1853 academie rouen

 1853 – Précis analytique des travaux de l’Académie de Rouen

Rapport au sujet du livre de M. Caro - Pages 509-522

Du Mysticisme au XIXe siècle ; essai sur la vie et les ouvrages de saint Martin, le philosophe inconnu.
Par M. Caro, professeur de philosophie au Lycée de Rouen

Rapport fait par M. Lévesque, et lu dans la séance du 18 juin 1853.

Messieurs,

Vous avez renvoyé à une Commission, composée de MM. l’abbé Picard, l’abbé Neveu et Lévesque, l’examen d’un ouvrage dont a fait hommage à l’Académie M. Caro, professeur de philosophie au Lycée de Rouen, et qui a pour titre : Du Mysticisme au XIXe siècle. Essai sur la vie et la doctrine de saint Martin, le philosophe inconnu. Je viens, au nom de cette Commission, qui certes aurait pu être ici bien mieux représentée, vous rendre compte du travail que vous lui avez confié.

Ce qu’il n’est peut-être pas inutile de constater tout d’abord, c’est que le livre de M. le professeur Caro, publié en 1852, a déjà subi l’épreuve de plus d’un examen. Dans plusieurs articles, insérés dans des journaux et des revues, il a été jugé ; il l’a été avec bienveillance et avec faveur. [page 510] Des écrivains graves, des critiques, dont le nom seul marque l’autorité, MM. John Lemoine et Armand de Pontmartin, n’ont pas hésité à écrire de M. Caro : l’un, que c’est un penseur judicieux et profond, que son Essai est une large et lumineuse étude ; l’autre, entre divers éloges, a écrit ces propres paroles : « ... Pour analyser et pour dessiner une physionomie aussi fine aussi délicatesse que celle de saint Martin, il fallait une main pleine aussi de délicatesse et de finesse ; il fallait en même temps un esprit droit et un jugement sûr, pour suivre impunément dans ses écarts cette imagination si doucement et si innocemment déréglée. Sous tous ces rapports, le livre de M. Caro est un modèle de critique saine et claire ; c’est un véritable service rendu à l’histoire de la philosophie. »

Tel est, Messieurs, le témoignage rendu au remarquable travail de M. Caro, et que je dépose avec plaisir en tête de ce rapport. Quant au sujet même de cette étude, celle de la vie et de la doctrine mystique de saint Martin, M. Caro, comme s’il eût eu besoin de justifier son choix, dans la crainte, comme il le dit, qu’au nom seul de saint Martin, on ne répondit avec dédain : c’était un illuminé, et que tout fût dit par ce seul mot, M. Caro, avant d’en appeler aux œuvres de saint Martin n’a pas cru inutile d’en appeler à des témoignages qui ne doivent pas assurément être suspects car, unanimes dans la faveur de leurs jugements, ils émanent d’esprits très divers et très opposés. C'est ainsi qu’il cite de Maistre, qui proclame saint Martin le plus instruit , le plus sage, le plus élégant des théosophes ; puis madame de Staël, qui lui trouve des lueurs sublimes ; puis M. Joubert, cette âme platonicienne, signalant saint Martin, dans son style pittoresque, comme ayant la tête dans le ciel, ajoutant, il est vrai, que ce ciel est quelque peu nébuleux ; puis, à côté de ces noms [page 511] illustres, Caro cite d’autres noms qui ne sont pas moins imposants ; Chateaubriand, M. Sainte-Beuve, ce critique si pénétrant, et enfin M. Cousin l’éloquent historien des idées, qui, en marquant à Saint-Martin une place d’honneur dans le groupe des mystiques français, affirme, sans hésiter, que « jamais le mysticisme n’a eu en Francs un représentant plus complet, un interprète plus profond et plus éloquent, et qui ait exercé plus d’influence. »

C’est donc du représentant du mysticisme en France, de son interprète le plus profond et le plus éloquent, de son chef ou son apôtre le plus influent, que M. Caro a fait son sujet d’étude, et, pour le dire en passant, je ne sais pas jusqu’à quel point un philosophe, dont le nom et la renommée ont reçu de tels témoignages, peut encore admettre la qualification qu’il s’était jadis donnée de philosophe inconnu. Quoi qu’il en soit, c’est du philosophe mystique qu’il s’agit ; c’est là l’œuvre qu’a entreprise M. Caro, et dans laquelle j’ai à le suivre, le plus rapidement et surtout le plus clairement que je pourrai.

