée mystique.

Recueillons enfin le témoignage si précieux de M. Sainte-Beuve, dont la curiosité savante, et toujours en éveil, n'est restée étrangère à aucune particularité de notre littérature, ni à un seul détail de mœurs de la société française au dix-huitième siècle. On devine aisément que, séduit par la singularité brillante des théories de Saint-Martin, il a fait sérieuse connaissance, presque amitié, avec le bon théosophe. Il le traite avec une indulgence marquée; il semble même rechercher l'occasion de revenir sur sa personne ou ses écrits, et dans ses parallèles très intéressants de Saint-Martin avec M. de Maistre et Bernardin de Saint-Pierre, le critique affectueux développe quelques idées d'une piquante justesse sur la manière hardie dont l'illuminé jugeait la révolution et considérait la nature.

Nous ne parlerons ni des suffrages du roman qui, [page 5] dans quelques œuvres aventureuses, s'est servi plus d'une fois du nom de Saint-Martin, ni des enthousiasmes sincères que le théosophe a rencontrés au-delà du Rhin. Nous tenons les sympathies germaniques pour suspectes en pareille matière. L'idéalisme allemand s'est reconnu dans plus d'une page de Saint-Martin, et cette prédilection est encore du patriotisme.

Nous comprenons cette faveur de quelques nobles esprits pour Saint-Martin : sa vie porte au plus haut degré le caractère qui manque le plus aux existences variables et troublées de notre époque, l'unité. Une seule idée dans son intelligence, Dieu ; un seul désir dans son cœur, Dieu encore ; un acte permanent de prière, ce fut là tout Saint-Martin. Qu'il se soit trompé sur des questions fondamentales, nous serons les premiers à le reconnaître, à démontrer ses erreurs, à relever ses contradictions ; mais son erreur fut sincère : c'était pour lui un autre moyen de trouver Dieu à sa manière, et comme une forme nouvelle de son adoration.

Sévères pour le système, nous le montrerons assez, nous serons indulgents pour l'homme qui fut bon et simple. Ce sont après tout de nobles âmes que celles qui, lasses de l'analyse et du doute, se réfugient dans l'extase, et vont ainsi chercher le suicide de la raison, non dans l'orgie des sens, mais dans l'ivresse du sentiment. [page 6]

Un mot sur les travaux spéciaux dont Saint-Martin a été l'objet. Le nombre en est très restreint. En 1831, M. Guttinguer a publié un petit recueil de pensées choisies dans les œuvres de Saint-Martin, et particulièrement dans l'Homme de Désir. Mais il s'est appliqué, dans le choix qu'il a fait des morceaux, et dans la courte préface qu'on lit en tête de l'opuscule, à mettre en lumière le tour religieux et chrétien de la pensée de Saint-Martin, plutôt que le caractère philosophique de sa doctrine, le plus original à coup sûr et le plus curieux. Saint-Martin, dans ce petit livre, fait la figure d'un mystique très orthodoxe, ce qui est loin de la vérité. Il n'y a, pour s'en assurer, qu'à mettre en regard de cet opuscule les articles distingués publiés par M. Moreau, d'abord dans une Revue, puis réunis en volume. L'auteur s'y préoccupe à peu près exclusivement de la question théologique. Il juge dans Saint-Martin moins le philosophe que l'hérétique ; à ce point que son livre semble être le commentaire habile de la critique esquissée à grands traits par M. de Maistre, dans les dernières pages des Soirées. Cette question a son intérêt, sans doute, mais elle ne dispense pas d'une exposition générale de la doctrine, ni d'une critique philosophique.



1853 academie rouen1853 – Précis analytique des travaux de l’Académie de Rouen 

Précis analytique des travaux de l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Rouen pendant l’année 1852-1853.
Rouen, imprimerie de Alfred Péron, rue de la Vicomté, 55. - 1853

Compte-rendu du livre de Caro - Pages 324-325

Classe des belles Lettres.
Extrait du Rapport de M. le Secrétaire perpétuel de la Classe des Lettres et des Arts.

Entre tous les rapporteurs qui, chaque année, consacrent tant de labeur et de judicieuse sagacité à extraire, des nombreux ouvrages qu’on renvoie à leur examen, tout ce qu’ils jugent digne d’intéresser notre Société, M. Lévesque, le digne vice-président de l'Académie, se distingue toujours par son exactitude à rendre bonne justice à tous, et à ne laisser aucun mérite dans l’ombre. Cependant, nous sommes forcé, comme pour beaucoup d'autres, dont les rapports ne concernent que des mémoires de Sociétés savantes, d’omettre la plupart de ses travaux ; mais il en est un que nous ne saurions passer sous silence, parce qu’il a trait à un ouvrage important, sous les auspices [page 325] duquel l’auteur a été admis parmi les membres de l’Académie. Nous voulons parler de l’ouvrage de M. Caro, professeur de philosophie au Lycée de Rouen, lequel a pour titre : Du Mysticisme au XIXe siècle ; essai sur la vie et les ouvrages de saint Martin, le philosophe inconnu.

Certes, de toutes les intelligences plus ou moins ardentes et plus ou moins saines, qui, à toutes les époques, depuis l’origine du Christianisme, se trouvant trop à l’étroit dans les limites du monde visible, ont cherché, par de là, un inonde invisible, ou des esprits, avec lequel elles pussent entrer en communication, saint Martin dit le philosophe inconnu, est sans contredit, le plus pur dans ses doctrines, le moins apocalyptique et le moins délirant dans ses élans passionnés vers la Divinité. M. Lévesque n’avait donc pas de grands efforts à faire pour justifier M. Caro d’avoir choisi, pour sujet d’une étude approfondie, cette figure singulière, rêveur bizarre pour les uns, mystique sublime pour les autres. Aussi pense-t-il, en cette occurrence, que la meilleure justification du sujet, c’est le livre lui-même. Toucher, ne fût-ce que du bout de la plume, à ces mystérieuses doctrines dont M. Caro s’est fait l’interprète disert, et M. Lévesque, l’analyste exact et lumineux, ce serait forcément entrer dans des développements qui sont incompatibles avec les limites étroites de ce rapport. Nous nous contenterons donc de consigner ici le jugement du rapporteur : qu’il est, en philosophie, peu de pages plus solides, plus nettes, plus transparentes que celles dans lesquelles M. Caro analyse le mysticisme ; peu de plumes douées de plus de délicatesse que la sienne dans le récit de la vie de saint Martin ; peu de livres enfin d’une critique plus saine et plus claire, et dont l’auteur promette à la science plus de vraie lumière et de services.

bouton jaune Compte-rendu du livre de Caro


1853 academie rouen

 1853 – Précis analytique des travaux de l’Académie de Rouen

Rapport au sujet du livre de M. Caro - Pages 509-522

Du Mysticisme au XIXe siècle ; essai sur la vie et les ouvrages de saint Martin, le philosophe inconnu.
Par M. Caro, professeur de philosophie au Lycée de Rouen

Rapport fait par M. Lévesque, et lu dans la séance du 18 juin 1853.

Messieurs,

Vous avez renvoyé à une Commission, composée de MM. l’abbé Picard, l’abbé Neveu et Lévesque, l’examen d’un ouvrage dont a fait hommage à l’Académie M. Caro, professeur de philosophie au Lycée de Rouen, et qui a pour titre : Du Mysticisme au XIXe siècle. Essai sur la vie et la doctrine de saint Martin, le philosophe inconnu. Je viens, au nom de cette Commission, qui certes aurait pu être ici bien mieux représentée, vous rendre compte du travail que vous lui avez confié.

Ce qu’il n’est peut-être pas inutile de constater tout d’abord, c’est que le livre de M. le professeur Caro, publié en 1852, a déjà subi l’épreuve de plus d’un examen. Dans plusieurs articles, insérés dans des journaux et des revues, il a été jugé ; il l’a été avec bienveillance et avec faveur. [page 510] Des écrivains graves, des critiques, dont le nom seul marque l’autorité, MM. John Lemoine et Armand de Pontmartin, n’ont pas hésité à écrire de M. Caro : l’un, que c’est un penseur judicieux et profond, que son Essai est une large et lumineuse étude ; l’autre, entre divers éloges, a écrit ces propres paroles : « ... Pour analyser et pour dessiner une physionomie aussi fine aussi délicatesse que celle de saint Martin, il fallait une main pleine aussi de délicatesse et de finesse ; il fallait en même temps un esprit droit et un jugement sûr, pour suivre impunément dans ses écarts cette imagination si doucement et si innocemment déréglée. Sous tous ces rapports, le livre de M. Caro est un modèle de critique saine et claire ; c’est un véritable service rendu à l’histoire de la philosophie. »

Tel est, Messieurs, le témoignage rendu au remarquable travail de M. Caro, et que je dépose avec plaisir en tête de ce rapport. Quant au sujet même de cette étude, celle de la vie et de la doctrine mystique de saint Martin, M. Caro, comme s’il eût eu besoin de justifier son choix, dans la crainte, comme il le dit, qu’au nom seul de saint Martin, on ne répondit avec dédain : c’était un illuminé, et que tout fût dit par ce seul mot, M. Caro, avant d’en appeler aux œuvres de saint Martin n’a pas cru inutile d’en appeler à des témoignages qui ne doivent pas assurément être suspects car, unanimes dans la faveur de leurs jugements, ils émanent d’esprits très divers et très opposés. C'est ainsi qu’il cite de Maistre, qui proclame saint Martin le plus instruit , le plus sage, le plus élégant des théosophes ; puis madame de Staël, qui lui trouve des lueurs sublimes ; puis M. Joubert, cette âme platonicienne, signalant saint Martin, dans son style pittoresque, comme ayant la tête dans le ciel, ajoutant, il est vrai, que ce ciel est quelque peu nébuleux ; puis, à côté de ces noms [page 511] illustres, Caro cite d’autres noms qui ne sont pas moins imposants ; Chateaubriand, M. Sainte-Beuve, ce critique si pénétrant, et enfin M. Cousin l’éloquent historien des idées, qui, en marquant à Saint-Martin une place d’honneur dans le groupe des mystiques français, affirme, sans hésiter, que « jamais le mysticisme n’a eu en Francs un représentant plus complet, un interprète plus profond et plus éloquent, et qui ait exercé plus d’influence. »

C’est donc du représentant du mysticisme en France, de son interprète le plus profond et le plus éloquent, de son chef ou son apôtre le plus influent, que M. Caro a fait son sujet d’étude, et, pour le dire en passant, je ne sais pas jusqu’à quel point un philosophe, dont le nom et la renommée ont reçu de tels témoignages, peut encore admettre la qualification qu’il s’était jadis donnée de philosophe inconnu. Quoi qu’il en soit, c’est du philosophe mystique qu’il s’agit ; c’est là l’œuvre qu’a entreprise M. Caro, et dans laquelle j’ai à le suivre, le plus rapidement et surtout le plus clairement que je pourrai.

