1882 Margerie Maistre1882 - Amédée de Margerie  - Le comte Joseph de Maistre

Le comte Joseph de Maistre : sa vie, ses écrits, ses doctrines, avec des documents inédits

par Amédée de Margerie (1825-1905)

Doyen de la faculté catholique des lettres de Lille
Ancien professeur de philosophie à la faculté des lettres de Nancy

Paris

Librairie de la Société bibliographique
Maurice Tardieu Directeur
195, boulevard Saint-Germain

1882

Appendice II : Une accusation de plagiat - Pages 429-442

1880 journal des savantsM. Franck, membre de l'Institut et professeur au Collège de France, a publié dans le Journal des Savants (avril-mai 1880), à propos d'un livre de M. Ferraz, deux articles sur Joseph de Maistre. À travers bon nombre de jugements fort éloignés des nôtres, on y peut constater la puissance croissante avec laquelle les écrits du grand penseur catholique s'imposent à l'attention de ses adversaires, et le changement que la publication des Lettres et Opuscules a décidément apporté aux appréciations qui ont pour objet l'homme lui-même, sa physionomie et son caractère.

Mais le travail de M. Franck contient une assertion qui en est la thèse fondamentale et qu'il est nécessaire de discuter. Cette assertion n'est rien moins, pour appeler les choses par leur nom, qu'une imputation de plagiat. Selon le savant professeur, [page 430] toutes ou presque toutes les idées qui ont fait la renommée des considérations et des Soirées appartiennent à Saint-Martin, ce singulier théosophe ou illuminé qui signait ses livres : Le philosophe inconnu. Joseph de Maistre les lui aurait prises sans le dire, et n'y aurait guère ajouté du sien que son style. — C'est un véritable procès en contrefaçon qui ne peut être jugé que sur pièces.

Nous ferons remarquer d'abord que Joseph de Maistre n'a jamais dissimulé les relations qu'il avait eues pendant les années qui précédèrent la Révolution française avec ceux qu'on appelait les Illuminés, ni le soin curieux qu'il avait pris d'approfondir leurs doctrines et de pénétrer leur esprit. Le sénateur des Soirées, s'il n'appartient pas lui-même à quelqu'une des sectes que l'on confondait sous ce nom, exprime souvent leurs pensées et s'associe volontiers à leurs rêveries; en le faisant parler, l'auteur montre et veut montrer à quel point il est familier avec leur langage et leurs tendances. Leur nom,- et très particulièrement celui de Saint-Martin, qu'il appelle « le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes modernes, » vient très souvent, avec de curieux détails, dans sa correspondance soit privée, soit diplomatique (1). [page 431]

1859 Maistre RussieLe dernier de ses quatre chapitres sur la Russie, publiés en 1859 par son fils (2), est une étude ex professo sur l'illuminisme et ses variétés, depuis la plus inoffensive, à laquelle appartenait Saint-Martin, jusqu'à la plus malfaisante, qui est celle de Weishaupt et des loges bavaroises. Enfin je trouve dans une lettre inédite (28 novembre/10 décembre 1816) la note que voici :

« Je consacrai jadis beaucoup de temps à connaître ces Messieurs (les Illuminés). Je fréquentai leurs assemblées ; j'allai à Lyon pour les voir de plus près; je conservai une certaine correspondance avec quelques-uns de leurs principaux personnages. Mais j'en suis demeuré à l'Église catholique, apostolique et romaine, non cependant sans avoir acquis une foule d'idées dont j'ai fait mon profit. »

On le voit, loin de cacher sa « science de l'illuminisme, » il l'affichait pour ainsi dire avec complaisance; il en parlait à qui voulait l'entendre, et je crois, pour ma part, qu'il s'exagérait un peu le profit qu'il en avait tiré. Et ainsi tombe devant les faits cette accusation de plagiat qui n'eût jamais dû voir le jour à propos d'un tel homme et d'un tel caractère. Quiconque a vécu, par la lecture, dans le commerce de ce parfait honnête homme était en droit d'affirmer d'avance qu'elle était mal fondée; il [page 432] pouvait dire : Je n'en sais rien, mais j'en suis sûr. Après cette première enquête, il peut dire : J'en suis sûr, et je le sais.

Ce point éclairci, qui était moralement le principal, reste à savoir si et dans quelle mesure M. Franck est fondé à attribuer à Saint-Martin la paternité des principales idées de Joseph de Maistre, c'est-à-dire de son jugement sur la Révolution française, de sa théorie des lois fondamentales et des constitutions naturelles, de sa doctrine de la Providence. Sur ces trois articles, nous reproduirons intégralement ou nous analyserons fidèlement les pages du Journal des Savants.