Et d’abord, puisqu’il s’agit de mysticisme, il faut commencer par s’entendre sur le sens et la portée qu’il faut ici y attacher. « Le mysticisme, dit M. Caro, pris dans son sens le plus large, suppose un commerce direct de l’homme avec Dieu, une révélation de Dieu à l’homme. A ce compte toutes les religions positives sont des doctrines mystiques ; la religion chrétienne a ce caractère incontestable… Oui, il y a un vrai mysticisme, base de la religion, du dogme, du culte. Le fidèle, élevé au ciel sur l’aile de la prière, ne cherche pas dans le Dieu qu’il adore cet être chimérique qu’une métaphysique raffinée relègue dans la solitude, dans le néant plutôt de son inaccessible infini…

« Ainsi entendu, le mysticisme est l’âme de la religion, mais, le plus souvent, on donne à ce mot une [page 512] acception moins large ; il sert à désigner une disposition particulière, exclusive, de l’âme à la méditation religieuse, au recueillement dans la prière, au repos de la pensée dans la contemplation, le goût de l’extase enfin, qui est le propre de quelques natures délicates, nées plus spécialement pour les jouissances secrètes de l’amour divin...

« Mais il y a un autre mysticisme d’un caractère plus complexe, plus difficile à analyser, à coup sur très différent : c’est le mysticisme théosophique, qui ne contemple plus seulement, mais qui dogmatise sur les objets de la plus haute spéculation. Ses prétentions ne vont à rien moins qu’à la science absolue, totale, définitive. Il ne trouve pas seulement en Dieu le terme et l’objet de son ardent amour ; il trouve aussi en lui la source de toute science, l’inspiration, la connaissance suprême, l’explication de tous les mystères de la foi ou de la nature, la pleine lumière de la vérité. Ces mystiques, dont le nom a varié beaucoup avec la doctrine, sont les illuminés de toute secte et de tous pays, les apôtres des systèmes les plus bizarres, les philosophes hermétiques, les théosophes. C’est dans ce groupe de mystiques qu’il faut marquer la place des gnostiques, des docteurs de la kabbale, des magiciens du moyen âge, alchimistes ou astrologues, tous à la recherche du secret de la création, du grand œuvre ; les deux Van Helmont, Paracelse, Weigel, Robert Fludd, et les autres maîtres s de la science occulte. Plus tard, Boëhm, révélateur de tous les mystères, Swedenborg, l'ami des anges, le Christophe Colomb des mondes planétaires, Martinez Pasqualis, saint Martin. »

Ce mysticisme théosophique, car c’est de celui-là qu’il s’agit, ce mysticisme, dont saint Martin allait se faire l’apôtre ardent ! , inspiré, quel était son état dans la société [page 513] européenne à l’époque où celui-ci parut ? C’est une question que pose aussi M. Caro, comme un point dont la solution doit éclairer d’une vive lumière le sujet de son étude. Or, c’était en 1792 et 1793 que le philosophe inconnu entretenait, avec un de ses frères en mysticisme, la correspondance qui est restée l’expression la plus fidèle de son âme. Par une singularité assez étrange, mais qu’il faut admettre comme un fait, les âges du doute sont aussi ceux du mysticisme... « La superstition, dit M. Caro, est la dernière foi des siècles incrédules, tout ébranlement dans les convictions religieuses ou philosophiques a pour réaction nécessaire l’excessif engouement pour les folles doctrines qu’engendrent l’imagination exaltée et le sentiment sans règle Il semble, par une loi fatale, que l'homme ne puisse secouer le joug des croyances que pour retomber sous celui des 'illusions. »