Et d’abord, puisqu’il s’agit de mysticisme, il faut commencer par s’entendre sur le sens et la portée qu’il faut ici y attacher. « Le mysticisme, dit M. Caro, pris dans son sens le plus large, suppose un commerce direct de l’homme avec Dieu, une révélation de Dieu à l’homme. A ce compte toutes les religions positives sont des doctrines mystiques ; la religion chrétienne a ce caractère incontestable… Oui, il y a un vrai mysticisme, base de la religion, du dogme, du culte. Le fidèle, élevé au ciel sur l’aile de la prière, ne cherche pas dans le Dieu qu’il adore cet être chimérique qu’une métaphysique raffinée relègue dans la solitude, dans le néant plutôt de son inaccessible infini…

« Ainsi entendu, le mysticisme est l’âme de la religion, mais, le plus souvent, on donne à ce mot une [page 512] acception moins large ; il sert à désigner une disposition particulière, exclusive, de l’âme à la méditation religieuse, au recueillement dans la prière, au repos de la pensée dans la contemplation, le goût de l’extase enfin, qui est le propre de quelques natures délicates, nées plus spécialement pour les jouissances secrètes de l’amour divin...

« Mais il y a un autre mysticisme d’un caractère plus complexe, plus difficile à analyser, à coup sur très différent : c’est le mysticisme théosophique, qui ne contemple plus seulement, mais qui dogmatise sur les objets de la plus haute spéculation. Ses prétentions ne vont à rien moins qu’à la science absolue, totale, définitive. Il ne trouve pas seulement en Dieu le terme et l’objet de son ardent amour ; il trouve aussi en lui la source de toute science, l’inspiration, la connaissance suprême, l’explication de tous les mystères de la foi ou de la nature, la pleine lumière de la vérité. Ces mystiques, dont le nom a varié beaucoup avec la doctrine, sont les illuminés de toute secte et de tous pays, les apôtres des systèmes les plus bizarres, les philosophes hermétiques, les théosophes. C’est dans ce groupe de mystiques qu’il faut marquer la place des gnostiques, des docteurs de la kabbale, des magiciens du moyen âge, alchimistes ou astrologues, tous à la recherche du secret de la création, du grand œuvre ; les deux Van Helmont, Paracelse, Weigel, Robert Fludd, et les autres maîtres s de la science occulte. Plus tard, Boëhm, révélateur de tous les mystères, Swedenborg, l'ami des anges, le Christophe Colomb des mondes planétaires, Martinez Pasqualis, saint Martin. »

Ce mysticisme théosophique, car c’est de celui-là qu’il s’agit, ce mysticisme, dont saint Martin allait se faire l’apôtre ardent ! , inspiré, quel était son état dans la société [page 513] européenne à l’époque où celui-ci parut ? C’est une question que pose aussi M. Caro, comme un point dont la solution doit éclairer d’une vive lumière le sujet de son étude. Or, c’était en 1792 et 1793 que le philosophe inconnu entretenait, avec un de ses frères en mysticisme, la correspondance qui est restée l’expression la plus fidèle de son âme. Par une singularité assez étrange, mais qu’il faut admettre comme un fait, les âges du doute sont aussi ceux du mysticisme... « La superstition, dit M. Caro, est la dernière foi des siècles incrédules, tout ébranlement dans les convictions religieuses ou philosophiques a pour réaction nécessaire l’excessif engouement pour les folles doctrines qu’engendrent l’imagination exaltée et le sentiment sans règle Il semble, par une loi fatale, que l'homme ne puisse secouer le joug des croyances que pour retomber sous celui des 'illusions. »

C’est ce qui était arrivé à l’époque où parut dans le monde le mysticisme Alexandrin ; c’est ce qui, par la même cause et la même nécessité, arriva de même au XVe siècle : d’un côté, la société entraînée par une tendance fatale vers le doute épicurien ; tandis que, par une tendance contraire, elle réagit vers les rêves du mysticisme sous toutes les formes. Il faut lire, dans le livre même de M. Caro, quelques détails détachés du tableau général du mysticisme, en tant seulement qu’ils se rattachent intimement à son sujet. Il faut voir en Angleterre la vogue immense acquise au célèbre ministre anglican William Law, et surtout à ses deux livres : l’Appel sérieux à la vie dévote, et l'Esprit de la prière, ou bien ce qui arriva à saint Martin, qu’on conduisit près d’un vieillard nommé Best, qui avait la propriété de citer à chacun très à propos des passages de l’Ecriture, sans qu'il vous eût jamais connu, et qui, en voyant saint Martin, s'écria : il a jeté le monde derrière lui ! Il faut voir, en parcourant l’Europe, en Ecosse et [page 514] dans le pays de Galles, les phénomènes si connus de la seconde vue, second sight, cette anticipation merveilleuse sur les sens et sur l’avenir, dont Walter Scott, cet ingénieux conteur, a su tirer parti avec un art si simple et si charmant ; en Suède, le fameux Swedenborg, publiant ses idées étranges et ses visions fantastiques sur le Ciel et l’Enfer, d’après ce qu’il avait vu et entendu, et son curieux roman astronomique sur les Terres de l’Univers, où il racontait son voyage dans les planètes et sa conversation avec les Esprits ; en Allemagne, enfin, qui est comme le sol natal et la patrie naturelle de l'illuminisme, l’école du cordonnier Gorlitz, les écrits du conseiller Eckartshausen, sa Nuée sur le Sanctuaire, et sa Philosophie des nombres, et Kirchberguer [sic], le correspondant zélé de saint Martin, et le célèbre Franz Baader, son commentateur…

C’est dans ce milieu, partout agissant du mysticisme, que se place saint Martin ; c’est là qu’il faut avoir soin de le rétablir. Isolé de son cadre, dit M. Caro, il nous étonne ; en l’y replaçant, comme dans son élément naturel, bien des contradictions disparaissent, bien des obscurités s’éclairent... « Non, poursuit-il, saint Martin n’est pas ce qu’il semblerait être d’abord, un accident inexplicable dans l’histoire des idées, un phénomène solitaire dans le dernier siècle. Sa voie lui était tracée, son auditoire préparé ; des âmes inquiètes étaient de toutes parts en quête d’une foi nouvelle. Le siècle était habitué aux Messies. Saint Martin vient donner à la philosophie occulte sa dernière et sa plus haute expression… »

Ici, Messieurs, se placerait naturellement l’exposé de cette philosophie occulte, et, pour peu qu’on se plaise dans les profondeurs et les mystères de cette science, si ténébreuse pour les profanes, et dans laquelle il n’est pas bien sûr que les initiés ou même les maîtres arrivent [page 515] toujours eux-mêmes à se comprendre, on peut, avec M. Caro pour guide, suivre les hautes questions abordées et résolues par saint Martin. Pour moi, si l’Académie avait pu craindre un instant que j’eusse ici cette tentation, je me hâterais de la rassurer, et j’avoue sans peine que les hautes spéculations de l’auteur mystique, des questions de doctrine psychologique, des théories telles que celle sur Dieu, sur le monde divin, sur le démon ; ou bien encore sur l’origine, l’essence et la destination de la matière sur le symbolisme et la théorie des nombres ; tout cela me parait dépasser quelque peu les limites d’un rapport. Il y a, d’ailleurs, outre les obscurités qui couvrent ces matières mystérieuses et abstraites, une sorte d’obscurité systématique, qui tient à la double qualité de l’auteur mystique, aux deux personnes pour ainsi dire qu’il réunit en lui, et qui se contrarient et se combattent : l’écrivain et le directeur de conscience. De là, suivant M. Caro, « ce double caractère sous lequel s’offrent à nous ses ouvrages, ce style complexe, cette physionomie ambiguë de ses livres. On croit parfois qu’il a enfin adopté, avec la logique ordinaire, la langue de tous. Il semble que le théosophe va cesser de planer ; il marche comme un simple mortel. On suit, sans trop d’efforts, sa pensée qui se développe ; on finit le chapitre, et, chose merveilleuse, on a compris. Mais continuer la lecture, le théosophe va reparaître avec ses dogmes secrets, ses principes mystérieux, ses formules numériques. La pensée s’obscurcit, les initiés disent qu’elle s’élève et qu’elle s’éclaire : nous ne sommes pas des initiés. »

Un mot encore de M. Caro, pour achever de peindre le théosophe mystique, déjà si bien esquissé par son ingénieux pinceau. « Il semble, dit-il, que saint Martin veuille, de temps à autre, ouvrir les portes du temple [page 516] et déchirer les voiles ; mais une main invisible le retient toujours ; les portes se ferment, les voiles retombent, la nuit se fait... »

