1892.Lescure1892 - Adolphe Mathurin de Lescure - Le comte Joseph de Maistre et sa famille : 1753-1852

Le comte Joseph de Maistre et sa famille
1753-1852

Études et portraits politiques et littéraires

Adolphe Mathurin de Lescure

Paris
Ancienne maison Charles Douniol
H. Chapelliez et Cie Libraires-éditeurs
29, rue de Tournon

1892

Chapitre VI - Les Œuvres et les idées de Joseph de Maistre. Extrait, pages 386-396

[Nous avons inséré entre crochets des paragraphes dans le texte]

[Saint-Martin]

[...] il est certain que l'examen des idées de Joseph de Maistre a surtout aujourd'hui un intérêt rétrospectif et spéculatif. Elles gardent une importance considérable comme sujet d'étude et valeur d'opinion. Et cette importance est plus extrinsèque qu'intrinsèque. Elle tient surtout à la qualité morale de l'homme et à la qualité littéraire de l'écrivain, très supérieure, selon nous, au philosophe. On peut en juger par la fortune très différente de la sienne, d'un homme qui a eu, avant de Maistre, plus d'une de ses idées, mais qui n'a pu mettre à leur service une force de caractère et un attrait de talent pareils à ceux de Joseph de Maistre, dont il n'a été que le précurseur. Quelques critiques lui ont attribué à tort, selon nous, un rôle plus important. Ils ont voulu faire de Joseph de Maistre un imitateur, un plagiaire même de M. de Saint-Martin, qui s'intitulait lui-même le philosophe inconnu. Ils ont disputé à Joseph de Maistre la paternité de son système, l'originalité de ses idées. C'est même là un premier point à examiner de près, une première question à vider, à l'honneur, croyons-nous, de Joseph de Maistre. [page 387]1880 journal des savants

[Imputation de plagiat]

Cette accusation, sinon formelle, du moins cette imputation de plagiat qui a emprunté quelque crédit à l'autorité de son auteur, et encore plus à la difficulté pour le lecteur d'apprécier un débat qui roule sur des confrontations de pièces que l'accusateur a seul sous les yeux a été formulée par M. Franck, membre de l'Institut et professeur au collège de France (1). Disons tout de suite qu'elle a été énergiquement et, selon nous, victorieusement réfutée par notre prédécesseur dans la biographie de Joseph de Maistre, M. Amédée de Margerie (2).
Sainte-Beuve avait d'ailleurs depuis longtemps, mais sans entrer dans la discussion de fond et à titre seulement de curiosité critique, signalé certaines remarquables analogies ou coïncidences d'idées entre Saint-Martin et Joseph de Maistre.
Et tout d'abord, ce que personne n'a encore dit ou du moins assez dit et avec preuves à l'appui, comme nous allons le faire, c'est que Joseph de Maistre, qui était bien loin de penser qu'on pût jamais voir dans Saint-Martin son initiateur et son maître, allégation qui eût bien étonné Saint-Martin lui-même, n'a jamais fait mystère de ses relations assez intimes pour qu'il les connût à fond tous les deux, avec l'homme et le philosophe.

[Opinion de Maistre sur Saint-Martin]

Dès le 12 juillet 1790, il écrivait en termes plaisants, à sa sœur Thérèse [3], son opinion sur l'Homme de désir et son auteur, opinion alors assez optimiste, et [page 387] que l'expérience devait un peu modifier. A propos d'un accès de colique qui avait alarmé la sollicitude fraternelle, il s'écriait en riant.1861 maistre lettres inedites

« O pomme indigeste ! plût à Dieu que le serpent t'eût mangée et qu'il en fût crevé! Je ne croyais pas arriver par cette transition à l'Homme de désir, m'y voilà cependant ; car, au fond, tout son livre est sur la pomme. Tu dis donc que ce prophète te paraît tantôt sublime, tantôt hérétique, tantôt absurde. Le premier point ne souffre point de difficulté. Je te nie formellement le second, et je m'engage à soutenir son orthodoxie sur tous les chefs, même sur celui de l'Assemblée nationale, qu'il condamne clairement. Sur le troisième point, je n'ai rien à te dire ou, si tu veux, je te dirai qu'il est très certain qu'avec une règle de trois on ne peut pas faire un ange, pas même une huître, ou un savant du café de Blanc ; ainsi le prophète est fou s'il a voulu dire ce que tu as cru ; mais s'il a voulu dire autre chose, qu'il s'explique : c'est son affaire. En attendant, ma très chère, tu peux sans inconvénient entreprendre une seconde lecture. Revois est là pour te garder de l'enthousiasme : va seulement. »