C’est ce qui était arrivé à l’époque où parut dans le monde le mysticisme Alexandrin ; c’est ce qui, par la même cause et la même nécessité, arriva de même au XVe siècle : d’un côté, la société entraînée par une tendance fatale vers le doute épicurien ; tandis que, par une tendance contraire, elle réagit vers les rêves du mysticisme sous toutes les formes. Il faut lire, dans le livre même de M. Caro, quelques détails détachés du tableau général du mysticisme, en tant seulement qu’ils se rattachent intimement à son sujet. Il faut voir en Angleterre la vogue immense acquise au célèbre ministre anglican William Law, et surtout à ses deux livres : l’Appel sérieux à la vie dévote, et l'Esprit de la prière, ou bien ce qui arriva à saint Martin, qu’on conduisit près d’un vieillard nommé Best, qui avait la propriété de citer à chacun très à propos des passages de l’Ecriture, sans qu'il vous eût jamais connu, et qui, en voyant saint Martin, s'écria : il a jeté le monde derrière lui ! Il faut voir, en parcourant l’Europe, en Ecosse et [page 514] dans le pays de Galles, les phénomènes si connus de la seconde vue, second sight, cette anticipation merveilleuse sur les sens et sur l’avenir, dont Walter Scott, cet ingénieux conteur, a su tirer parti avec un art si simple et si charmant ; en Suède, le fameux Swedenborg, publiant ses idées étranges et ses visions fantastiques sur le Ciel et l’Enfer, d’après ce qu’il avait vu et entendu, et son curieux roman astronomique sur les Terres de l’Univers, où il racontait son voyage dans les planètes et sa conversation avec les Esprits ; en Allemagne, enfin, qui est comme le sol natal et la patrie naturelle de l'illuminisme, l’école du cordonnier Gorlitz, les écrits du conseiller Eckartshausen, sa Nuée sur le Sanctuaire, et sa Philosophie des nombres, et Kirchberguer [sic], le correspondant zélé de saint Martin, et le célèbre Franz Baader, son commentateur…

C’est dans ce milieu, partout agissant du mysticisme, que se place saint Martin ; c’est là qu’il faut avoir soin de le rétablir. Isolé de son cadre, dit M. Caro, il nous étonne ; en l’y replaçant, comme dans son élément naturel, bien des contradictions disparaissent, bien des obscurités s’éclairent... « Non, poursuit-il, saint Martin n’est pas ce qu’il semblerait être d’abord, un accident inexplicable dans l’histoire des idées, un phénomène solitaire dans le dernier siècle. Sa voie lui était tracée, son auditoire préparé ; des âmes inquiètes étaient de toutes parts en quête d’une foi nouvelle. Le siècle était habitué aux Messies. Saint Martin vient donner à la philosophie occulte sa dernière et sa plus haute expression… »

Ici, Messieurs, se placerait naturellement l’exposé de cette philosophie occulte, et, pour peu qu’on se plaise dans les profondeurs et les mystères de cette science, si ténébreuse pour les profanes, et dans laquelle il n’est pas bien sûr que les initiés ou même les maîtres arrivent [page 515] toujours eux-mêmes à se comprendre, on peut, avec M. Caro pour guide, suivre les hautes questions abordées et résolues par saint Martin. Pour moi, si l’Académie avait pu craindre un instant que j’eusse ici cette tentation, je me hâterais de la rassurer, et j’avoue sans peine que les hautes spéculations de l’auteur mystique, des questions de doctrine psychologique, des théories telles que celle sur Dieu, sur le monde divin, sur le démon ; ou bien encore sur l’origine, l’essence et la destination de la matière sur le symbolisme et la théorie des nombres ; tout cela me parait dépasser quelque peu les limites d’un rapport. Il y a, d’ailleurs, outre les obscurités qui couvrent ces matières mystérieuses et abstraites, une sorte d’obscurité systématique, qui tient à la double qualité de l’auteur mystique, aux deux personnes pour ainsi dire qu’il réunit en lui, et qui se contrarient et se combattent : l’écrivain et le directeur de conscience. De là, suivant M. Caro, « ce double caractère sous lequel s’offrent à nous ses ouvrages, ce style complexe, cette physionomie ambiguë de ses livres. On croit parfois qu’il a enfin adopté, avec la logique ordinaire, la langue de tous. Il semble que le théosophe va cesser de planer ; il marche comme un simple mortel. On suit, sans trop d’efforts, sa pensée qui se développe ; on finit le chapitre, et, chose merveilleuse, on a compris. Mais continuer la lecture, le théosophe va reparaître avec ses dogmes secrets, ses principes mystérieux, ses formules numériques. La pensée s’obscurcit, les initiés disent qu’elle s’élève et qu’elle s’éclaire : nous ne sommes pas des initiés. »

Un mot encore de M. Caro, pour achever de peindre le théosophe mystique, déjà si bien esquissé par son ingénieux pinceau. « Il semble, dit-il, que saint Martin veuille, de temps à autre, ouvrir les portes du temple [page 516] et déchirer les voiles ; mais une main invisible le retient toujours ; les portes se ferment, les voiles retombent, la nuit se fait... »