C’en est assez sans doute ; et, pour juger saint Martin il n’est nécessaire ni d’autres preuves, ni des exemples qu’il serait trop facile d’emprunter aux extraits cités par l’ingénieux auteur ; seulement, et avant d’en finir avec le système, il y a deux remarques à faire sur ce point, et qui ne sont pas sans intérêt : l’une qui est à l’honneur de saint Martin, c’est qu’il appartient tout entier et sans réserve à l’idée spiritualiste ; et pour preuve M. Caro rappelle la lutte franche et non sans courage qu’il soutint publiquement au mois de ventôse an III, à l’ouverture des écoles normales, contre le professeur Garat et contre son enseignement sensualiste et sceptique ; l’autre remarque, qui est d’un autre genre, c’est que, comme la plupart des écrivains mystiques spiritualistes saint Martin affecte de rattacher sa doctrine par un lien secret à la tradition chrétienne, ou tout au moins aux origines mosaïques A l’en croire sa théosophie est orthodoxe, plus orthodoxe même que l’Église ; mais quelle orthodoxie que celle qui refuse de reconnaître l’autorité de l’Église ? qui, à l’autorité de la parole révélée, transmise par la tradition, substitue je ne sais quelle tradition clandestine ou quelle méthode d’illuminisme expérimental ? Veut-on savoir de quels noms bizarrement assemblés se compose la petite église de saint Martin ? Cette liste, dit M. Caro, qui nous est transmise par un des amis de saint Martin, au premier volume des Œuvres posthumes, est curieuse dans son genre : « …Jésus-Christ y est reconnu comme le père des lumières surnaturelles, le chef invisible des vrais théosophes ; c’est lui qui a inspiré les mages, les Brahmes, Moise, les prophètes, Paracelse, Weigel, Boëhm, Swedenborg, Pasqualis. J’en passe, ajoute [page 517] M. Caro, et des meilleurs, comme Bacon et Léibnitz [sic], qui ne s’attendaient pas à faire figure en cette compagnie. L’Inde et la Chine y sont convenablement représentées. Pythagore, l’inventeur du ternaire et du quaternaire, y reçoit de grands honneurs. Sa théorie des nombres lui vaut une place éminente dans le Concile, à côté et tout près de Jésus-Christ. En est-ce assez, dit M. Caro, et la folie ne touche-t-elle pas à la profanation ?.... »

Après d’aussi étranges aberrations, aurait-on à s’étonner des folles et incroyables visions, non moins que des déplorables théories dans lesquelles l’auteur mystique finit par s'égarer ? Et une fois sur cette pente fatale, en dehors de la vérité, ce qui serait une étonnante merveille, ne serait-ce pas au contraire qu’il eût pu s’arrêter ? Pour abréger et pour arriver de suite à la conclusion, veut-on savoir quel est le dernier mot de saint Martin, le philosophe du spiritualisme, l’ardent adversaire de l’idée sceptique et sensualiste ? En métaphysique comme en morale, il arrive tout droit, ainsi que l’explique très bien M. Caro, au panthéisme : en métaphysique, en soutenant que l’homme n’est qu’une émanation et non une création de Dieu, ce qui est un retour aux dogmes de l’Orient, suivant lesquels le monde, l’homme, tout ce qui a été créé, n’est qu’une émanation de Dieu, c’est-à-dire la divinisation de la créature, sa consubstantiation avec Dieu ; en morale, par sa théorie sur le but final de l’homme, savoir : sa transformation en Dieu, son absorption dans l’unité, ce qui n’est rien moins que la destruction de la personne humaine, l’anéantissement de la volonté, de la liberté et de l'action.

Ecoutons maintenant M. Caro, jugeant cette doctrine de saint Martin : « .... Comment pourrions-nous, dit-il, en dernière analyse, la définir ? Œuvre d’une imagination puissante, d’un esprit audacieux et plein de [page 518] ressources, d’une âme éprise de l’absolu, cette doctrine n’est cependant qu’une tentative stérile. Saint Martin comme Boëhm, a tenté ce qu’aucune force de génie humain ne pourra jamais faire ; il a entrepris de concilier ces deux termes contradictoires, l’unité de substance et le dogme de la chute, le panthéisme et l’idée chrétienne. Qu’arriva-t-il ? C’est que, dans le développement du système, l’idée chrétienne disparaît de plus en plus pour faire place au panthéisme envahissant. La théosophie se proclame chrétienne : vaine prétention ; elle a se source à Alexandrie plutôt qu’à Bethléem. Poètes et prêtres plus que philosophes, ces mystiques ont reçu leurs hymnes de Pythagore, leur sacerdoce des temples d’Isis ; ils n’empruntent au christianisme que des formes et des mots ; le fond de leur doctrine revient à l’antique Orient ; leurs idées sont celles d’Hermès s’efforçant de parler la langue de la Genèse ou de l’Evangile. Éclectiques d’une nouvelle espèce et d’une audace inouïe, ils prétendent renouveler le christianisme en le retrempant aux sources des vieilles allégories, et, sur les débris du Vatican, bâtir le temple de la Gnose moderne, dont le vrai nom serait Babel, et la vraie dédicace : Au Dieu Inconnu. »

Tel est le jugement de M. Caro ; il est difficile, si je ne me trompe, de mieux penser et de mieux dire, de rien exprimer de plus judicieux et d’un style plus clair, plus noble et à la fois plus élégant.

Ce qui vaut mieux que la doctrine, c’est certainement la vie de saint Martin ; c’est comme un contraste qui n’est pas la chose la moins curieuse dans sa biographie. A côté des maximes spéculatives de l’écrivain mystique, qui, mises en action, pourraient, il faut l’avouer, légitimer de tristes, d’effrayantes conséquences ; sa vie, il faut le dire à son honneur, sa vie, qui fut toute d’abandon, de paix [page 619] et de spiritualisme l’a fait aimer de Dieu et des hommes. C’est le mot dont lui-même il se sert. Aussi, est-ce dans cette partie de son étude que l’auteur s’est surtout complu. Sévère pour le système, qu’il n'a pas hésité à condamner, il n’a plus que de l’indulgence pour l’homme, qui fut simple et bon… « Une seule idée, dit-il, dans son intelligence, Dieu ; un seul désir dans son cœur, Dieu encore ; un acte permanent de prière, ce fut là tout saint Martin... Il s’est trompé certainement sur des questions fondamentales ; mais sou erreur fut sincère ; c’était pour lui un autre moyen de trouver Dieu à sa manière, et comme une forme nouvelle de son adoration... Après tout, ne sont-ce pas, dit-il, de nobles âmes que celles qui, lasses de l’analyse et du doute, se réfugient dans l’extase, et vont ainsi chercher le suicide de la raison, non dans l’orgie des sens, mais dans l’ivresse du sentiment ? »

Je ne me lasse pas, Messieurs, de citer M. Caro, et si je n’avais déjà peut-être excédé les limites de ce rapport, et trop abusé, je le crains, de votre indulgente attention, j’aurais, avec grand plaisir, je l’avoue, suivi l’ingénieux et savant biographe de saint Martin, dans le récit de cette vie si simple, si uniforme, et pourtant si attachante… « non qu’elle emprunte son intérêt à ces mystiques terreurs, dont les légendes du moyen âge entouraient la figure des inspirés de ce temps-là, des magiciens. Saint Martin n’a rien de commun avec le docteur Faust et aucun méphistophélès [sic] ne vient nouer et dénouer autour de lui la trame miraculeuse de la fatalité. Il n’y a, dans cette existence vouée à la méditation, rien autre chose que des événements d’idées... » Mais, dans ces idées, quel charme touchant et sans égal ! dans cette vie intime, si simple, si modeste, si recueillie, toujours dirigée vers le même but, par la même pensée, quel modèle de douce [page 520] vertu !... « Aucune heure n’était stérile pour lui : il n’y avait pas, dans sa vie, de moments perdus ; il savait donner un sens à ses plus simples actions, et une portée aux détails de sa vie. C’est là un des traits distinctifs de ces hommes d’élite, qui semblent possédés d’une pensée unique. M. Gilbert, ami et disciple de saint Martin, aimait à raconter, sur les derniers temps de sa vie, les conversations qu’il avait eues avec le célèbre théosophe, et les longs entretiens qui remplissaient leurs promenades intimes. Ces promenades de saint Martin et de M. Gilbert rappellent, avec des noms moins célèbres, mais, à coup sûr, avec des méditations aussi hautes, les excursions champêtres de Rousseau et de Bernardin de «          Saint-Pierre, leurs courses du printemps au bois de Boulogne ou au mont Valérien. Saint Martin avait l’âme meilleure que Rousseau, et son intelligence ne le cédait à celle du Solitaire, ni en poésie ni en élévation... »

Ce qui occupe une grande place dans la vie de saint Martin, ce sont, outre ses relations et ses correspondances avec les maîtres en science mystique, ce sont ses amitiés intimes, presque toutes avec des femmes de haut rang, la duchesse de Bourbon, madame de Lusignan, madame de La Croix, si fameuse dans la secte par ses ravissements d’esprit, et enfin madame de Clermont-Tonnerre… « On a remarqué, dit M. Caro, que les esprits plus particulièrement portés aux idées mystiques semblent n’être attachés à la terre que par des liens fragiles. Ils ont un corps; mais ils s’en aperçoivent à peine, si ce n’est pour souffrir. La souffrance ou la faiblesse du corps dispose naturellement l’âme au mysticisme.... Saint Martin, mystique, avait au plus haut degré le tempérament de son esprit. Sa santé était débile, son corps chétif : il sentait les ressorts de sa vie fragile prêts à se briser à chaque instant... « On ne m’a, [page 521] disait-il d’une manière charmante et pittoresque, on ne m’a donné de corps qu’un projet.... » Aussi ses amitiés avec les nobles dames, dont j’ai tout à l’heure cité les noms, à l’exempte du grand et vertueux prélat que cette ressemblance rappelle, ne semblent-elles avoir eu d’autre caractère et d’autre lien que les sympathies de l’âme et les relations mystiques. Dieu était le lien de leur amitié, leur méditation. — C’est de la duchesse de Bourbon qu’il a pu écrire ces mots touchants : « J’ai pu l’aimer aussi purement que j’aime Dieu. » — .... »Le caractère tendre et timide du philosophe inconnu, sa sensibilité délicate, et aussi sa doctrine pleine d’aventures présentaient de plus à ses nobles amies un vif attrait… »