Vingt-six ans plus tard, en janvier 1816, Joseph de Maistre, à propos de la fameuse Convention chrétienne, qui consacrait les principes sur lesquels était fondée la Sainte-Alliance en termes où il voyait sans hésiter une inspiration de l'illuminisme dont Alexandrie était profondément imbu, écrivait à son ministre, M. de Vallaise [4], une lettre pleine de détails curieux sur les illuminés et leur doctrine qu'il connaissait à fond pour l'avoir longtemps étudiée dans les hommes qui étaient leurs chefs, et dans les ouvrages qui étaient les bréviaires de la secte.

« Je suis si fort pénétré des livres et des discours de ces hommes-là, déclarait-il, qu'il ne leur est pas possible de placer dans un écrit quelconque une syllabe que je ne reconnaisse. » [page 389]

Et en quelques lignes magistrales, il distinguait entre les aspirations et les intentions des diverses écoles à tort confondues sous la rubrique générale d'illuminés, bien que le caractère et le but des doctrines fût fort différent.

« Il n'y a pas de mot dont on abuse davantage. On s'est accoutumé à ranger sous ce nom tous les gens qui professent des doctrines secrètes ; de sorte qu'on en était venu à donner le même nom aux disciples de Weishaupt en Bavière, qui avaient pour but de leur association l'extinction générale du christianisme et de la monarchie, et aux disciples de Saint-Martin, qui sont des chrétiens exaltés. »

Chrétiens exaltés fort dangereux que ces partisans du christianisme transcendantal, ennemis de tout sacerdoce et de toute hiérarchie et dont le triomphe eût été le renversement de l'Église : car

« la haine ou le mépris de toute hiérarchie est un caractère général de tous ces illuminés, au point que Saint-Martin, avec toute la piété dont ses livres sont remplis, est cependant mort sans appeler un prêtre [5]. »

Et voilà l'homme qu'on a voulu présenter comme le précurseur et l'initiateur du plus ardent et du plus éloquent défenseur de l'Église et de la hiérarchie catholique.

Dans une autre lettre au même comte de Vallaise, du 25 avril-6 mai 1816, sur ce même sujet particulièrement cher et familier à Joseph de Maistre, nous trouvons une anecdote qui nous semble décisive : car elle nous montre Saint-Martin lui-même reniant et répudiant celui qu'on prétendrait lui donner pour disciple.

« Il m'arriva jadis de passer une journée entière avec le fameux Saint-Martin, qui passait en Savoie pour se rendre [page 390] en Italie. Quelqu'un lui ayant demandé depuis ce qu'il pensait de moi, il répondit : C'est une excellente terre, mais qui n'a pas reçu le premier coup de bêche. Je ne sache pas que dès lors, personne m'ait labouré; mais je ne suis pas moins enchanté de savoir comment ces messieurs labourent. Au reste, Monsieur le comte, quoique je ne sois qu'une friche, cependant le bon Saint-Martin a eu la bonté de se souvenir de moi et de m'envoyer des compliments de loin.

[Justification de de Maistre]

La philosophie politique de Joseph de Maistre, fruit des méditations et des expériences douloureuses de son exil de Lausanne, lui appartenait bien en propre et, en dehors des rencontres inévitables de plusieurs esprits occupés à la fois des mêmes sujets, n'a pas plus emprunté à Saint-Martin qu'à Mallet du Pan, qu'il a connus et pratiqués l'un et l'autre, dont il a parlé avec l'impartialité de l'indépendance et du désintéressement, sans jamais reconnaître en eux des maîtres ou des créanciers. Or il n'était homme à nier ni une leçon ni une dette.