C’en est assez sans doute ; et, pour juger saint Martin il n’est nécessaire ni d’autres preuves, ni des exemples qu’il serait trop facile d’emprunter aux extraits cités par l’ingénieux auteur ; seulement, et avant d’en finir avec le système, il y a deux remarques à faire sur ce point, et qui ne sont pas sans intérêt : l’une qui est à l’honneur de saint Martin, c’est qu’il appartient tout entier et sans réserve à l’idée spiritualiste ; et pour preuve M. Caro rappelle la lutte franche et non sans courage qu’il soutint publiquement au mois de ventôse an III, à l’ouverture des écoles normales, contre le professeur Garat et contre son enseignement sensualiste et sceptique ; l’autre remarque, qui est d’un autre genre, c’est que, comme la plupart des écrivains mystiques spiritualistes saint Martin affecte de rattacher sa doctrine par un lien secret à la tradition chrétienne, ou tout au moins aux origines mosaïques A l’en croire sa théosophie est orthodoxe, plus orthodoxe même que l’Église ; mais quelle orthodoxie que celle qui refuse de reconnaître l’autorité de l’Église ? qui, à l’autorité de la parole révélée, transmise par la tradition, substitue je ne sais quelle tradition clandestine ou quelle méthode d’illuminisme expérimental ? Veut-on savoir de quels noms bizarrement assemblés se compose la petite église de saint Martin ? Cette liste, dit M. Caro, qui nous est transmise par un des amis de saint Martin, au premier volume des Œuvres posthumes, est curieuse dans son genre : « …Jésus-Christ y est reconnu comme le père des lumières surnaturelles, le chef invisible des vrais théosophes ; c’est lui qui a inspiré les mages, les Brahmes, Moise, les prophètes, Paracelse, Weigel, Boëhm, Swedenborg, Pasqualis. J’en passe, ajoute [page 517] M. Caro, et des meilleurs, comme Bacon et Léibnitz [sic], qui ne s’attendaient pas à faire figure en cette compagnie. L’Inde et la Chine y sont convenablement représentées. Pythagore, l’inventeur du ternaire et du quaternaire, y reçoit de grands honneurs. Sa théorie des nombres lui vaut une place éminente dans le Concile, à côté et tout près de Jésus-Christ. En est-ce assez, dit M. Caro, et la folie ne touche-t-elle pas à la profanation ?.... »

Après d’aussi étranges aberrations, aurait-on à s’étonner des folles et incroyables visions, non moins que des déplorables théories dans lesquelles l’auteur mystique finit par s'égarer ? Et une fois sur cette pente fatale, en dehors de la vérité, ce qui serait une étonnante merveille, ne serait-ce pas au contraire qu’il eût pu s’arrêter ? Pour abréger et pour arriver de suite à la conclusion, veut-on savoir quel est le dernier mot de saint Martin, le philosophe du spiritualisme, l’ardent adversaire de l’idée sceptique et sensualiste ? En métaphysique comme en morale, il arrive tout droit, ainsi que l’explique très bien M. Caro, au panthéisme : en métaphysique, en soutenant que l’homme n’est qu’une émanation et non une création de Dieu, ce qui est un retour aux dogmes de l’Orient, suivant lesquels le monde, l’homme, tout ce qui a été créé, n’est qu’une émanation de Dieu, c’est-à-dire la divinisation de la créature, sa consubstantiation avec Dieu ; en morale, par sa théorie sur le but final de l’homme, savoir : sa transformation en Dieu, son absorption dans l’unité, ce qui n’est rien moins que la destruction de la personne humaine, l’anéantissement de la volonté, de la liberté et de l'action.