Telle a été, Messieurs, en résumé la vie de saint Martin, racontée par M. Caro d’une manière si touchante, avec un sentiment si tendre et si sympathique. Telle est aussi, autant que j’ai pu, dans une analyse rapide et sans couleur, essayer de vous la faire saisir, l’étude, trop modestement qualifiée d’Essai, dont le savant professeur de notre lycée vous a fait hommage. Faut-il maintenant tirer la conclusion ? Quant au mysticisme d’abord, la conclusion est-elle que ce soit un sentiment faux ? Bien au contraire, dit l’auteur, et je crois qu’il a raison ; il n’y en a pas qui ait sa racine plus avant dans le cœur de l’homme.... « Il vit, il se perpétue de siècle en siècle, il maintient la chaîne d’or à travers les générations ; mais là où est le vice radical du mysticisme, c’est qu’on ait voulu l’ériger en théorie. Fort tant qu’il s’appuie sur la réalité des phénomènes de l’âme en extase livrée aux vagues instincts de la sensibilité, tant qu’il les décrit et les analyse : impuissant et atonie, quand il s’efforce de leur donner un système. On aura beau faire, en effet, et c’est le dernier mot de M Caro, le sentiment ne sera jamais [page 522] la raison, le rêve ne sera jamais la science : de l’un à l’autre il y a l’infini, comme de Descartes à Boehm ou de Leibnitz à saint Martin. »

Et quant au livre de M. Caro, la conclusion, ne l'avez-vous pas, Messieurs, déjà formulée ? En écoutant les citations que je me suis plu à emprunter souvent, moins souvent encore que je ne l’eusse voulu, à sa remarquable étude, n’avez-vous pas été de l’avis des savants critiques dont je vous ai, en commençant, fait connaître le jugement ? Tel a été aussi l’avis de votre Commission ; elle aussi croit pouvoir dire, sans faire autre chose que d’être juste : il est peu de pages en philosophie plus solides, plus nettes, plus transparentes, que celles où M. Caro analyse le mysticisme ; il est peu de plumes plus que la sienne pleines de délicatesse et de finesse dans le récit de la vie de saint Martin ; il est enfin peu de livres d’une critique plus saine et plus claire, et dont l’auteur puisse promettre à la science de la philosophie plus de lumières, plus de vérités et plus de services.

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1853 revue 2mondes t31853 – Revue des Deux Mondes - Compte-rendu du livre de Caro

XXIIIe année – Seconde série de la nouvelle période - T 3
Bureau de la Revue des Deux mondes, rue Saint Benoît, 20 - 1853

Compte-rendu du livre de Caro – pages 406-408

Du mysticisme au XVIIIe Siècle, Essai sur la rie et la Doctrine de Saint-Martin, le Philosophe inconnu, par E. Caro, professeur agrégé de philosophie au lycée de Rouen (Note : Paris, 1 vol. in 8°, chez Hachette).

Il se pourrait très bien que le mysticisme reprit du crédit. Lorsque l'esprit humain est mécontent des réalités, lorsque l'expérience a déçu la raison et que notre sagesse s'est vue la risée des événements, on se sent triste et humilié, et si l'on ne se jette dans une incrédulité moqueuse ou dans l'activité absorbante des intérêts matériels, on est tenté de se réfugier dans le monde spirituel et de remonter vers l'invisible. Dans toute société policée, ce refuge existe, il est publiquement, officiellement ouvert à tous, c'est la religion établie, et parmi nous, grâce à Dieu, la religion établie, c'est le christianisme. Toute religion est au fond un mysticisme, et le christianisme lui-même en est un, si l'on prend ce mot dans sa meilleure part, et s'il n'exprime que la foi dans une révélation directe de Dieu à l'homme; mais on sait que ce mot a un sens particulier; car dans le sein même du christianisme il y a des mystiques, secte innocente, touchante, admirable quelquefois, et qui peut rester orthodoxe, quoique toujours au moment de cesser de l'être ; secte dangereuse, hérétique, profanatrice, et qui peut arriver aux plus grands égarements sur le dogme et la morale. C'est que la disposition mystique, le tour d'esprit qu'elle suppose et le genre d'idées auxquelles elle conduit, sont en soi des choses difficiles à régler, comme tout ce qui ne reconnaît pas la loi de la raison; et lorsque la mysticité pénètre au sein du christianisme même, elle en accepte rarement le frein, elle trouve encore trop lourd le joug léger de l'Évangile, et, s'efforçant témérairement d'anticiper sur la vie éternelle, elle tend à se faire elle-même un ciel, et peut, sans le savoir, se tourner en une nouvelle sorte d'idolâtrie.

La mysticité est donc quelque chose de plus que le sentiment religieux; le mysticisme est quelque chose de plus que la religion. Il y a une disposition spéciale de la nature humaine, dont chacun de nous a le germe en soi, mais qui, plus puissante et plus développée chez quelques-uns, engendre les véritables mystiques, sorte de gens qu'il est très difficile de définir, et qui, se plaçant en dehors de tout ce qui est pratique, naturel, rationnel, établi par [page 407] le commun consentement des intelligences, poursuivent le divin et l'idéal, et n'atteignent souvent que le merveilleux et l'imaginaire. Par le caractère même d'une telle tendance et l'indétermination de son objet, on voit qu'elle peut mener au faux comme au vrai, au sacré comme au profane, au bien comme au mal. La mysticité ainsi comprise n'est donc pas inhérente à la religion. Elle peut exister en dehors du christianisme; elle peut se rencontrer dans les sciences et jusque dans la politique; il y à même un mysticisme irréligieux, un mysticisme révolutionnaire. Comme penchant intellectuel, c'est en quelque sorte une forme qui s'adapte à toutes les matières, et suivant la distinction des esprits, la nature des croyances et la délicatesse des consciences, elle donne des produits aussi inégaux, aussi différents que la spiritualité si pure de Gerson ou de Fénelon, les rêveries téméraires de Boehm, la théosophie suspecte de Swedenborg, les chimères aventureuses de Mesmer et de Cagliostro, l'illuminisme grossier de dom Gerle et de Catherine Théot.

C'est plutôt du côté de Fénelon qu'il faut placer Saint-Martin, qui, vers la fin du siècle dernier, a, dans sa foi naïve et subtile, tenté de remplacer tout ensemble l'esprit philosophique et la tradition ecclésiastique par une révélation dont il ne trouvait le titre que dans sa pensée. De tous les mystiques hétérodoxes, Saint-Martin est peut-être le plus chrétien; c'est assurément le plus intéressant. Il est de ces hommes dont on ne parle que pour en dire du bien. On ne lit guère ses écrits, mais on loue l'auteur. Ses vertus personnelles et sa vie presque ascétique ont laissé une bonne et pure renommée, et des esprits supérieurs ont estimé le sien. Cependant il est resté, quoique son nom soit presque célèbre, le philosophe inconnu, et il ne cesserait pas de l'être, si l'on ne devait le connaître que par ses ouvrages. Quoiqu'ils contiennent des choses remarquables, ils ne peuvent être goûtés, si l'on n'est de sa secte, ou si l'on ne partage ses dispositions. Pour l'immense majorité des lecteurs, ils sont obscurs, vagues, ennuyeux, et cependant ils sont très dignes de curiosité. Saint-Martin est au nombre des écrivains qu'il est difficile de lire et qu'il est bon de connaître; par conséquent, il gagne à être interprété. Pour qui n'est pas mystique, le mysticisme n'est intelligible que s'il est analysé, et ceux qui le jugent se font mieux entendre que ceux qui le prêchent.

Mais il faut que l'interprète soit fidèle, l'analyse exacte, le juge compétent. Ces conditions sont remplies par l'ouvrage que M. Caro a publié sous le titre d’Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin. M. Caro n'est point mystique, mais il aime et comprend le mysticisme; il en connaît et il en montre la faiblesse et le danger, mais il sait combien dans Saint-Martin la doctrine était noble, élevée, moralement irréprochable. C'était un libéral, nullement révolutionnaire, un chrétien de cœur, sinon d'esprit, un philosophe par l'intention et non par la méthode. Le tableau des opinions au milieu desquelles il s'est formé, les simples événements de sa vie, les antécédents de ses doctrines, leur caractère, leur portée, la valeur de ses ouvrages et de son talent, enfin le fort et le faible du mysticisme, tout est traité avec une parfaite clarté et une haute raison dans l'ouvrage qui nous occupe. Éclairé par la philosophie, appuyé sur la foi, M. Caro peut en toute assurance se prononcer sur les questions qu'il agite; son intelligence, souple et pénétrante, est bien maîtresse de son sujet; quand il expose et quand il conclut, il mérite et captive la confiance, et nous aimons mieux l'en croire sur Saint-Martin [page 408] qu'entendre Saint-Martin lui-même. La lecture d'un pareil ouvrage transporte l'esprit bien loin du temps présent, et c'est par là qu'elle nous parait convenir au temps présent. Charles de Rémusat.

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1858 vapereau1858 – Vapereau − Dictionnaire universel des contemporains

Dictionnaire universel des contemporains: contenant toutes les personnes notables de la France et des pays étrangers
Par Gustave Vapereau, ancien élève de l’École normale, ancien professeur de philosophie, avocat à la Cour impériale de Paris
Paris. Librairie de L. Hachette et Cie, rue pierre Sarrazin, n° 14 - 1858

Article Caro, p.344

CARO (Elme-Marie), littérateur français, est né en 1825, à Rennes, où son père, auteur de quelques traités à l'usage de la jeunesse, était alors professeur de philosophie. Il termina ses études au collège Stanislas, obtint de nombreux succès au concours général, notamment les deux prix de philosophie en 1845, et il entra aussitôt à l'Ecole normale. Agrégé de philosophie en 1848, il professa successivement aux lycées d'Alger, de Rouen et de Rennes. Il occupa ensuite la chaire de philosophie à la Faculté des lettres de Douai, où l'élégance de sa parole attirait un nombreux auditoire. Il vient d'être rappelé à Paris, comme maître de conférences à l'Ecole normale En 1856, M. Fortoul l'envoya officiellement à Anvers pour exposer devant la Société littéraire de cette ville les doctrines spiritualistes et religieuses de l'Université de France, dont il est un des plus orthodoxes interprètes. A la suite de cette mission, M. Caro a été nommé chevalier de la Légion d'honneur.

