1852 - L'Université catholique

1852 univesite catholiqueL’Université catholique, recueil religieux, philosophique et littéraire, paraissant sous la protection spéciale de Mgr de Salinis, évêque d’Amiens et sous la direction de M. l’abbé Gerdet, vicaire général d’Amiens. – de M. le comte de Montalembert, l’un des quarante de l’Académie française. – de M. Bonnetti, de l’Académie de la Religion catholique de Rome et de la société asiatique de Paris.
Liste alphabétique des auteurs dont les travaux sont entrés dans le présent volume 
Tome XXXIV de la collection - 2e série. – Tome XIV.
Paris, au bureau de l’Université catholique, rue de Babylone, n° 10 (Faub. S. G.) - 1852

Bibliographie. Compte-rendu du livre de Louis Moreau, pages 193-196.

Le philosophe inconnu : Réflexions sur les idées de Louis Claude de Saint-Martin le Théosophe ; suivies de fragments d’une correspondance inédite entre Saint-martin et Kirchberger, par Louis Moreau. Paris chez Lecoffre rue du vieux colombier n°89.

Saint-Martin fut un de ces esprits qui ressentirent le plus profondément l’incohérence et le vide de l’enseignement philosophique et rationnel, tel que l’avaient fait les philosophes Cartésiens et Malebranchistes des siècles derniers. Les efforts qu’il fit pour sortir de cette voie et rentrer dans la voie traditionnelle des vérités primitives, sont dignes de l’étude de tous les penseurs. C'est donc un service que M. Moreau, le traducteur des[page 194] Confessions et de la Cité de Dieu, de saint Augustin, a rendu aux hommes qui veulent étudier la marche de la polémique religieuse vers la fin du siècle dernier. M. Moreau ne se borne pas à reproduire et à faire connaître le théosophe ; il l’explique et au besoin le corrige. Voici un passage qui est tout à fait de circonstance puisqu’il traite la grande question de savoir si l’homme seul est susceptible d’acquérir la connaissance philosophique, comme le prétendent les professeurs de philosophie même catholiques.

« Je n’exige pas d’un libre penseur qu’il attelle son indépendance au joug de l’Écriture; mais j’ai le droit d’exiger qu’il substitue autre chose que des rêves métaphysiques aux dépositions de ce témoin antique de toutes les origines. Il est loisible à Voltaire de se moquer de la Bible, mais il n’est pas permis à Condorcet de la passer sous silence. »

» Quoi de plus téméraire, en effet, que ces essais de restitution des temps anté-historiques, fondés sur le bon plaisir de l’esprit particulier ? Condorcet nous dit encore avec le même sang-froid : « L'invention de l’arc avait été l’ouvrage d’un homme de génie ; la formation d’une langue fut celui de la société entière...(Note 1: [Esquisse d’une table historique des progrès de l’esprit humain. In- 18, p. 20] » Il disait un peu plus haut : « Des hommes de génie, des bienfaiteurs éternels de l’humanité, dont le nom, dont la patrie même, sont pour jamais ensevelis dans l’oubli, observèrent que tous les mots d’une langue n’étaient que les combinaisons d’une quantité très limitée d’articulations premières. Ils imaginèrent de désigner par des signes visibles non les idées ou les mots qui y répondent, mais ces éléments simples dont les mois sont composés. »

« A merveille. Mais d’abord comment peut-il rendre un compte si précis des procédés logiques employés par ces hommes de génie dont il ne sait ni le nom, ni la patrie, ni le siècle où ils ont vécu ? Et puis, s’il fait honneur de l’invention du langage à la société entière, où est la raison de ne pas accorder aussi à la société entière l’invention de l’écriture ? Ou bien, pourquoi ne pas attribuer la découverte de l’écriture à tous, et celle du langage à quelques-uns ? L'une de ces suppositions n’est ni plus ni moins aventureuse que l’autre. Mais ce que je ne puis assez admirer, c’est qu’en posant toujours comme point de départ l’état sauvage, l’on rattache aux temps voisins de ce triste berceau de l’humanité d’incomparables inventions et telles que les civilisations les plus florissantes n’en ont jamais su produire de semblable : l’invention de l’écriture, celle du langage et l’institution de la société civile. Car, selon la philosophie du dernier siècle, la société elle-même repose de temps immémorial sur une convention qui [195] impliquerait dans les hommes grossiers, jouets de leurs passions et de leurs appétits, une singulière prévoyance et une métaphysique politique fort déliée, puisque, aux termes de l’hypothèse, cette convention aurait stipulé l’aliénation d’une certaine portion de la force et de l’indépendance personnelle au profit d’un pouvoir public et d’une liberté générale. La contradiction est évidente (Note 2 : [Helvétius trouvait le principe de l’ordre social dans les besoins et la prévoyance naturels à l’homme : hypothèse parfaitement réfutée par l’état constant d’imprévoyance et de misère des véritables sauvages.]). Et toutefois les meilleurs esprits y sont tombés, le penseur comme le déclamateur, Montesquieu comme Rousseau. Car Montesquieu lui-même va chercher aussi dans les forêts l’homme naturel, l’homme antérieur à rétablissement des sociétés. C’est qu’en définitive il s'agissait moins de donner au problème des origines une solution véritable que d’en exclure les solutions admises ; il s’agissait moins d’établir solidement l’éducation progressive de l’homme par lui-même que d’interdire à Dieu le souci des choses humaines. »

« La fièvre antireligieuse peut seule expliquer cette manie de refaire a priori l’histoire primitive de l’homme. Comment, en effet, concevoir que, obstinément engagés dans une voie de spéculations vaines, des esprits supérieurs s’amusent à tracer du commencement du monde ces étranges tableaux qui ne présentent ni une preuve, ni une date, ni un nom ? Comment concevoir que, négligeant Dieu dès le principe comme un terme inutile, et dédaignant le milieu social et traditionnel dont on ne saurait se dégager sans sortir des conditions qui sont faites à l’intelligence pour atteindre le vrai, l’observateur prenne l’homme comme une abstraction, le retire de la sphère vivante des actes humains, pour ériger en faits les développements hypothétiques qu’il lui prête ; à peu près comme on étudierait les chimériques évolutions d’un germe inconnu, en commençant par le soustraire à l’action des éléments sans lesquels il ne se peut qu’il devienne ce qu’il doit être ? Il fallait donc, je le répète, qu’il y eût à cette intempérance de rêveries manifestes un motif et un dédommagement : de puissants esprits ne sont jamais assez dupes de l’erreur pour affronter naïvement 1’absurde et l’impossible.

« En abordant l’examen contradictoire de ces questions redoutables, Saint-Martin prend pour point de départ l’homme même, et c’est par l’observation intérieure qu’il prétend arriver à l’explication de l’homme et des choses. « On a voulu, dit-il, expliquer l’homme par les choses et non les choses par l’homme, » et cependant l’homme est la clef des choses. L’âme de l’homme est le miroir universel ; miroir terni et brisé, mais que [page 196] par ses brisures mêmes et ses ténèbres, témoigne de toutes les lumières qu’il devrait concentrer et réfléchir. « Les vérités fondamentales, dit encore Saint-Martin, cesseraient de nous paraître inaccessibles si nous savions saisir le fil qui nous est sans cesse présenté ; parce que ce fil, correspondant de la lumière à nous, remplirait alors le principal objet qu’elle se propose, qui est sans doute de nous rapprocher d’elle et de réunir les deux extrémités. »

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