Ecoutons maintenant M. Caro, jugeant cette doctrine de saint Martin : « .... Comment pourrions-nous, dit-il, en dernière analyse, la définir ? Œuvre d’une imagination puissante, d’un esprit audacieux et plein de [page 518] ressources, d’une âme éprise de l’absolu, cette doctrine n’est cependant qu’une tentative stérile. Saint Martin comme Boëhm, a tenté ce qu’aucune force de génie humain ne pourra jamais faire ; il a entrepris de concilier ces deux termes contradictoires, l’unité de substance et le dogme de la chute, le panthéisme et l’idée chrétienne. Qu’arriva-t-il ? C’est que, dans le développement du système, l’idée chrétienne disparaît de plus en plus pour faire place au panthéisme envahissant. La théosophie se proclame chrétienne : vaine prétention ; elle a se source à Alexandrie plutôt qu’à Bethléem. Poètes et prêtres plus que philosophes, ces mystiques ont reçu leurs hymnes de Pythagore, leur sacerdoce des temples d’Isis ; ils n’empruntent au christianisme que des formes et des mots ; le fond de leur doctrine revient à l’antique Orient ; leurs idées sont celles d’Hermès s’efforçant de parler la langue de la Genèse ou de l’Evangile. Éclectiques d’une nouvelle espèce et d’une audace inouïe, ils prétendent renouveler le christianisme en le retrempant aux sources des vieilles allégories, et, sur les débris du Vatican, bâtir le temple de la Gnose moderne, dont le vrai nom serait Babel, et la vraie dédicace : Au Dieu Inconnu. »

Tel est le jugement de M. Caro ; il est difficile, si je ne me trompe, de mieux penser et de mieux dire, de rien exprimer de plus judicieux et d’un style plus clair, plus noble et à la fois plus élégant.

Ce qui vaut mieux que la doctrine, c’est certainement la vie de saint Martin ; c’est comme un contraste qui n’est pas la chose la moins curieuse dans sa biographie. A côté des maximes spéculatives de l’écrivain mystique, qui, mises en action, pourraient, il faut l’avouer, légitimer de tristes, d’effrayantes conséquences ; sa vie, il faut le dire à son honneur, sa vie, qui fut toute d’abandon, de paix [page 619] et de spiritualisme l’a fait aimer de Dieu et des hommes. C’est le mot dont lui-même il se sert. Aussi, est-ce dans cette partie de son étude que l’auteur s’est surtout complu. Sévère pour le système, qu’il n'a pas hésité à condamner, il n’a plus que de l’indulgence pour l’homme, qui fut simple et bon… « Une seule idée, dit-il, dans son intelligence, Dieu ; un seul désir dans son cœur, Dieu encore ; un acte permanent de prière, ce fut là tout saint Martin... Il s’est trompé certainement sur des questions fondamentales ; mais sou erreur fut sincère ; c’était pour lui un autre moyen de trouver Dieu à sa manière, et comme une forme nouvelle de son adoration... Après tout, ne sont-ce pas, dit-il, de nobles âmes que celles qui, lasses de l’analyse et du doute, se réfugient dans l’extase, et vont ainsi chercher le suicide de la raison, non dans l’orgie des sens, mais dans l’ivresse du sentiment ? »

Je ne me lasse pas, Messieurs, de citer M. Caro, et si je n’avais déjà peut-être excédé les limites de ce rapport, et trop abusé, je le crains, de votre indulgente attention, j’aurais, avec grand plaisir, je l’avoue, suivi l’ingénieux et savant biographe de saint Martin, dans le récit de cette vie si simple, si uniforme, et pourtant si attachante… « non qu’elle emprunte son intérêt à ces mystiques terreurs, dont les légendes du moyen âge entouraient la figure des inspirés de ce temps-là, des magiciens. Saint Martin n’a rien de commun avec le docteur Faust et aucun méphistophélès [sic] ne vient nouer et dénouer autour de lui la trame miraculeuse de la fatalité. Il n’y a, dans cette existence vouée à la méditation, rien autre chose que des événements d’idées... » Mais, dans ces idées, quel charme touchant et sans égal ! dans cette vie intime, si simple, si modeste, si recueillie, toujours dirigée vers le même but, par la même pensée, quel modèle de douce [page 520] vertu !... « Aucune heure n’était stérile pour lui : il n’y avait pas, dans sa vie, de moments perdus ; il savait donner un sens à ses plus simples actions, et une portée aux détails de sa vie. C’est là un des traits distinctifs de ces hommes d’élite, qui semblent possédés d’une pensée unique. M. Gilbert, ami et disciple de saint Martin, aimait à raconter, sur les derniers temps de sa vie, les conversations qu’il avait eues avec le célèbre théosophe, et les longs entretiens qui remplissaient leurs promenades intimes. Ces promenades de saint Martin et de M. Gilbert rappellent, avec des noms moins célèbres, mais, à coup sûr, avec des méditations aussi hautes, les excursions champêtres de Rousseau et de Bernardin de «          Saint-Pierre, leurs courses du printemps au bois de Boulogne ou au mont Valérien. Saint Martin avait l’âme meilleure que Rousseau, et son intelligence ne le cédait à celle du Solitaire, ni en poésie ni en élévation... »