Outre des mémoires favorablement accueillis par l'Institut, il a publié, dans la Bibliothèque des chemins de fer : Saint Dominique et les Dominicains, et, sous le pseudonyme de Saint-Hermel, la Vie de Pie IX. Son livre du Mysticisme au XVIIIe siècle (1852-1854, in-8), qui fut d'abord sa thèse de docteur, est un essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, le philosophe inconnu. M. Caro a fourni à la Revue de l’instruction publique et à la Revue contemporaine, dont il est resté un des rédacteurs, un grand nombre d'articles dont les principaux ont été réunis sous le titre d'Études morales sur le temps présent (1855, in-18 ) : ce recueil a été couronné par l'Académie française.

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Nous citerons encore un article publié par M. Stourm, qui juge un peu trop Saint-Martin au point de vue des préoccupations contemporaines, cherchant le côté pratique d'un système qui parait peu susceptible d'applications ; et, enfin, le résumé substantiel que [page 7] M. Bouchitté a donné de la doctrine du Philosophe inconnu, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques.

Qu'il nous soit permis de consigner ici l'expression de nos sincères remerciements pour le concours si bienveillant et si empressé que nous n'avons cessé de trouver auprès de MM. Tournyer, Huret, E. Stourm, dans les recherches difficiles que nous avons eu à faire sur cette matière très obscure et peu explorée.



1859 bibliographie catho1859 - Bibliographie catholique - Compte-rendu du livre de Caro

Bibliographie catholique
Revue critique des ouvrages de religion, de philosophie, d’histoire, de littérature, d’éducation etc. destinée aux ecclésiastiques, aux pères et aux mères de famille, aux chefs d’institution et de pension des deux sexes, aux bibliothèques paroissiales, aux cabinets de lecture chrétiens, et à toutes les personnes qui veulent connaître les bons livres et s’occuper de leur propagation.
Tome XXII - Juillet à décembre 1859 - Paris. Au bureau de la bibliothèque catholique, rue de Sèvres, 31. - 1859

Compte-rendu du livre de Caro, Du mysticisme au XVIIIe siècle, pages 312-315

120. DU MYSTICISME au XVIIIe siècle. — Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, le philosophe inconnu, par M. E. CARO, professeur agrégé de philosophie au lycée de Rennes. — 1 volume in-8° de VI-312 pages (1832 , chez L. Hachette et Cie ; — prix : 5 fr.

« Saint-Martin est un auteur plus cité qu'il n'est connu. On croit être quitte à son égard quand on l'a jugé d'un mot : c'était un illuminé. Tout illuminé qu'il soit (sic), nous ne croyons pas qu'il doive subir sans appel cette sentence du dédain ou du sarcasme. Il est digne, par certaines qualités éminentes, par les défauts mêmes de son esprit, l'excès d'originalité, et de hardiesse, que la critique sérieuse s'arrête à ses œuvres, sans défaveur anticipée, sans parti pris d'avance de raillerie ni de mépris (p. 1). » Ce n'est pas que M. Caro entreprenne une « apologie impossible ; » il ne veut pas, dans ce procès en révision, « absoudre Saint-Martin, » mais seulement « le relever d'un discrédit injuste. » A cet effet, il recueille un certain nombre de témoignages plus ou moins favorables, épars dans les ouvrages de Mme de Staël, de M. Joubert, de Chateaubriand, de Joseph de Maistre, etc., témoignages dont il tire, selon nous, trop d'avantages; puis il entre de plain-pied dans son sujet. — Saint- [313] Martin n'est pas isolé au milieu de ses contemporains : rien, au contraire, de plus commun, au XVIIIe siècle, que ces hommes connus sous le nom d'illuminés. Ils prennent place « entre la religion discréditée et la société sceptique (p. 11). » On attachait, en général, à ce mot illuminisme l'idée d'une inspiration immédiate, d'une communication directe avec les êtres purement intellectuels, et d'une association mystérieuse dans un but quelconque. L'association secrète et l'inspiration, c'est là le double caractère qui peut nous servir à définir presque toutes les sectes d'illuminés, (ibid.). L'un de ces caractères, remarque justement M. Caro, établit « une affinité naturelle entre la doctrine protestante, qui préconise la liberté du sens individuel dans l'interprétation des saints livres, et la théosophie, qui nie l'autorité de l'Église au profit de l'inspiration de chacun (p. 24). » Voilà donc les principes de l'illuminisme; après cela, qu'il affecte parfois dans son langage d'employer des expressions qui ont un air de ressemblance avec celles de la piété chrétienne, nous ne nous laisserons pas prendre à ces beaux dehors ; nous savons que les illuminés nient l'autorité de l'Église ; cela nous suffit, ils sont dans l'erreur, quoi qu'ils puissent dire ou faire pour nous persuader le contraire. Il y aura ça et là dans leurs livres quelques vérités, nous voulons le croire ; mais n'est-ce pas ainsi que d'ordinaire procède le mensonge pour se faire accepter ? Saint-Martin ne sera donc pas justifié à nos yeux, il ne se relèvera pas même du discrédit où il est tombé, parce qu'il aura dit vrai quelquefois ; autrement il faudrait glorifier le Coran, parce que, grâce aux emprunts qu'il a faits à l'Évangile, il n'est pas faux de tous points. On se rejette sur l'intention et l'on dit : «Qu'il se soit trompé sur des questions fondamentales, nous serons les premiers à le reconnaître;.... mais son erreur fut sincère. C'était pour lui un autre moyen de trouver Dieu à sa manière, et comme une forme nouvelle de son adoration (p. 5). » Ou nous nous trompons, ou il y a ici une excessive indulgence non pas seulement pour l'homme, « qui fut simple et bon » (ibid.), » mais pour le système, à l'égard duquel, néanmoins, on déclare qu'on se montrera sévère. — Mais abordons la doctrine de Saint-Martin d'après l'analyse de ses Œuvres que nous avons sous les yeux. — « Saint-Martin vient donner à la philosophie occulte sa dernière et sa plus haute expression, sa forme la plus complète (p. 28). » Son mysticisme est « un compromis chimérique entre la religion et la philosophie ; ni orthodoxe pour la foi, ni ortho- [314] doxe pour la raison. Il veut expliquer tout ce que la religion fait croire, et la logique à laquelle il fait appel ne lui répond pas (p. 119). » Sa psychologie est tout alexandrine, c'est-à-dire qu'elle repose sur la double théorie de l'émanation et de la réminiscence (p. 155), c'est-à-dire encore que, sur l'origine et la nature de l'âme, le philosophe inconnu professe le panthéisme. De là une foule d'autres erreurs qui découlent naturellement de cette monstrueuse doctrine : « La nature révèle un grand ouvrier, mais non nécessairement un ouvrier libre, puisque tout y marche nécessairement par des lois fatales ; non un Dieu saint et aimant, puisque le monde est privé de moralité et d'amour (p. 171). » De là, négation de la distinction des personnes en Dieu. Il y a bien, dans ce système, un Verbe, mais ce Verbe est la substance de tous les êtres, l'expansion de l'universelle substance. Il y a même une incarnation du Verbe, mais cette incarnation n'a rien de mystérieux, et, par suite, rien de commun avec le dogme catholique. Pour Saint-Martin, le vrai christianisme n'a point de mystères ; loin de là, il a l'évidence même pour essence. Aussi, selon lui, l'Église catholique a trahi sa mission en proposant des mystères à croire ; mais les temps s'accomplissent, Dieu fait son œuvre à travers les siècles, une religion nouvelle va se lever sur le monde, et si Saint-Martin ne va pas jusqu'à s'en dire le messie, il s'en regarde au moins comme le précurseur et le prophète. La religion nouvelle n'aura ni mystères, puisqu'elle sera l'évidence ; ni sectes, puisqu'elle sera l'unité ; ni autorité, puisqu'elle affranchit la foi. « On se demande, s'écrie M. Caro, si on rêve ! Devait-on s'attendre à de semblables conclusions de la part d'un théosophe qui fonde son enseignement sur l'initiation, sa méthode sur l'inspiration, son autorité sur une tradition clandestine ? Singulière unité enfin que celle qui embrasse Moïse et Pythagore, les Brahmes et Boëhur ! [sic] oui, l'unité du chaos (p. 186). » Au reste, les contradictions ne sont pas rares dans Saint-Martin. De ce que tout est Dieu, il suit nécessairement que le mal n'est pas ; et pourtant le philosophe reconnaît que « le mal existe dans la matière dégradée, dans l'homme déchu, dans l'être pervers (p. 189). » Mais, au moins, ce mal est fatal sans doute. Non, le mal a son origine dans la volonté. Il y aura donc un paradis et un enfer ; seulement, ce seront simplement des états de l'âme, des situations morales. Autre face du système : ce monde, qui est un être sensible, subira un jour d'éclatantes transformations ; et ici, dans des pages d'une poésie bizarre, on croit en- [315] tendre déjà « le premier retentissement de la parole de Fourier, qui va bientôt annoncer ses merveilles, et qui déjà rêve, au fond de son comptoir, la rédemption de la nature (p. 221). » — La morale qui sort de ces principes faux et de ces contradictions, c'est la morale d’un quiétisme impraticable. Pour le catholique, il y a des degrés dans la vertu ; pour l'illuminé, la vertu est parfaite ou elle n'est pas : il n'y a pas de milieu entre se faire Dieu par l'extase ou se croire rejeté de Dieu si l'on n'est pas transformé en lui par l'union intime et complète ; c'est à la fois exalter l'orgueil et décourager l'humilité.