Ce qui achève de rendre la démonstration décisive, c'est le simple rapprochement des dates. Si les Considérations sur la France sont, comme publication, de 1796, elles sont, comme composition, bien antérieures. On suit les phases de cette incubation, de cette composition dans la correspondance de Joseph de Maistre. C'est ainsi qu'il donne, dans une lettre au baron Vignet des Étoles, datée de Lausanne, 22 août 1794, le plan et jusqu'à la table des chapitres de son ouvrage sur la Souveraineté, qui contient tout son système politique, et notamment les principes et les idées qu'on prétend qu'il aurait empruntés à Saint-Martin, lequel les a émis dans des ouvrages postérieurs. [page 391]

La cause est entendue, peut-on dire, rien que sur cet exposé, qui ne dispense pas de lire, d'ailleurs, l'excellent plaidoyer de M. de Margerie. M. Adolphe Franck n'a pas eu lui-même l'initiative ni la priorité, bien que nous ne voulions pas lui contester l'originalité des conclusions qu'il tire de ces rapprochements entre l'œuvre de Saint-Martin et celle de Joseph de Maistre. Bien avant lui, un autre philosophe, encore plus disert, avait remarqué et signalé les analogies et les coïncidences d'idées sur lesquelles M. Franck a échafaudé une accusation de plagiat dont il garde tout seul la lourde paternité.

Car ce n'est pas M. Caro [6] qui la lui disputera, étant, lui, demeuré dans les justes bornes de la critique et n'ayant eu garde, même dans un ouvrage entièrement consacré à Saint-Martin, de céder à la partialité naturelle du biographe pour son héros, au point de contester à Joseph de Maistre l'originalité de ses idées et de son style. Le but et les moyens de Saint-Martin, dans son plan et dans son système, sont trop différents, en effet, du but et des moyens du plan et du système de Joseph de Maistre pour qu'on puisse raisonnablement établir une corrélation, une solidarité entre le partisan de la révolution et son adversaire, l'ennemi du sacerdoce et le défenseur de l'Église.1882 Margerie Maistre

« Le sénateur des Soirées, remarque justement M. de Margerie, s'il n'appartient pas lui-même à quelqu'une des sectes que l'on confondait sous ce nom, - et nous ajoutons qui, de l'avis de Joseph de Maistre, devaient aboutir au catholicisme, - exprime souvent leurs pensées et s'associe volontiers à leurs rêveries ; en le faisant parler, l'auteur montre et veut montrer à quel point il est familier avec leur langage et leurs tendances »,

et il appelle Saint-Martin

« le [page 392] plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes. »

Et voilà l'homme qu'on a voulu présenter comme le précurseur et l'initiateur du plus ardent et du plus éloquent défenseur de l'Église et de la hiérarchie catholique.

Dans une autre lettre au même comte de Vallaise, du 25 avril-6 mai 1816, sur ce même sujet particulièrement cher et familier à Joseph de Maistre, nous trouvons une anecdote qui nous semble décisive : car elle nous montre Saint-Martin lui-même reniant et répudiant celui qu'on prétendrait lui donner pour disciple.

« Il m'arriva jadis de passer une journée entière avec le fameux Saint-Martin, qui passait en Savoie pour se rendre [page 390] en Italie. Quelqu'un lui ayant demandé depuis ce qu'il pensait de moi, il répondit : C'est une excellente terre, mais qui n'a pas reçu le premier coup de bêche. Je ne sache pas que dès lors, personne m'ait labouré; mais je ne suis pas moins enchanté de savoir comment ces messieurs labourent. Au reste, Monsieur le comte, quoique je ne sois qu'une friche, cependant le bon Saint-Martin a eu la bonté de se souvenir de moi et de m'envoyer des compliments de loin. »

[Justification de de Maistre]

La philosophie politique de Joseph de Maistre, fruit des méditations et des expériences douloureuses de son exil de Lausanne, lui appartenait bien en propre et, en dehors des rencontres inévitables de plusieurs esprits occupés à la fois des mêmes sujets, n'a pas plus emprunté à Saint-Martin qu'à Mallet du Pan, qu'il a connus et pratiqués l'un et l'autre, dont il a parlé avec l'impartialité de l'indépendance et du désintéressement, sans jamais reconnaître en eux des maîtres ou des créanciers. Or il n'était homme à nier ni une leçon ni une dette.

