Préambule

Saint-Martin est un auteur plus cité qu'il n'est connu. On croit être quitte à son égard quand on l'a jugé d'un mot : c'était un illuminé. Tout illuminé qu'il soit, nous ne croyons pas qu'il doive subir sans appel cette sentence du dédain ou du sarcasme. Il est digne, par certaines qualités éminentes, par les défauts mêmes de son esprit, l'excès d'originalité et de hardiesse, que la critique sérieuse s'arrête à ses œuvres, sans défaveur anticipée, sans parti pris d'avance de raillerie ni de mépris.

Il ne s'agit pas ici, on le sent bien, d'une apologie impossible. En fait de système, toute réhabilitation est plus ou moins un défi au sens commun, et la philosophie n'est pas faite pour les jeux d'esprit. Une science plus ingénieuse que saine peut bien de temps à autre, par un jeu habilement engagé et soutenu, défendre je ne sais quelle gageure contre la raison universelle qui a condamné un livre, et rendre quelque apparence de vie à une doctrine qui a vécu. [ page 2]

Ce sont là de belles passes d'armes littéraires, et l'exploit peut être brillant, la gageure gagnée à force d'industrie et d'esprit. Qu'en reste-t-il ? Une injustice de moins ? rarement ; un paradoxe de plus ? presque toujours. Le système théosophique de Saint-Martin a succombé dans la lutte des idées, et nous serons les premiers à démontrer que cette chute était inévitable ; mais il n'est pas tombé sans de nobles efforts. Qu'il soit condamné, c'est justice, mais non à l'oubli. Saint-Martin doit avoir son rang, un rang à coup sûr des plus honorables, dans l'histoire des mystiques.

De grands écrivains paraissent avoir pensé ainsi. Il ne semble pas qu'il soit hors de propos d'invoquer ici l'autorité de quelques noms célèbres qui puissent nous servir de témoins dans ce procès en révision, engagé, non pour absoudre Saint-Martin, mais pour le relever d'un discrédit injuste. Nous sentons qu'aux yeux de plusieurs personnes nous avons à nous justifier de la singularité de ce sujet d'étude. Avant d'en appeler aux œuvres mêmes de Saint-Martin, qu'il nous soit permis d'en appeler à quelques témoignages qui ne seront pas suspects, puisque nous rencontrerons, unanimes dans la faveur de leurs jugements, des esprits très divers et très opposés.

Ses contemporains les plus illustres ont tenu en notable estime l'homme et le penseur. M. de Maistre a consacré le dernier chapitre des Soirées à la réfutation des illuminés : Saint-Martin en emporte sa part, mais non sans de grands éloges. M. de Maistre, qui [3] connaissait de près ses œuvres, le proclame le plus instruit, le plus sage, le plus élégant des théosophes ; et cette appréciation si favorable n'est que justice : plus de sévérité eût été une sorte d'ingratitude. Nous verrons, dans la suite de cet essai, quel parti M. de Maistre a su tirer de l'étude qu'il a faite de Saint-Martin, et comment le célèbre écrivain a mis en circulation plus d'une idée originale et hardie, légitime propriété du Philosophe inconnu, mais en frappant ces idées à l'empreinte d'un talent plus fort, et les marquant pour la postérité d'une précision supérieure.

Mme de Staël fait de fréquentes mentions de Saint-Martin dans son livre de l'Allemagne ; elle l'honore d'un de ces jugements courts, mais significatifs, qui sont à eux seuls toute une gloire ; « M. de Saint-Martin, dit-elle, a des lueurs sublimes ». M. Joubert, cette âme platonicienne, goûtait les hautes aspirations du théosophe, et il exprime sa sympathie d'une manière vive et pittoresque, en disant que « Saint-Martin a la tête dans le ciel ». Il est vrai qu'il ajoute que ce ciel est quelque peu nébuleux. M. de Chateaubriand lui rend quelques honneurs dans ses Mémoires.