Telle est, en gros, la doctrine de Saint-Martin. Nous faisons grâce à nos lecteurs de bien d'autres erreurs qui outragent également la raison et la foi, et d'une foule de rêveries au moins ridicules quand elles sont innocentes. Mais ce que nous venons de dire suffit pour faire connaître l'esprit qui règne dans les Œuvres de celui que de Maistre appelle le plus instruit, le plus sage, le plus élégant des théosophes. Sa vie valait mieux que ses principes, chose qui se rencontre assez souvent : il était bon et simple, il aimait à pratiquer l'aumône. Mais il aimait beaucoup J.-J. Rousseau, il reconnaissait avec bonheur qu'il avait avec le philosophe de Genève plusieurs rapports, et il regrettait seulement de ne pas lui ressembler davantage et de valoir beaucoup moins que lui. Ce n'était pas trop demander, il faut en convenir, ni placer bien haut l'idéal de la vertu. Nous espérions mieux de celui que M. Caro appelle un excellent homme. Il a protesté en un sens contre le matérialisme de son époque, et, à ce titre, il vaut mieux qu'un d'Olbach et qu'un Lamettrie ; mais pour rendre à la vérité quelques hommages, lui porte-t-il des coups moins dangereux ? et, malgré de vagues aspirations de religiosité, y a-t-il dans cette âme autre chose qu'une haine profonde de la vraie religion ? nous ne le pensons pas. Nous croyons donc que M. Caro, qui met si bien à nu tout ce qu'il y a de faux, d'immoral ou d'inconséquent dans l'illuminisme de Saint-Martin, se laisse un peu trop attendrir quand il parle de l'homme. Il est trop facile de se retrancher derrière cet argument : Saint-Martin, après tout, était sincère. En partant de là, on irait loin ; et puis, qu'en savons- nous ? — Nous venons de dire que M. Caro fait bien ressortir les erreurs de Saint-Martin ; nous l'avons vu s'en moquer et les persifler ; mais, il ne faut pas s'y tromper : ce n'est pas au nom de la religion, c'est au nom de la philosophie qu'il convainc l'illuminisme de mensonge. Il distingue bien entre le vrai mysticisme qu'approuvé la [316] foi catholique, et le faux qui est pratiqué par Saint-Martin et son école ; mais, qu'est-ce pour lui que le mysticisme orthodoxe ? une disposition naturelle et rien de plus : « Cette disposition d'esprit a son origine dans une simplicité plus ardente, dans une imagination plus vive (p. 98). » Qu'est-ce que sainte Thérèse, saint François de Sales, Louis de Blois, saint Jean de la Croix? « Des intelligences vives, éprises d'amour, des cœurs ardents, des âmes exaltées, qui ont cherché, par la voie du sentiment et de la contemplation, à se rapprocher de Dieu (ibid.). » Ailleurs M. Caro déclare que « la vérité n'est pas dans l'excès d'ignorance superstitieuse du moyen âge, qui voyait Dieu partout (p. 229). » C'est que M. Caro est philosophe aussi, et, comme il reproche à Saint-Martin de dire en quelque sorte que hors de l'extase il n'y a point de salut, on peut lui reprocher à son tour de n'en point voir hors du rationalisme. « Il a, dit-il, des maladies dont la médecine moderne a purgé le sang de l'humanité, et dont la secrète contagion semble s'être arrêtée pour toujours. La saine philosophie, ne pourrait-elle pas accomplir dans la région des idées la même œuvre bienfaisante, opérer les mêmes guérisons? A quoi servirait la science, si elle ne savait pas guérir une seule âme malade, fortifier une seule âme faible, dissiper les vertiges, éclairer les illusions (p. 29) ? » Voilà des phrases qui plairont sans doute à MM. Jules Simon et Émile Saisset, à qui M. Caro, leur disciple et leur ami, dédie son livre ; mais que prouvent-elles ? tout au plus une chose honorable pour le caractère de M. Caro, à savoir qu'il croit aisément ce qu'il désire ; mais qu'il cherche ces âmes malades que la philosophie humaine a guéries de leurs langueurs, nous doutons qu'il en trouve beaucoup. Qu'il les compare surtout à ces milliers, à ces millions d'âmes que guérit et que sauve tous les jours la religion, et qu'il prononce entre elle et cette science lointaine qui se pose comme sa rivale : A fructibus eorum cognoscetis eos. — Nous avons eu occasion ailleurs, à propos d'un volume sur Saint Dominique et les Dominicains (t. XIII, p. 157), de dire notre pensée sur M. Caro. Ce n'est pas sans doute un esprit irréligieux, mais c'est un esprit qui n'accorde encore àla religion qu'une adhésion raisonneuse, au sanctuaire une respectueuse inclinaison de tête, et qui n’a pas le courage de dire du fond du cœur : Hors de l'Église point de salut ! D. SAUCIÉ

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1860 Barbey aurevilly1860 – Barbey d’Aurevilly - Les philosophes et les écrivains religieux

Les œuvres et les hommes
Par Jules Barbey d’Aurevilly
1ère partie
Les philosophes et les écrivains religieux
Paris.
Amyot, éditeur, 8, rue de la Paix
MDCCCLX

Du mysticisme et de Saint-Martin. Pages 93-108

(Du mysticisme au dix-huitième siècle. Essai sur la vie et les doctrines de Saint-Martin, le philosophe inconnu, par M. CARO)

Voici une surprise. Lorsque nous avons ouvert le livre que M. Caro a publié sur Saint-Martin, et qu’à la première page nous avons trouvé, à côté du nom de l’auteur, le titre toujours suspect jusqu’à l’inventaire des doctrines de celui qui le porte, « de professeur de philosophie », quand, à la seconde page, nous avons lu une dédicace de MM. Jules Simon et Saisset, traités respectueusement et affectueusement « de maîtres et d’amis, » nous avons naturellement pensé que le Rationalisme contemporain allait, sans être un aigle, avoir beau jeu du bec et des griffes contre le mysticisme pris à partie, pour l’exécuter mieux et plus vite, dans la personne de Saint-Martin. Nous n’avons pas hésité croire que ce grand égaré de Saint-Martin, qui a fait un livre intitulé Ecce homo, ne fut pris à son tour pour l’Ecce homo du mysticisme et outrageusement traité comme tel. Se marier, — [page 94] disait le grand lord Bacon, — c’est toujours donner des otages à la fortune. Entre philosophes, la dédicace d’un livre, n’est-ce pas comme un mariage d’idées ? Et quand cette dédicace est adressée à MM. Saisset et Jules Simon, n’est-ce pas là un otage au Rationalisme qu’ils représentent et qu’ils servent, au Rationalisme qui est la mauvaise fortune de ce temps Voilà ce que nous disions, quand heureusement la lecture de l’ouvrage de M. Caro a répondu à toutes nos prévisions, en les trompant. Ce livre qui, de la personne très peu connue jusqu’ici et maintenant plus étudiée de Saint-Martin et de ses idées, s’élève jusqu’à la hauteur d’une discussion et d’un jugement sur le mysticisme en général, est une œuvre qui veut être impartiale et sévère. La Critique ne saurait l’oublier. C’est un de ces livres discrets et transparents qui ne disent pas tout ce qu’ils pourraient dire, mais qui le laissent entrevoir ; c’est un de ces sphinx au front de marbre diaphane à travers lequel perce le secret qu’on garde encore, mais qui doit un jour en sortir ! Rien, en effet, dans un ouvrage où la clarté qu’on trouve rend très difficile sur la clarté qui n’y est pas, ne nous atteste d’une manière précise et fermement articulée que l’auteur ait le bonheur d’être catholique, mais rien, non plus, n’affirme qu’il ne le soit pas. Au contraire. Toutes les fois où il parle du catholicisme, ce n’est pas seulement avec un respect qui est plus que de la convenance, mais c’est avec une telle intelligence qu’on croirait presque à la sagesse de la foi. Quoiqu’il juge le mysticisme au point de vue de la philosophie et de la métaphysique humaine, et qu’à ce point de vue il le repousse [page 95] et le condamne comme n’apportant sous le regard de la connaissance aucun système véritablement digne de ce nom, l’auteur est non moins net et non moins péremptoire, quand il le prend et quand il le juge au point de vue du catholicisme.

Nous l’affirmons avec une joie qu’un regret tempère : un catholique qui se serait plus hautement affirmé dans un tel livre, et qui y aurait mis bravement le crucifix sur sort cœur, aurait dit davantage; mais sur la limite où Caro s’arrête, si un catholique avait pu s’arrêter, il n’aurait peut-être pas dit mieux.

Et véritablement, pour qui n’a pas abandonné l’observation et l’analyse, le mysticisme, — quelle que soit la forme qu’il revêt, — n’est jamais qu’une aberration du sentiment religieux en vertu de sa propre force, si une autorité extérieure ne le règle pas et ne le contient pas, d’une main souveraine, la turbulence de ses élans. Or, nous ne connaissons dans l’histoire du monde que le Catholicisme qui ait jamais pu régler et contenir cet extravasement de la faculté religieuse, parce que le Catholicisme, cette force organisée de la vérité, a, par son Église, l’autorité éternellement présente et vigilante, qui sauve l’homme de son propre excès et le ramène tout frémissant à l’Unité, quand le malheureux s’en écarte, fût-ce même par une tangente sublime ! Partout ailleurs que sous le gouvernement de l’Église et en dehors de son orthodoxie, le mysticisme, — et il en faut bien prévenir les âmes ardentes et pures qu’une telle coupe à vider tenterait, — le Mysticisme n'a donc été et ne continuera d’être qu’une immense erreur et une éblouissante ivresse [page 96] de cette faculté de l’infini, la gloire de l’homme et son danger, et qui fait de lui, — diraient les naturalistes, — un animal religieux. Certes, la longue chaîne du mysticisme a bien des anneaux ; mais depuis le Fakir de l’Inde livré aux voluptés et aux martyres de l’extase jusqu’à ces Illuminés des voies intérieures dont parle Saint-Martin, en parlant de lui-même, tous les mystiques ne sont guères, en fin de compte, que les victimes plus ou moins foudroyées du sentiment religieux, trop fort pour l’homme, quand il se confie sans réserve à sa chétive et traître personnalité.