Ce qui achève de rendre la démonstration décisive, c'est le simple rapprochement des dates. Si les Considérations sur la France sont, comme publication, de 1796, elles sont, comme composition, bien antérieures. On suit les phases de cette incubation, de cette composition dans la correspondance de Joseph de Maistre. C'est ainsi qu'il donne, dans une lettre au baron Vignet des Étoles, datée de Lausanne, 22 août 1794, le plan et jusqu'à la table des chapitres de son ouvrage sur la Souveraineté, qui contient tout son système politique, et notamment les principes et les idées qu'on prétend qu'il aurait empruntés à Saint-Martin, lequel les a émis dans des ouvrages postérieurs. [page 391]

La cause est entendue, peut-on dire, rien que sur cet exposé, qui ne dispense pas de lire, d'ailleurs, l'excellent plaidoyer de M. de Margerie. M. Adolphe Franck n'a pas eu lui-même l'initiative ni la priorité, bien que nous ne voulions pas lui contester l'originalité des conclusions qu'il tire de ces rapprochements entre l'œuvre de Saint-Martin et celle de Joseph de Maistre. Bien avant lui, un autre philosophe, encore plus disert, avait remarqué et signalé les analogies et les coïncidences d'idées sur lesquelles M. Franck a échafaudé une accusation de plagiat dont il garde tout seul la lourde paternité.

Car ce n'est pas M. Caro [6] qui la lui disputera, étant, lui, demeuré dans les justes bornes de la critique et n'ayant eu garde, même dans un ouvrage entièrement consacré à Saint-Martin, de céder à la partialité naturelle du biographe pour son héros, au point de contester à Joseph de Maistre l'originalité de ses idées et de son style. Le but et les moyens de Saint-Martin, dans son plan et dans son système, sont trop différents, en effet, du but et des moyens du plan et du système de Joseph de Maistre pour qu'on puisse raisonnablement établir une corrélation, une solidarité entre le partisan de la révolution et son adversaire, l'ennemi du sacerdoce et le défenseur de l'Église.

« Le sénateur des Soirées, remarque justement M. de Margerie, s'il n'appartient pas lui-même à quelqu'une des sectes que l'on confondait sous ce nom, - et nous ajoutons qui, de l'avis de Joseph de Maistre, devaient aboutir au catholicisme, - exprime souvent leurs pensées et s'associe volontiers à leurs rêveries ; en le faisant parler, l'auteur montre et veut montrer à quel point il est familier avec leur langage et leurs tendances », et il appelle Saint-Martin « le [page 392] plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes ».

1859 Maistre RussieLe dernier de ses Quatre chapitres sur la Russie, publiés en 1859 par son fils, et qui forment un Mémoire, écrit en 1811 par Joseph de Maistre, à la demande de son ami le comte Rosomowski, ministre de l'instruction publique, est une étude ex professo sur l'illuminisme et ses variétés, depuis la plus inoffensive, à laquelle appartenait Saint-Martin, jusqu'à la plus malfaisante, qui est celle de Weishaupt et des loges bavaroises. Enfin, M. de Margerie cite une lettre inédite, du 28 novembre-10 décembre 1816, qui contient ceci :

« Je consacrai jadis beaucoup de temps à connaître ces messieurs (les illuminés), je fréquentai leurs assemblées ; j'allai à Lyon pour les voir de plus près ; je conservai une certaine correspondance avec quelques-uns de leurs principaux personnages. Mais j'en suis demeuré à l'Église catholique, apostolique et romaine, non cependant sans avoir acquis une foule d'idées dont j'ai fait mon profit. »
[Rappelons à ce sujet que Joseph de Maistre a été membre du Régime Écossais Rectifié et qu’il fût même Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte !]