Ce qui occupe une grande place dans la vie de saint Martin, ce sont, outre ses relations et ses correspondances avec les maîtres en science mystique, ce sont ses amitiés intimes, presque toutes avec des femmes de haut rang, la duchesse de Bourbon, madame de Lusignan, madame de La Croix, si fameuse dans la secte par ses ravissements d’esprit, et enfin madame de Clermont-Tonnerre… « On a remarqué, dit M. Caro, que les esprits plus particulièrement portés aux idées mystiques semblent n’être attachés à la terre que par des liens fragiles. Ils ont un corps; mais ils s’en aperçoivent à peine, si ce n’est pour souffrir. La souffrance ou la faiblesse du corps dispose naturellement l’âme au mysticisme.... Saint Martin, mystique, avait au plus haut degré le tempérament de son esprit. Sa santé était débile, son corps chétif : il sentait les ressorts de sa vie fragile prêts à se briser à chaque instant... « On ne m’a, [page 521] disait-il d’une manière charmante et pittoresque, on ne m’a donné de corps qu’un projet.... » Aussi ses amitiés avec les nobles dames, dont j’ai tout à l’heure cité les noms, à l’exempte du grand et vertueux prélat que cette ressemblance rappelle, ne semblent-elles avoir eu d’autre caractère et d’autre lien que les sympathies de l’âme et les relations mystiques. Dieu était le lien de leur amitié, leur méditation. — C’est de la duchesse de Bourbon qu’il a pu écrire ces mots touchants : « J’ai pu l’aimer aussi purement que j’aime Dieu. » — .... »Le caractère tendre et timide du philosophe inconnu, sa sensibilité délicate, et aussi sa doctrine pleine d’aventures présentaient de plus à ses nobles amies un vif attrait… »

Telle a été, Messieurs, en résumé la vie de saint Martin, racontée par M. Caro d’une manière si touchante, avec un sentiment si tendre et si sympathique. Telle est aussi, autant que j’ai pu, dans une analyse rapide et sans couleur, essayer de vous la faire saisir, l’étude, trop modestement qualifiée d’Essai, dont le savant professeur de notre lycée vous a fait hommage. Faut-il maintenant tirer la conclusion ? Quant au mysticisme d’abord, la conclusion est-elle que ce soit un sentiment faux ? Bien au contraire, dit l’auteur, et je crois qu’il a raison ; il n’y en a pas qui ait sa racine plus avant dans le cœur de l’homme.... « Il vit, il se perpétue de siècle en siècle, il maintient la chaîne d’or à travers les générations ; mais là où est le vice radical du mysticisme, c’est qu’on ait voulu l’ériger en théorie. Fort tant qu’il s’appuie sur la réalité des phénomènes de l’âme en extase livrée aux vagues instincts de la sensibilité, tant qu’il les décrit et les analyse : impuissant et atonie, quand il s’efforce de leur donner un système. On aura beau faire, en effet, et c’est le dernier mot de M Caro, le sentiment ne sera jamais [page 522] la raison, le rêve ne sera jamais la science : de l’un à l’autre il y a l’infini, comme de Descartes à Boehm ou de Leibnitz à saint Martin. »

Et quant au livre de M. Caro, la conclusion, ne l'avez-vous pas, Messieurs, déjà formulée ? En écoutant les citations que je me suis plu à emprunter souvent, moins souvent encore que je ne l’eusse voulu, à sa remarquable étude, n’avez-vous pas été de l’avis des savants critiques dont je vous ai, en commençant, fait connaître le jugement ? Tel a été aussi l’avis de votre Commission ; elle aussi croit pouvoir dire, sans faire autre chose que d’être juste : il est peu de pages en philosophie plus solides, plus nettes, plus transparentes, que celles où M. Caro analyse le mysticisme ; il est peu de plumes plus que la sienne pleines de délicatesse et de finesse dans le récit de la vie de saint Martin ; il est enfin peu de livres d’une critique plus saine et plus claire, et dont l’auteur puisse promettre à la science de la philosophie plus de lumières, plus de vérités et plus de services.

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