Quel est donc l’insensé qui ne se défierait jamais de son âme ? Est-ce que le roseau qui perce le mieux la main humaine n’est pas le « roseau pensant » de Pascal ? De toutes les religions connues, le Catholicisme ayant le mieux traité la personnalité de l’homme selon ce qu’elle vaut, en lui arrachant son orgueil, a eu seul aussi la puissance de creuser un lit dans les âmes pour ce torrent de l’infini qui submerge certaines natures et finirait par les engloutir ! Lui seul, dans cette balance si vite faussée de nos facultés, a fait équilibre au bassin qui penche sous le poids accablant de l’Amour, en jetant dans l’autre bassin la charge de l’Obéissance ! C’est ainsi qu’il créé, au milieu de toutes les contradictions de l’être humain, la plus divine des harmonies, et qu’en nous donnant des saints comme François de Sales, Barthélemy des Martyrs, sainte Thérèse, sainte Brigitte, sainte Catherine de Sienne, François-Xavier, Louis de Gonzague, Stanislas Kotka, Philippe de Néri, Jean de Dieu, Angèle de Brescia et tant d’autres, il a réalisé, pendant un moment sur la terre, une vraie transposition du ciel !

[page 97] Telle est l’œuvre, et je dirais presque le miracle du Catholicisme. Telle est, en vertu de son incorruptible puissance, l’assainissement qu’il opère sur cette disposition à la mysticité, qui, pour certaines âme, est encore bien moins une faculté qu’une maladie. Assurément, Caro sait tout cela aussi bien que nous, et il en touche même un mot en passant dans son chapitre du mysticisme, en général. Mais la Critique, qui a ses convictions, qui n’examine, ne raisonne et ne conclut que du milieu d’elles, a le droit de demander au philosophe pourquoi, dans un livre où toutes les questions liées à son sujet sont touchées de manière à les faire vibrer dans les esprits, il a négligé d’appuyer plus longtemps et plus fort sa juste et pénétrante analyse sur le côté fécond et sanctifié du mysticisme. Le mysticisme des religions fausses, le mysticisme hétérodoxe et qui n’est qu’une des faces, et la plus flamboyante, du monstre multiple de l’hérésie ou de l’erreur, M. Caro nous montre très bien comment le Catholicisme les traite et quel droit indéfectible il a pour les condamner et pour les punir. Mais, M. Caro en convient, il n’est pas au monde que ces sortes de mysticismes, tous plus ou moins faux, plus ou moins individuels. Il y a aussi le mysticisme dans la règle, dans l’orthodoxie, dans l’unité de la foi et du dogme, dans l’obéissance de la discipline, le grand mysticisme catholique enfin. Nous en avons nommé plus haut les plus glorieux représentants et les plus splendides interprètes. Celui-là n’est point une déviation de la faculté religieuse, il en est l’exaltation, mais l’exaltation dirigée, l’enthousiasme ardent et profond, et cependant gouverné ; cette espèce [page 98] d’enthousiasme qui a le regard clair au lieu de l’avoir ébloui et qui, multipliant pour la première fois son intensité par sa durée, ne défaille jamais parce qu’il se retrempe dans l’inextinguible flamme de l’Unité comme la source vive de la lumière. Un tel fait, de quelque nom qu’on l’appelle, de quelque explication qu’on l’étaie, méritait d’avoir une plus large place que celle qui lui est accordée dans un livre ayant pour but de descendre au fond de la question du mysticisme. Cependant, est-ce prudence ? Est-ce inattention ? M. Caro passe rapidement auprès de ce fait qu’il mentionne, mais qu’il ne creuse pas. Lui, dont les yeux sont fins et sûrs, M Caro n’a pas senti que, s’il les avait fixés profondément sur ce qui n’est pas seulement une distinction nominale, faite par la haute sagesse gouvernementale de l’Église, il n’aurait pu s’empêcher de voir, se détachant du fond commun des idées et des phénomènes imputés au mysticisme, pris dans son acception la plus générale et la plus confuse, un autre mysticisme, ayant ses caractères très déterminés ; l’éclatante réalité, enfin, qui contient la vérité intégrale que la Religion seule met sous les mains de nos esprits, mais dont la Philosophie les détourne ?... Alors le dernier mot du livre aurait été dit, et ce mot n’eût pas été une négation.

Car, en pressant bien, voilà la fin et la conclusion d’un écrit auquel nous voudrions moins de réserve. L’auteur, dont nous pressentons les opinions à certains accents qui passent à travers les surveillances de sa pensée, l’auteur nie à Saint-Martin et au mysticisme la vérité philosophique et religieuse, ces deux vérités qui pour nous n’en font qu’une, mais [page 99] que les rationalistes croient très habiles de séparer ; — et il a raison, s’il ne s’agit ici que de Saint-Martin « le philosophe inconnu du XVIIIe siècle » et du mysticisme hors l’orthodoxie, du mysticisme de l’hérésie ou de l’erreur. Mais sérieusement, et pour qui n’ignore pas la pente des choses, et où la logique pousse l’esprit encore plus qu’elle ne le mène, pour qui nous a prouvé que le mysticisme de Saint-Martin, comme tout mysticisme en dehors de la règle posée par l’Église, traîne l’esprit jusqu’au panthéisme, pour un homme expérimenté en ces matières, qui sait fort bien qu’il n’y a plus maintenant face à face, en philosophie, que le Catholicisme et le panthéisme, et que toute idée se ramène forcément à l’un ou à l’autre de ces grands systèmes, sans pouvoir jamais en sortir, était-ce bien la peine de s’interrompre et de s’arrêter ? Fallait-il rester devant un mur si transparent, dont l’impénétrabilité peut-être effrayait moins que la transparence ! Une vraie critique philosophique, si elle avait voulu mériter l’honneur de son épithète, devait-elle, après avoir accumulé les négations, s’effacer et disparaître dans le néant qu’elle avait fait, et, sous peine de trop ressembler à tout ce qu’elle avait pulvérisé, n’était-elle pas tenue d’ajouter et d’affirmer quelque chose de plus ? Que si elle n’affirmait pas, ne retombait-elle point inévitablement à la monographie pure et simple, aux petites analyses qui pincent les fibrilles des choses au lieu de les briser d’une seule et grande rupture dans leurs muscles les plus résistants ? Ne revenait-elle pas enfin à tous ces procédés microscopiques si chers et si familiers aux philosophies infécondes, aux philosophies [page 100] sur le retour ?... Nonobstant de si tristes conditions acceptées, le livre de M. Caro, tout incomplet qu’il soit par la conclusion, est d’un intérêt très vif encore. Nous y avons trouvé ce qui vivifie tous les livres philosophiques, la verve de la discussion, la propriété du langage, et surtout la nouveauté inattendue et piquante du renseignement.

On y était tenu avec Saint-Martin plus qu’avec aucun autre. Saint-Martin n’a point le rare privilège des grands esprits nets, des hommes à découvertes dans l’ordre de la pensée et à résultats positifs. Ceux-là, on les trouve sans les chercher dans ce qu’ils ont fait et dans les influences qu’ils ont laissées après leur passage, tandis que déjà, et à la distance d’une moitié de siècle, il nous faut chercher Saint-Martin, pour l’apercevoir. De son vivant, il aimait s’appeler le Philosophe inconnu, et il a bien manqué de sombrer sous ce nom-là dans la mémoire des hommes, puni justement d’ailleurs, par l’obscurité, de tous ces petits mystères de secte dans lesquels il avait comme entortillé sa pensée. Sans le mot enthousiaste de Madame de Staël dans son Allemagne, un autre mot plus grave et mieux pesé de J. de Maistre dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, l'image de Joubert qui en fait un aigle avec des ailes de chauve-souris, et quelques lignes impertinentes de Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe, qui donc, dans le monde du dix-neuvième siècle, connaîtrait de vue Saint-Marin, sinon les curieux qui lisent tout et qui se font des bibliothèques de folies ? Le temps a marché sur les hommes qui croyaient au grand mystique des voies intérieures et qui sympathisaient à ses idées. Il a péri [page 101] presque tout entier. Il n’a point laissé de trace et de ciment parmi eux, comme Swedenborg, cet autre mystique qui passa aussi sa vie dans la contemplation et dans l’obscurité, mais dont le système plus hardi et plus exprimé a jeté un éclat qui rappelle les aurores boréales de son pays. Swedenborg a encore des milliers de disciples. Il est vrai qu’ils sont en Amérique, — ce qui diminue le mérite d'en avoir, — dans le pays qui pare sa jeunesse avec les oripeaux tombés de la tête branlante de la vieille Europe. Saint-Martin n’en a guère nulle part... Le Mysticisme, qui est de tout temps, comme l’orgueil de l’homme, sa personnalité et sa soif d’infini, a changé de peau comme un serpent. Il n’en est plus où il en était au dix-huitième siècle, et M. Caro, nous développant la doctrine de Saint-Martin, cette mystérieuse et nuageuse doctrine qui partit de Boëhm pour aboutir misérablement à une Mme de Krüdener, nous produit bien moins l’effet d’un philosophe que d’un antiquaire, qui nous désenveloppe une momie et nous fait compter ses bandelettes.