Joseph de Maistre, en effet, tira profit de sa connaissance approfondie des idées des illuminés, non pour se les approprier, mais pour les combattre, et il est, en effet, politiquement et religieusement, le plus redoutable adversaire et contradicteur des systèmes de Saint-Martin, sans tout combattre, sans tout critiquer en eux, sans plus dissimuler ce qui divise le philosophe inconnu et lui que ce qui les rapproche. Et, sans dissimuler aussi, mais en confessant sa sympathie pour certaines tendances de l'illuminisme russe, surtout celle qui, selon lui, doit aider à la propagation du catholicisme en Russie et à la réunion des deux Églises, qui est un de ses rêves, un de ses dadas [page 393] chimériques, et plus qu'il n'en convient.

[Analogie entre les deux auteurs]

De l'analogie entre certaines parties du système de Saint-Martin et certaines autres du système de Joseph de Maistre, de certaines affinités et de certaines sympathies entre ces deux esprits si différents à une supposition de plagiat, de la part du plus puissant, du plus original des deux, il y a loin, bien loin, et M. Caro s'était bien gardé de s'exposer aux dangers de cette pente insidieuse, sur laquelle a maladroitement glissé M. Franck, qui n'aime pas Joseph de Maistre et n'était pas fâché de lui en donner la preuve. Mais il y a des occasions décevantes, et celle que le professeur au collège de France a saisie avec trop d'empressement lui reste dans la main, où elle s'évanouit, bulle de savon prise pour bulle d'or.

[L'étude de M. Caro]

1852 CaroM. Caro fait ressortir d'assez nombreuses analogies entre les idées de Saint-Martin et celles de Joseph de Maistre, notamment sur ou plutôt contre la souveraineté du peuple, sur la révolution, etc. Il pense, comme Sainte-Beuve, qu'il n'est pas invraisemblable que Joseph de Maistre ait pu lire, vers 1796, la lettre de Saint-Martin sur la Révolution. Nous pensons même qu'il est probable qu'il l'a lue, à cette époque ou plus tard. Mais peu importe. Il n'y a jamais eu de doute sur ce point, qu'on peut considérer comme acquis, que Joseph de Maistre a connu les idées de Saint-Martin, lu ses ouvrages. De là à leur avoir fait, sans les citer, de larges emprunts, de là à les avoir plagiés, il y a loin, et ce n'est pas du tout la conséquence, l'effet nécessaire de ce fait qu'il les a connus.

Après avoir analysé les idées de Saint-Martin, M. Caro confesse qu'elles n'aboutissent qu'à des chimères, qu'elles sont frappées de la stérilité des utopies de cabinet. Il ajoute : [page 394]

« Supposez maintenant qu'un génie vigoureux s'empare de ces germes et les féconde; qu'une pensée mâle entrevoie dans ces ténèbres quelques lueurs et les recueille; qu'un écrivain supérieur, faisant la part de l'enfantillage et de l'idée spécieuse, donne à ces théories une expression plus claire, et s'efforce de les rapprocher des conditions de la réalité ; vous aurez M. de Maistre à la place de Saint-Martin. »

S'il semble au critique, mais c'est là une simple hypothèse de sa part, que de Maistre,

« qui cite une seule fois Saint-Martin, avec de grands éloges, le loue plus souvent bien davantage encore en l'imitant d'assez près, en le traduisant presque et sans le citer » [Caro, op.cit. idem],

il s'empresse de reconnaître

« qu'alors même, il constate une sorte de propriété par l'éclat de l'expression et la nouveauté puissante du style » [ibidem].