La critique du dix-neuvième siècle n'a pas non plus, dans ses représentants les plus autorisés, méconnu l'originalité de Saint-Martin, et l'élévation de sa pensée. M. Cousin, l'éloquent historien des idées, et M. Sainte-Beuve, ce critique si pénétrant, ont donné tous deux droit de cité au théosophe dans l'histoire de la philosophie nationale. [page 4]

M Cousin, dans la revue des systèmes philosophiques au dix-huitième siècle, qu’il définit avec une précision lumineuse en quelques traits de sa plume énergique et élégante, marque à Saint-Martin une place d'honneur dans le groupe des mystiques français : « Il est juste, dit-il, de reconnaître que jamais le mysticisme n'a eu en France un représentant plus complet, un interprète plus profond et plus éloquent, et qui ait exercé plus d'influence que Saint-Martin ». On sait d'ailleurs quel juge est M. Cousin en pareille matière. Personne n'a pénétré avec plus de grâce et plus de force que lui dans le secret de la pensée mystique.

Recueillons enfin le témoignage si précieux de M. Sainte-Beuve, dont la curiosité savante, et toujours en éveil, n'est restée étrangère à aucune particularité de notre littérature, ni à un seul détail de mœurs de la société française au dix-huitième siècle. On devine aisément que, séduit par la singularité brillante des théories de Saint-Martin, il a fait sérieuse connaissance, presque amitié, avec le bon théosophe. Il le traite avec une indulgence marquée; il semble même rechercher l'occasion de revenir sur sa personne ou ses écrits, et dans ses parallèles très intéressants de Saint-Martin avec M. de Maistre et Bernardin de Saint-Pierre, le critique affectueux développe quelques idées d'une piquante justesse sur la manière hardie dont l'illuminé jugeait la révolution et considérait la nature.

Nous ne parlerons ni des suffrages du roman qui, [page 5] dans quelques œuvres aventureuses, s'est servi plus d'une fois du nom de Saint-Martin, ni des enthousiasmes sincères que le théosophe a rencontrés au-delà du Rhin. Nous tenons les sympathies germaniques pour suspectes en pareille matière. L'idéalisme allemand s'est reconnu dans plus d'une page de Saint-Martin, et cette prédilection est encore du patriotisme.

Nous comprenons cette faveur de quelques nobles esprits pour Saint-Martin : sa vie porte au plus haut degré le caractère qui manque le plus aux existences variables et troublées de notre époque, l'unité. Une seule idée dans son intelligence, Dieu ; un seul désir dans son cœur, Dieu encore ; un acte permanent de prière, ce fut là tout Saint-Martin. Qu'il se soit trompé sur des questions fondamentales, nous serons les premiers à le reconnaître, à démontrer ses erreurs, à relever ses contradictions ; mais son erreur fut sincère : c'était pour lui un autre moyen de trouver Dieu à sa manière, et comme une forme nouvelle de son adoration.

Sévères pour le système, nous le montrerons assez, nous serons indulgents pour l'homme qui fut bon et simple. Ce sont après tout de nobles âmes que celles qui, lasses de l'analyse et du doute, se réfugient dans l'extase, et vont ainsi chercher le suicide de la raison, non dans l'orgie des sens, mais dans l'ivresse du sentiment. [page 6]

Un mot sur les travaux spéciaux dont Saint-Martin a été l'objet. Le nombre en est très restreint. En 1831, M. Guttinguer a publié un petit recueil de pensées choisies dans les œuvres de Saint-Martin, et particulièrement dans l'Homme de Désir. Mais il s'est appliqué, dans le choix qu'il a fait des morceaux, et dans la courte préface qu'on lit en tête de l'opuscule, à mettre en lumière le tour religieux et chrétien de la pensée de Saint-Martin, plutôt que le caractère philosophique de sa doctrine, le plus original à coup sûr et le plus curieux. Saint-Martin, dans ce petit livre, fait la figure d'un mystique très orthodoxe, ce qui est loin de la vérité. Il n'y a, pour s'en assurer, qu'à mettre en regard de cet opuscule les articles distingués publiés par M. Moreau, d'abord dans une Revue, puis réunis en volume. L'auteur s'y préoccupe à peu près exclusivement de la question théologique. Il juge dans Saint-Martin moins le philosophe que l'hérétique ; à ce point que son livre semble être le commentaire habile de la critique esquissée à grands traits par M. de Maistre, dans les dernières pages des Soirées. Cette question a son intérêt, sans doute, mais elle ne dispense pas d'une exposition générale de la doctrine, ni d'une critique philosophique.