Du reste, philosophe ou antiquaire, M. Caro s’est préoccupé, surtout et avant tout, d’être historien. La biographie intellectuelle de Saint-Martin n’était qu’une curiosité philosophique, mais, rattachée à l’histoire du dix-huitième siècle, elle prenait presque aussitôt de la consistance et de la valeur. Alors il s’agissait plus des excentricités de la pensée d'un homme plus ou moins doué d’imagination ou de génie, il s’agissait du génie même ou de l’imagination de son époque, dont un homme, quels que soient sa force et son parti pris, dépend toujours. [page 102] Le grand préjugé contemporain, c’est de croire que le dix-huitième siècle fut uniquement le siècle de l’analyse, de la philosophie d’expérience, des sciences positives, de la démonstration, de la clarté, quand la vérité est qu’il fut autant le siècle des synthèses éblouissantes ou ténébreuses, des a priori audacieux, des sciences menteuses à leur nom, enfin de l’indémontrable en toutes choses. Prendre un siècle comme un homme, par ses prétentions, est un mauvais moyen de le connaître, même quand il s’agit d’apprécier le mal qu’il a fait… ce qui parait toujours facile. M. Caro s’est bien gardé d’une vue si superficielle et si confiante. En détaillant, sous son analyse, l’individualité de Saint-Martin, il a compris que cette plante étrange avait pourtant sa racine dans le terrain de son siècle, et, pour qu’on ne pût s’y méprendre, il nous a retourné le siècle en quelques traits justes et profonds, et nous en a ainsi montré le fond et la superficie. Or, c’était une époque de mysticisme, autant et plus que les siècles dont on s’était le plus moqué. Voltaire ricanait là-bas, auprès de sa goutte d’eau ; mais le monde roulait son train éternel sous le souffle de la croyance, et de la croyance dévoyée, de la croyance insensée, superstitieuse et bête, parce qu’elle était individuelle, parce qu’elle était sortie du vrai dogme et de l’unité ! L’illuminisme s’étendait comme une longue nuée sur l’horizon intellectuel du temps. Il avait le vague de la nuée ; mais il en avait l’électricité. Il était partout. On ne le nommait pas partout par son vrai nom ; mais partout, du moins, il se sentait, et les esprits les plus matériels, les plus attachés aux angles des choses positives, [page 103] portaient ses invisibles influences, comme on porte une température.

En Allemagne, où l’on n’a pas plus peur des mots que des idées, il s’était hautement et fièrement organisé. Berlin avait vu naître une secte qui s’appela plus tard la secte d’Avignon et qui fut suivie de la grande société des « Éclaireurs » (Aufklærer), laquelle se répandit dans l’Allemagne entière et jusque sur les pics de la Suisse. M. Caro, — et nous prenons acte de ceci, venant d'un philosophe, — nous les donne pour les précurseurs de Hegel. Le chef influent de cette secte était le fameux Nicolaï, le libraire prussien, assez oublié à présent, qui tenait l’opinion, la critique et la littérature sous la triple fourche de la Gazette littéraire du d’Iéna, du Journal de Berlin et du Muséum Allemand. L’ascendant de Nicolaï à Berlin, Weishaupt, l’obtenait en Bavière. C’était un Proudhon en action qui devançait la théorie, comme les poètes devancent les poétiques, et qui voulait détruire tous les gouvernements. En Suisse, Lavater couvrait de je ne sais quelles vertus plus dangereuses que des vices, car elles font illusion, un mysticisme qui touchait à l’illuminisme allemand par une extrémité, et par l’autre la théurgie. Gasner, Cagliostro, Mesmer, ces puissants jongleurs, se jouaient de l’imagination et des passions de l’Europe incrédule... folle d’un besoin de croire qu’elle avait voulu supprimer. En Angleterre, il n’y avait pas, il est vrai, d’associations comme en Allemagne, mais une vogue immense entourait William Law qui commentait ce vieux Boëhm, si cher aux imaginations des races germaniques. En Suède, Swedenborg éclatait et jouissait d’une [page 104] autorité illimitée. En France enfin, le pays des railleurs où, « les torrents » de madame Guyon ne s’étaient pas écoulés sans laisser les fanges molles et chaudes du Quiétisme au fond de bien des âmes, les dispositions à une mysticité sans guide et sans appui étaient si grandes, que l’odieux jansénisme même, cette froide chose, arrivait aussi au mysticisme, non par la tendresse, mais par l’orgueil... Tel était en réalité le dix-huitième siècle quand apparut Saint-Martin.

Il ne fit aucun fracas tout d’abord, pas plus que depuis. C’était une intelligence recueillie, une espèce de sensitive de la pensée qui fleurissait pudiquement dans la solitude, la méditation et le mystère, et qui se rétractait avec trouble et presque honteusement sous le doigt si souvent familier, maladroit ou brutal, de la publicité. S’il eut des lueurs, —comme dit Madame de Staël, — il eut plus de parfums encore, et c’est qu’il est des fleurs dont le calice, à certains moments, semble verser de la lumière. Fleur rêveuse de mysticité, il ressemblait à une de ces fraxinelles, à une de ces capucines, timidement phosphorescentes comme on en trouve parfois le soir sur les murs disjoints des vieilles chapelles. Pénétré, dès sa jeunesse, des influences fatalement mystiques d’une société qui, comme le dit excellemment M. Caro, ne pouvait secouer le joug de ses croyances que pour tomber sous le joug de ses illusions, il ne monta point sur l’horizon intellectuel de son temps, comme un astre plein de puissance, mais il s’écoula furtivement, comme un rayon qui s’égare. Son nom même, il ne le donna point à la secte qu’il allait créer. Il le trouva et il le prit. Les Martinistes, chose singulière ! existaient [page 105] avant Saint-Martin. Un juif portugais, savant dans la cabale, nommé Martinez Pasqualis, avait fondé, en 1768, la secte des Martinistes, « vouée aux œuvres violentes de la théurgie, » et c’est de cette école que Saint-Martin fut le fils, mais bientôt le fils dissident. Martinez mort, il la modifia. Doué d’une âme qui fut son génie, on aurait pu dire de lui le mot charmant du vieux Mirabeau : « Qu’il était fait de la rognure des anges. » Mais, puisque des anges sont tombés, une telle rognure ne garantit pas les hommes ; et Saint-Martin, si chrétiennement né, se perdit. Certes, si l’Église a des mélancolies comme celles des mères, ce doit être en voyant se détacher d’elle des âmes comme celle de Saint-Martin. Déjà tout plein de Swedenborg, qu’il n’acceptait pas dans toute son audace, en relation avec le commentateur William Law, il lut Boëhm, et tout fut dit. Sa vocation et sa chute furent décidées. Voilà le plus grand événement de sa vie, dit-il, et il a raison. C’était en 1781. «  L’aurore naissante » de Boëhm, qui se leva dans l’éther de son âme, l’empêcha de voir cette autre et terrible aurore qui allait s’étendre sur le monde des réalités et dans le ciel sanglant de l’histoire. Biographe avec scrupule, M. Caro nous montre Saint-Martin, abrité contre la révolution française dans le désert intérieur de sa spiritualité, et, quand la tempête est passée, plus tard, en 1795, il suit avec un intérêt mêlé d’éloge le solitaire devenu homme public, répondant sur la question de l’enseignement, agitée alors officiellement par le Pouvoir, aux attaques cauteleuses de Garat, le rhétoricien de la sensation. M. Caro insiste beaucoup sur cette discussion, dans laquelle Saint-Martin déploya [page 106] une aptitude philosophique véritablement supérieure. Mais nous qui ne sommes ni professeur, ni philosophe, Dieu merci, nous à qui la suite des temps a trop appris que le Spiritualisme du dix-neuvième siècle fait autant de mal que le Matérialisme du dix-huitième, nous nous intéressons fort peu à ce débat entre Garat et Saint-Martin, à notre sens, le philosophe inconnu n’existe réellement que dans sa pensée religieuse, et c’est exclusivement là qu’il faut le surprendre et le chercher.

Et, nous le répétons, Caro l’y a saisi avec habileté. Il nous donné, en quelques pages pressées et pleines, toute la substance médullaire des doctrines de Saint-Martin. En les lisant, on est surtout frappé de cette idée que le dix-huitième siècle, dans sa haine contre le catholicisme, n’a pas seulement trouvé, pour la servir, des raisonneurs et des impies, comme l’affreuse société qui soupait contre Dieu chez D’Holbach, mais aussi des âmes d’élite, des cœurs tendres, aux intentions pures, de nobles esprits qui croyaient au ciel. Saint-Martin fut un de ces ennemis du catholicisme, qui le frappèrent d’une main chrétienne. Il avait, au plus haut degré, ce qui est le signe de l’hérésie depuis que l’hérésie est dans le monde, c’est-à-dire la haine du sacerdoce et la fureur de sa propre interprétation.

Qu’avaient de plus Luther et Calvin ? M. Caro, qu’il faut lire, si l’on veut connaître cet hérésiarque au petit pied, qui se croyait et se disait « né avec dispense, » et qui peut-être, hélas ! aurait été un saint, s’il avait eu l’obéissance, M. Caro tourne contre Saint-Martin tous ces grands arguments de l’Église contre [page 107] le protestantisme, qui, depuis Bossuet, sont notre musée d’artillerie. C'est qu’effectivement Saint-Martin n’est qu’un protestant modifié.

C’est un protestant par l’esprit, avec un tempérament catholique. Combinaison regrettable qui le rend plus dangereux et plus nuisible qu’un protestant !

En effet, pour nous dégoûter de l’erreur de son principe et de sa doctrine, le protestant a la sécheresse de sa raison et la superbe de son orgueil, Saint-Martin a l’imagination du poète, l’amour du croyant; et son orgueil est si doux (car il y a toujours de l’orgueil dans un chef de secte), qu’on le prendrait presque pour cette vertu qui est un charme et qu’on appelle l’humilité. Voilà par quoi, de son vivant, il a entraîné les âmes analogues à la sienne, qui sont, après tout, il faut bien le dire, la meilleure partie de l’humanité. Portées toujours en haut comme lui par leur aspiration naturelle, il a voulu créer pour elles un christianisme supérieur et indépendant. Il a oublié que, pour l’homme, l’abîme le plus terrible n’est pas celui qu’il a sous les pieds, mais celui qu’il a sur la tête, et que l’âme, comme le corps, meurt aussi bien de trop monter que de trop descendre. Tel a été le tort de Saint-Martin, et le reproche qu’on peut lui faire. Il a raffiné sur ce qui n’admet pas de raffinement, c’est-à-dire sur la vérité du catholicisme qui est la vérité absolue, et il a été dans l’ordre des choses religieuses ce que furent les Précieuses dans l’ordre des choses littéraires. Mais ce qui n’a que l’importance du ridicule en littérature, en religion devient criminel. Voilà pourquoi il faut être implacable pour [108] ces tentateurs d’une perfection impossible, et quand ils ont, comme Saint-Martin les avait, les séductions de la pureté dans le talent et dans la vie, il faut l’être pour leur génie, et même jusque pour leurs vertus.

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