stebeuve causeries02 1855 - Causeries du Lundi (Tome dixième) de Charles-Augustin Sainte-Beuve,

Paris.
Garnier frères, libraires,
Palais Royal, 215
Rue des Saints Pères, 6 
M DCCC LV 

Article : Saint-Martin - Le Philosophe inconnu - 2e partie, pages 222-223

bouton jaune Saint-Martin - Le Philosophe inconnu - 2e partie, pages 222-223

« L'utilité de Saint-Martin était toute dans la conversation intime, dans la discussion fine des questions religieuses et morales qui s'agitaient alors. Je ne trouve pas qu'à cet égard ses contemporains distingués aient assez songé à profiter de lui. M. de Chateaubriand, par exemple, qu'il eut occasion de voir vers l'époque d'Atala et du Génie du christianisme, et à qui il adressa de belles observations critiques dans son Ministère de l'Homme-Esprit (observations que M. de Chateaubriand ne lut jamais) ; n'avait gardé de Saint-Martin qu'un souvenir inexact et infidèle ; il lui est arrivé de travestir étrangement, dans un passage des Mémoires, la rencontre qu'il eut avec lui ; et lorsqu'il eut été averti par moi-même que Saint-Martin avait parlé précisément de cette rencontre et en des termes bien différents, il ne répara qu'à demi une légèreté dont il ne s'apercevait pas au degré où elle saute aujourd'hui à tous les yeux. Il parle de lui absolument comme si c'était [223] un sorcier avec qui on l'eût fait dîner (6). »

 Note 6

Voici le petit récit de Saint-Martin, si parfaitement simple, et si honorable pour M. de Chateaubriand :

« Le 27 janvier 1803, j'ai eu une première entrevue avec M. de Chateaubriand, dans un dîner arrangé pour cela chez M. Neveu à l'École polytechnique (alors au Palais-Bourbon). J'aurais beaucoup gagné à le connaître plus tôt : c'est le seul homme de lettres honnêtes avec qui je me sois trouvé en présence depuis que j'existe ; et encore n'ai-je joui de sa conversation que pendant le repas : car aussitôt après parut une visite qui le rendit muet pour le reste de la séance, et je ne sais quand l'occasion renaîtra, parce que le Roi de ce monde a grand soin de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui ai-je besoin, excepté de Dieu ?… » [Mon Portrait, 1095].