Cette marque de propriété, ce témoignage d'originalité, s'accusent et s'accentuent bien davantage quand on compare les conclusions des deux systèmes :

« Nous avons dit tout d'abord que M. de Maistre semble avoir fait un travail d'élimination nécessaire dans l'œuvre du théosophe. Ses principes sont souvent identiques, ses raisonnements analogues ; mais les différences se marquent assez dans les conclusions. Les théories de Saint-Martin aboutissent à des rêves ; rien de plus. Celles de M. de Maistre ont été plus d'une fois instituées en idées gouvernementales et traduites en actes très déterminés. L'école de Saint-Martin est une école de théosophes, et son empire ne va pas au-delà de quelques imaginations exaltées ; l'école de M. de Maistre est une école de politiques, et il semble qu'elle ait encore toute la force et toute la vitalité des premiers jours. L'une s'est éteinte dans son obscurité native : l'autre a été plus d'une fois au pouvoir. » [Caro, op.cit., p.280]

La conclusion de M. Caro, un peu contradictoire en ce qu'il voit un mystique et presque un illuminé dans [page 395] Joseph de Maistre, ce raisonneur si pratique pourtant, qui cherche toujours à donner un effet à la cause, et un résultat à l'idée peut sembler plus digne de considération, lorsqu'elle cherche à faire sortir de son isolement un philosophe qu'on a regardé à tort « comme un penseur à part et sans tradition ». Joseph de Maistre a beaucoup vu, beaucoup lu, beaucoup retenu. Il n'a pas travaillé comme Saint-Martin, in abstracto. Il est sorti du nuage pour faire participer son système des bénéfices de la science et de l'expérience. Son érudition immense n'a fait fi d'aucune idée de valeur. Il en a emprunté plus d'une, il le dit expressément à Machiavel, « toujours bon à consulter, dit-il, hormis dans les cas où il conseille l'assassinat ». Il a pris son bien comme Molière, et avec plus d'analogie, Montesquieu, partout où il l'a trouvé. Mais il a timbré cette monnaie refondue et refrappé à l'empreinte de son génie.

« Il a sa part d'invention sans doute, confesse M. Caro, une part très considérable; mais là encore le mysticisme se fait jour. »

[La citation de Caro est celle-ci (page 285-286) :
« Après cela, est-il téméraire de conclure ? On a trop souvent fait à M. de Maistre cet honneur de le considérer comme un penseur à part et sans tradition. Nous ne croyons pas qu'il en soit ainsi. M. de Maistre est de l'école des mystiques non contemplatifs, mais spéculatifs, qui construisent des théories et sont des systèmes dans toute la liberté du sens individuel. Il essaie , par un coup hardi, de rattacher ses idées au dogme précis du catholicisme. Est-ce un théologien, cependant ? Non; jamais dans son immuable sagesse la théologie catholique n'adoptera la [page 286] périlleuse responsabilité de quelques théories des Soirées de Saint-Pétersbourg. Est-ce un philosophe ? Encore moins : il fait peu d'état de Descartes et de la raison ; il attaque l'expérience dans Bacon, la philosophie partout. Ni théologien, ni philosophe, mais mystique. Il tient des illuminés le dédain pour la science positive, la hardiesse de l'hypothèse, la libre méthode des pressentiments, l'accent prophétique. Il s'empare de quelques idées de Saint-Martin, et les porte presque à la hauteur du génie. Il a sa part d'invention sans doute, une part très considérable ; mais là encore le mysticisme se fait jour. »]

Enfin, prononçant le mot décisif, il reconnaît qu'il en est du système politique de Joseph de Maistre comme du système historique de Montesquieu. Ici nous ne chicanerons plus, et nous reconnaîtrons volontiers à notre tour que Joseph de Maistre peut avoir agi envers Saint-Martin comme Montesquieu envers Saint-Évremond ou Saint-Réal. Il a fait oublier son père, c'est-à-dire qu'il a fait sien, par le génie et le style, un système dont il a pu trouver quelques pièces dans ces idées traditionnelles qui sont comme l'héritage commun de tous les grands esprits et que certains fécondent et vivifient de façon à couvrir de leur paternité toutes les autres.

« Le génie, en effet, comme le [page 396] dit M. Caro, ne se fait pas tout seul, et il y a toujours pour lui, dans un coin parfois oublié de l'histoire, une théorie, une idée où il a pris naissance. Un système est sur ce point comme un homme : il a eu son enfance et son enfance, un berceau (7). »

Soit, mais on peut voir combien la thèse raisonnable et modérée de M. Caro diffère de la thèse injuste et téméraire de M. Franck.

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